« Écrire l’Histoire » serait, selon Goethe, une recette « pour se libérer du passé ». C’est d’une certaine façon ce qu’a tenté de réaliser l’école du Bauhaus – littéralement « maison du bâtiment »  au XXe siècle en Allemagne. Dans cette école, qui fête cette année son centenaire (den 100. Geburtstag feiern), les étapes de l’enseignement s’ouvraient sur la destruction des idées académiques en vue de l’ouverture de l’esprit des élèves, au cours d’une formation pratique et formelle de quatre ans. Ce courant est souvent méconnu malgré l’influence (der Einfluss) qu’il a pu avoir à l’époque, ainsi que l’héritage sous-jacent qui imprègne aujourd’hui encore une partie du monde occidental.  En quoi consiste-t-il et comment est-il né ? Quel fut le dialogue entre la société allemande de l’époque et les acteurs de ce mouvement ? En d’autres mots : que retiendrons-nous du Bauhaus ? 

Retour sur les origines du Bauhaus

Considérer le Bauhaus comme une simple école est une métonymie. Le Bauhaus est un esprit, une utopie. Son histoire s’inscrit dans celle plus globale de la république de Weimar, de l’Europe et des utopies occidentales du début du XXe siècle. Cette célèbre école d’enseignement artistique visait, entre autres, à moderniser l’habitat et l’architecture grâce à une fusion des arts plastiques, de l’artisanat (das Handwerk) et de l’industrie. Ainsi, Walter Gropius, architecte de formation considéré comme le fondateur de l’école, écrivait dans son manifeste (das Manifest) : « Architectes, sculpteurs, peintres, tous, nous devons retourner à l’artisanat ». Pour lui, il était nécessaire (notwendig) de détruire ce « mur hautain entre les artisans et les artistes » et d’avancer dans un projet commun (gemeinsam). Et contrairement à ce que préconisent les académies traditionnelles, l’art ne devait plus être le privilège d’une élite. L’école physique du Bauhaus n’a vécu que quatorze ans. Elle est née en 1919 à Weimar et a été dissoute en 1933, suite à la montée du nazisme. Son existence a été chaotique. Fermée en 1924 pour difficultés économiques, elle a été contrainte de déménager à Dessau
– d’autres villes comme Mannheim étaient candidates pour son accueil – dans un bâtiment illustrant les idéologies de l’époque et de Walter Gropius : tout de verre, une nouveauté qui a émergé au XIXe siècle. En 1932, après un nouveau déménagement en direction de Berlin, elle a dû fermer ses portes. L’école était un véritable village connu pour ses fêtes – réputées pour les costumes qu’on y voyait alors – et son innovation créatrice.

Walter Gropius ou encore Johannes Itten ne sont pas les seuls noms retenus de cette époque et de cette école. De nombreux artistes (Künstler) de l’avant-garde et artisans (Handwerker) enseignaient et supervisaient les ateliers ensemble – on retrouve l’idée du projet commun. Parmi eux, des pointures à l’instar de Paul Klee, Wassily Kandinsky et Oskar Schlemmer – en théâtre –, moins connu du grand public. Les élèves ou « apprentis » (Lehrlinge) étaient formés par des « maîtres » (Meister) et ils pouvaient devenir des « compagnons » (Gesellen) ou « jeunes maîtres » (Jungmeister).

Né dans l’urgence de la reconstruction (der Wiederaufbau), le Bauhaus se défendait d’être politique, mais on lui prêtait tout de même une telle dimension. Et il ne faisait pas l’unanimité au sein de la société. Certains voyaient dans la critique de son style la preuve de son succès. La situation d’après-guerre lui a donné une raison d’exister : penser la vision de la société future, mais il l’a également freinée. Par exemple, en 1930, pour des raisons économiques, les balcons des logements de la cité de Dessau-Törten n’ont pas été construits, ce qui a constitué une blessure artistique. Le Bauhaus a provoqué dialogue et divisions dans la société. Son caractère international et libéral lui a attiré les foudres des nationalistes qui asseyaient leur pouvoir à cette époque. Ils redoutaient également son idéologie potentiellement communiste. En 1925, il a été décidé d’écrire seulement en minuscules au Bauhaus dans un souci d’économie et de modernité. Ce signe distinctif a permis aux nationalistes de détruire les lettres adressées à l’école. 

Dialogue avec la société

Le dialogue entre le Bauhaus et la société (die Gesellschaft), au sens large, débute dans son héritage. Ses sources d’inspiration (die Inspiration) sont variées. Y figure notamment l’organisation des chantiers des cathédrales (compagnonnage) du Moyen-Âge (das Mittelalter). On retrouve le système de transmission du XIIIe siècle « maître-compagnons-apprentis » dans l’organisation hiérarchique de l’école et l’absence de hiérarchie entre artiste et artisan, caractérisant ce même siècle. Comme au Moyen-Âge, l’organisation des métiers est perçue comme une communauté œuvrant dans une unité, conformément à l’idée de l’« œuvre d’art totale sous l’égide de l’architecture » chère à Gropius. Sur la couverture de son manifeste, une gravure représente une cathédrale gothique réinterprétée. Cette dernière constitue une forme d’expression de la nostalgie (die Nostalgie) du Moyen-Âge. Les arts d’Asie caractérisés par la recherche de formes simples et l’usage des matériaux dans les objets du quotidien ont également influencé le Bauhaus. Les pensées taoïstes ont été par ailleurs déterminantes pour des artistes tels que Johannes Itten ou Wassily Kandinsky (eux-mêmes « Meister » à l’école). Il serait impossible de répertorier exhaustivement tous les héritages, mais parmi les plus importants, on citera tout de même : les modernités allemandes, les « Arts and Crafts » britanniques et les utopies viennoises (dont Wiener Werkstätte). 

L’école du Bauhaus est née dans la ville de Goethe et Schiller, mais aussi dans un contexte historique et politique particulier. C’est la fin de la guerre, l’Allemagne est exsangue (ausgeblutetes Deutschland), en proie à des difficultés d’ordre matériel et politique. Les quatorze années d’existence de la république de Weimar coïncident avec celles du Bauhaus. Et la république de Weimar représente un essai démocratique entre la monarchie autoritaire et un régime totalitaire. Ainsi, le Bauhaus correspond à l’esprit de tentative d’émancipation de l’époque et les tentatives  allemandes des années 1920 pour repenser l’environnement de vie d’après-guerre. Certes « Bauhaus » vient de « bauen » (construire) et « Haus », mais l’environnement à construire n’est pas que matériel. Il s’agissait de reconstruire des bâtiments et des objets du quotidien abordables, fonctionnels et esthétiques, mais aussi de repenser le fonctionnement de la société en se servant des composantes industrielles et technologiques de la nouvelle société de l’époque.

Le Bauhaus est souvent érigé en symbole de la résistance aux nazis et en opposant à la bourgeoisie, mais la réalité est plus complexe que cela. En témoigne une polémique récente liée au Centenaire : tous les membres du Bauhaus n’ont pas rejeté le régime. Récemment, la question s’est posée quand il a fallu répertorier les « réalisations architecturales » des élèves du Bauhaus. Peut-on, au même titre que le siège de l’UNESCO ou une station de ski, qualifier les baraquements du camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau d’héritage architectural du Bauhaus ?  La désignation peut être discutable, mais une chose est certaine, c’est la participation en 1940 de Fritz Erl à leur conception. Fritz Erl, figure éminente du Bauhaus, y a étudié l’architecture de 1928 à 1931 avant de devenir membre des Waffen-SS pendant la guerre. Il est intéressant d’observer une assimilation erronée entre les opposants au Bauhaus et la bourgeoisie. Le mouvement étant hérité de l’initiative d’un certain Henry Van de Velde qui avait, au préalable, trouvé une entente avec le Grand-Duc Wilhelm Ernst qui lui, recherchait un redressement économique néanmoins compatible avec une vision artistique et culturelle nouvelle. Si le Bauhaus s’est nourri de différentes époques, il a également marqué (prägern)  les suivantes jusqu’à nos jours. 

Le Bauhaus, héritage réel

Le Bauhaus est devenu et demeure une source d’influence pour les architectes et designers du monde entier. Ainsi, il est avant tout un héritage immatériel, parfois presque spirituel.

Le Bauhaus donne une fausse impression d’unité (tandis que certains collaboraient avec le régime nazi, d’autres ont été contraints de fuir et interdits d’exercer). L’absence d’unité a obligé les différences (die Unterschiede) à coexister et a été source d’un dialogue permanent. Le Bauhaus est donc intrinsèquement une utopie, au même titre que son ambition de faire émerger une nouvelle société dans l’immédiat d’après-guerre. Cela n’a toutefois pas empêché de repenser les conditions d’existence matérielles en cohérence avec l’esprit des années 1920 allemandes et ses réflexions demeurent universelles. Ses rapports à la société ont toujours été forts – et ont évolué avec elle  et, de sa création à aujourd’hui, il intègre les grandes questions sociétales à l’instar de la condition de la femme (sans pour autant les résoudre).

La condition de la femme constitue un bel exemple du rôle ambigu du Bauhaus dans l’évolution de la société et de son héritage.  La question de l’égalité des sexes s’est posée dès cette époque et se pose encore actuellement. Le Bauhaus qui a voulu insuffler des idées très nouvelles et libérales, parfois en avance sur leur temps, s’est montré très conservateur sur ce point. Il n’a pas, contrairement aux idées reçues, favorisé l’indépendance de la femme, bien au contraire. Cela peut paraître d’autant plus surprenant que la liberté absolue d’apprendre pour les femmes était ancrée dans la nouvelle constitution de la république de Weimar. Les femmes étaient ainsi acceptées à l’école du Bauhaus, mais Gropius les cantonnait aux classes de tissage. Oskar Schlemmer se vantait même que « là où il y a de la laine, il y a aussi une femme ». Les femmes ont ainsi dû se battre au sein du Bauhaus comme au sein de la société pour leurs droits. Encore une fois, cela a donné lieu à des affrontements théoriques au sein de l’école – tout comme la secte Mazdaznan. Ce sont ces affrontements qui ont été cruciaux dans l’élaboration de la modernité du XXe siècle en Allemagne et plus largement en Europe occidentale. La vision humaniste du Bauhaus a donc été en quelque sorte respectée puisqu’à travers ces affrontements, presque tous les aspects de la vie sociale ont pu être discutés (même si ce n’est pas qu’à travers l’art).

L’héritage (die Erbschaft) du Bauhaus est également matériel. Encore aujourd’hui, Tel-Aviv constitue le fleuron de l’héritage du Bauhaus à l’international. Dans les années 1930, 4 000 bâtiments ont été construits sur les principes du Bauhaus. D’une certaine façon, la fermeture de l’école, en entraînant la fuite des élèves et des professeurs, a favorisé l’expansion de l’esprit du Bauhaus dans le monde entier ! C’est grâce à cela que l’on observe des résurgences actuelles de cet esprit. On pourra citer pour exemple le phénomène « Nuit debout » qui fait écho au besoin constant d’espaces publics de création et d’innovation politique pour le peuple ou encore la situation politique en Espagne avec la nécessité de repenser la société. Cet héritage est incontestable et plus facile à identifier que l’immatériel. En effet, les recherches du Bauhaus ont favorisé le développement (die Entwicklung) de l’expressionnisme (Expressionismus), du folklore, de l’art populaire primitif et même du photomontage et du constructivisme ! Toutefois, son influence n’est pas la seule puisque d’autres mouvements tels que le Dadaïsme ont été déterminants à la même époque. Dans tous les cas, le Bauhaus est une école qui s’est nourrie des tendances avant-gardistes de son époque et qui a contribué dans le même temps à leur développement. Il est par ailleurs complexe de savoir s’il faut parler d’elle au passé ou considérer qu’elle est toujours bien vivante.

Conclusion 

Avec son style dépouillé, sa simplicité et sa volonté d’efficacité, le Bauhaus entendait changer la vie quotidienne (das Alltagsleben). En d’autres termes, l’art devait faire avancer la communauté, servir l’« homme nouveau », une utopie caractéristique de l’après-guerre. On retiendra que :

  • Le Bauhaus n’était pas qu’une simple école, mais également une utopie fortement influencée par la confiance en l’avenir (progrès de la technologie, sciences, progrès social et en matière d’égalités) caractéristique du XXe siècle.
  • Le Bauhaus était beaucoup moins unitaire qu’on ne l’imagine. Il a été le reflet des grandes tendances de son époque (standardisation, reconstruction, libéralisme) mais ses membres avaient parfois des conceptions politiques et des croyances très éloignées. Ce sont ces différences qui ont fait la richesse profonde du mouvement.
  • L’école a officiellement fermé en 1930, mais en fuyant, les disciples de ce mouvement en ont répandu l’esprit. L’héritage du Bauhaus est donc toujours vivant et autant matériel qu’immatériel.