Dans cet article, nous nous penchons sur un texte fondateur de l’éthique animale, écrit par le philosophe Jeremy Bentham.

Quelques mots sur Bentham et son livre

Bentham est un philosophe britannique du XVIIIe siècle. Il est généralement considéré comme le père de l’utilitarisme, philosophie politico-morale dont le principe fondamental est la maximisation du bonheur.

Le texte que nous allons étudier se trouve dans l’Introduction aux principes de la morale et de la législation, livre dans lequel Bentham pose les bases de la philosophie utilitariste pour en déduire, comme le titre l’indique, un ensemble de principes moraux d’une part, et un ensemble de principes législatifs d’autre part.

Il est à noter toutefois que l’extrait que nous allons étudier, en dépit de son importance historique et de sa postérité philosophique, n’est qu’une note de bas de page de Bentham, qui par ailleurs n’aborde pas vraiment la question animale dans le livre.

Le thème

Le thème de ce texte est le statut moral de l’animal.

La question

Bentham se pose la question suivante : faut-il prendre en compte le bonheur animal au même titre que le bonheur humain ?

Les enjeux

Pour bien comprendre l’intérêt de la question, il faut saisir ses enjeux. À l’époque où Bentham écrit, la philosophie, notamment sous l’influence du cartésianisme, tend à affirmer une différence fondamentale entre les hommes et les animaux, et tend soit à nier purement et simplement la capacité de sentir de ces derniers, soit à considérer qu’elle ne doit pas être prise en compte du point de vue moral. La note de Bentham vise à lutter contre ces idées, qu’il considère comme des préjugés, afin de faire entrer l’animal, comme il se doit, dans la sphère de nos préoccupations éthiques.

La thèse

Bentham soutient que, dans le cadre de nos considérations éthiques, les sensations de plaisir et de douleur des animaux doivent être prise en compte à égalité avec celles des hommes.

Le plan du texte

Dans la première partie de l’extrait, Bentham explique pourquoi, dans les faits, les êtres humains n’ont jusqu’à présent eu aucune considération pour les intérêts des animaux.

Dans la deuxième partie, Bentham montre que si le traitement que les humains appliquent aux animaux se limitait à les manger ou à les tuer pour se défendre, il ne serait pas moralement répréhensible.

Dans une troisième et dernière partie, Bentham soutient qu’en revanche les souffrances gratuites qui sont infligées aux animaux sont inacceptables, car tout être pourvu de sensibilité doit, moralement, être considéré à égalité avec les autres.

I – La question de fait : pourquoi ne considérons-nous pas les intérêts des animaux ?

1) Le principe de l’égale considération des intérêts

La note de Bentham s’ouvre sur la question suivante, qui est la question à laquelle répond cette première partie du texte :

Pourquoi leurs intérêts ne sont-ils pas, universellement, tout autant que ceux des créatures humaines, considérés en fonction des différences de degré de sensibilité ?

Cette question montre en filigrane à quel principe moral Bentham souscrit : c’est le principe selon lequel les intérêts de tout être sensible doivent être pris en compte au même titre que ceux de tous les autres.

Si Bentham évoque ici des « différences de degré de sensibilité », ce n’est pas pour instaurer une inégalité morale entre certains êtres sensibles et certains autres, mais simplement pour rappeler que la capacité à souffrir n’est pas aussi développée chez tous. Une huître souffre vraisemblablement moins qu’un singe.

Ce n’est pas une raison pour mépriser sa souffrance, dont on doit se soucier autant que de celles des autres animaux. Mais cela doit nous pousser à l’évaluer justement, et lui accorder le poids correct dans nos calculs éthiques : la quantité de souffrance d’une huître torturée est moins élevée que la quantité de souffrance d’un singe torturé. Dans une perspective utilitariste, cela implique que, si tel acte infligé à deux huîtres produit (du fait de leur faible sensibilité) une certaine souffrance qui représente une quantité de 2 unités de souffrance, tandis que tel autre acte infligé à un singe en représente 10, il vaut beaucoup mieux, si l’on n’a pas le choix, faire souffrir les deux huîtres plutôt que le singe. La souffrance totale sera ainsi minimisée.

Autrement dit, il faut considérer également les intérêts de tous les êtres sensibles, mais aussi, à cette fin, les évaluer ou les quantifier aussi exactement que possible, le but final étant de maximiser le solde net de plaisir de la totalité des êtres sensibles.

2) De la crainte à une législation injuste envers les animaux

La question que pose Bentham est de savoir pourquoi, jusqu’à maintenant, nous n’avons pas respecté ce principe moral. La réponse qu’il donne est la suivante :

les lois existantes sont le travail de la crainte mutuelle ; et les animaux les moins rationnels n’ont pas disposé des mêmes moyens que l’homme pour tirer parti de ce sentiment.

Autrement dit, si nous sommes immoraux dans notre attitude envers les animaux, c’est parce que nos législations ne sont pas fondées sur une réflexion éthique dépassionnée. Elles sont au contraire fondées sur un affect négatif, à savoir la crainte que nous éprouvons originellement pour les animaux en général du fait du danger qu’ils représentent pour nous. Pour nous protéger contre ce danger, nous avons établis des lois qui nous autorisaient à leur infliger tous les traitements imaginables, sans considération aucune pour leurs intérêts. C’est donc par peur des animaux que nous avons des lois injustes envers eux.

Les animaux, de leur côté, craignent aussi les hommes. Mais leur infériorité rationnelle ne leur a pas permis de s’organiser aussi efficacement contre les hommes, d’où le fait que, globalement, nous les opprimions, et non l’inverse.

II – Nous pouvons manger les animaux et nous défendre contre eux

Dans la partie précédente, Bentham répondait à la question de savoir pourquoi, dans les faits, nous ne prenons pas en compte les intérêts des animaux. Nous avons vu que c’était parce que, à l’origine, ceux-ci représentaient un danger pour nous. Nous allons maintenant envisager la question la plus importante du texte, la question morale :

Pourquoi leurs intérêts ne devraient-ils pas être considérés ? On n’en peut donner aucune raison.

La question est de savoir si nous devrions prendre en compte la souffrance animale, et Bentham répond par l’affirmative. Mais avant de justifier cette position éthique, il la précise par les deux nuances importantes qui suivent. Ces deux nuances font de Bentham ce qu’on peut appeler un animaliste modéré. Ces deux nuances, nous allons le voir, présupposent un cadre de pensée utilitariste.

1) On peut manger les animaux

La première précision que Bentham apporte à sa thèse selon laquelle il faut prendre en compte les intérêts des animaux est que, néanmoins, nous pouvons les manger. Deux arguments viennent soutenir cette idée.

L’argument central est que « nous nous en trouvons mieux », et qu’« ils ne s’en trouvent jamais pire ». On retrouve ici le schéma utilitariste, qu’on peut développer comme suit : si Jeremy mange un cochon, le solde net de plaisir est maximisé, car le plaisir que Jeremy prend à manger le cochon est plus grand que la souffrance ressentie par le cochon tué pour être mangé.

Deux arguments complémentaires doivent intervenir, pour prouver que la souffrance de l’animal tué pour être mangé est effectivement inférieure à celle de l’utilité que l’homme en tire. Le premier est que les animaux, étant dépourvus de la capacité de projection dans le futur, ne ressentiront pas la peur d’être tués. Le second est que la mort que nous leur infligeons est moins douloureuse que celle qu’ils auraient subi dans la nature.

2) Nous pouvons tuer les animaux pour nous défendre

La seconde précision est que nous pouvons tuer les animaux quand il s’agit de nous défendre contre leurs agressions. Là encore, c’est le raisonnement utilitariste qui justifie ce droit : la souffrance ressenti par un animal mort est nulle, tandis que la souffrance qu’il nous infligerait s’il était vivant serait plus ou moins élevée.

III – L’interdiction morale de la souffrance gratuite infligée aux animaux

1) Toute souffrance doit maximiser la quantité de plaisir

La partie précédente nous permet de comprendre avec précision la thèse de Bentham : il ne soutient pas que nous ne devons jamais infliger de souffrance aux animaux (ce serait une thèse trop extrême), mais que nous ne pouvons leur infliger de la souffrance que quand celle-ci est nécessaire pour assurer, parmi tous les êtres sensibles (hommes et animaux compris), un solde net de plaisir qui soit aussi élevé que possible. Ce qui est interdit, ce n’est donc pas de faire souffrir les animaux, mais de les faire souffrir inutilement (le même raisonnement s’applique d’ailleurs également aux êtres humains).

2) Quel critère pour l’attribution d’un statut moral ?

Mais qu’est-ce qui justifie cette interdiction morale ? Après tout, plusieurs philosophes ont défendu l’idée que telle ou telle caractéristique était nécessaire à un être pour qu’on lui accorde un statut moral, et que les animaux en étaient malheureusement dépourvus. Bentham envisage ici surtout deux de ces prétendues caractéristiques : la faculté de raisonner et la faculté de communiquer. Il s’agit de tester ces deux critères afin de vérifier s’ils sont satisfaisants.

Pour être satisfaisants, ils doivent intégrer les êtres que nous voulons effectivement intégrer dans nos considérations morales, et rejeter ceux que nous voulons exclure. Mais aucun de ces deux critères ne fonctionne comme ceux qui l’utilisent voudraient qu’ils fonctionnent : ils échouent à exclure les animaux de nos préoccupations morales ou à y intégrer tous les humains.

Pour le montrer, Bentham prend l’exemple très simple du cheval et du nourrisson. Les anti-animalistes veulent accorder un statut moral au nourrisson humain, mais pas au cheval. Cependant, un cheval adulte est plus intelligent et plus capable de communiquer qu’un nourrisson humain. Les critères susmentionnés, appliqués avec cohérence, nous pousseraient donc à refuser tout statut moral au nourrisson, ce qui est manifestement absurde.

Bentham rejette donc complètement de tels critères. Il n’existe selon lui qu’un seul critère pertinent, qu’il expose dans une formule devenue célèbre dans l’histoire de l’éthique animale :

La question n’est pas « peuvent-ils raisonner », ni « peuvent-ils parler ? », mais « peuvent-ils souffrir ? ».

Pour résumer

Les hommes ont établi des lois injustes envers les animaux parce que ceux-ci représentent à l’origine un danger dont les hommes souhaitaient se protéger. Notre rapport aux animaux est donc basé sur la peur plus que sur la saine réflexion éthique.

La position de Bentham vise à reconnaître le statut moral de l’animal, mais elle demeure modérée : nous pouvons manger ou tuer les animaux pour nous défendre, si cela contribue, conformément au principe utilitariste, à la maximisation de la quantité générale de bonheur parmi les êtres sensibles.

Ce qui est interdit, ce sont les souffrances inutiles infligées aux animaux. Le fondement de cette interdiction est tout simplement le fait que les animaux sont pourvus d’une sensibilité, entendue comme capacité à ressentir le plaisir et la douleur.

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