Melancholia est un film dramatique réalisé par Lars von Trier, et paru en 2011. Il met en scène deux sœurs, Justine et Claire, aux caractères diamétralement opposés mais complémentaires. Justine est atteinte de dépression, et a une impossibilité psychologique de vivre. Quant à Claire, elle a une appréhension réaliste de la vie, et cherche à tout prix à aider sa sœur.

Ces deux sœurs vont devoir faire face à la fin du monde et à toute la violence qu’elle implique : la fin du monde en elle-même est violente, mais les humains, face à leur propre mort, deviennent également violents. Pourtant, Justine est la seule qui ne succomberont pas à cette violence : elle restera calme et sereine jusqu’à la fin. Y a-t-il donc des moyens d’échapper à la violence ? 

 

I. La violence dans Melancholia : deux soeurs, deux manières de vivre la violence

 

A. Court résumé du film : Melancholia, où deux violences s’opposent

Deux chapitres, deux soeurs, deux vies violentes

Le film est divisé en deux chapitres : chacun d’entre eux porte le nom d’une des soeurs, et dépeint la forme de violence intrinsèque à leurs vies respectives.

Le premier chapitre, « Justine » , narre le mariage de celle-ci, qui prend place dans un château somptueux. Mais durant toute la soirée, les relations familiales sont représentées dans leur médiocrité : le père se ridiculise, et la mère refuse le rituel du mariage. Finalement, Justine essaye de fuir son propre mariage, trompant son mari le soir même.

Le deuxième chapitre, baptisé « Claire » , prend place quelques semaines après cet évènement. Justine souffre alors d’une profonde dépression. C’est pourquoi sa sœur l’invite à venir vivre avec elle, son mari (John) et son fils (Leo). A cette période là, John s’intéresse à la planète Melancholia : selon lui, celle-ci devrait s’approcher de la Terre sans la heurter. Claire est quand à elle convaincue que cette planète va frapper la nôtre, signifiant ainsi la destruction de la terre et la mort de tous les hommes. Elle est ainsi plongée dans l’angoisse de cette violence à venir. Pourtant, elle ne fait pas du tout la même expérience que Justine : si Claire est dans l’angoisse, Justine, elle, est seulement dans l’attente.

Différentes manières de faire l’expérience de la violence imminente

A mesure que les jours passent et que la planète Melancholia se rapproche, Justine devient en effet de plus en plus sereine. Si elle aussi pense que la Terre va être détruite, mais cette violence à venir, loin de l’angoisser, la rassure. Elle est en effet persuadée que les hommes sont mauvais et violents, et pense ainsi que cette apocalypse est une bonne chose : c’est pourquoi elle l’accepte avec calme et sérénité. Mais contrairement à elle, Claire ressent une peur absolue face à l’avènement de l’apocalypse.

Lorsque la planète errante s’approche de notre terre, John refait alors de nouvelles observations, et réalise qu’elle va bel et bien s’écraser sur la terre. Ce dernier, qui représentait la figure scientifique et paternelle, voire rassurante, du film, décide alors de se suicider pour ne pas faire face à cette apocalypse.

C’est en découvrant la mort de son mari que Claire comprend immédiatement la situation. En proie à une profonde panique, elle tente alors de fuir avec son fils, mais finit par revenir chez elle, auprès de Justine. Cette dernière est alors la seule à rester stoïque devant l’arrivée de la planète Mélancholia, alors que dans de telles circonstances, tout autre humain succomberait à la violence engendrée par l’angoisse. Que peut-on donc déduire de la notion de violence proposée par Lars Von Trier ?

 

B. Ce que Melancholia nous apprend sur la violence

Face à l’annonce de la fin du monde, n’importe quelle personne perdrait le contrôle d’elle-même, jusqu’à en devenir violente, envers elle-même ou les autres. L’arrivée imminente de Melancholia déclenche ainsi une double violence.

La première est la violence psychique éprouvée par l’individu face à la fatalité des lois physiques. La seconde, quant à elle, est la violence qui résulte de ce que les hommes s’infligent face à cette fatalité. Autrement dit, Melancholie représente la violence comme “mise en acte de l’impuissance” , pour reprendre la définition de la violence faite par Jacques Salomé : si la pièce de théâtre représente un acte précis, ici, Lars Von Trier met en scène l’impuissance de ses personnages face à la violence, c’est-à-dire l’incapacité de l’acte même.

Mais si c’est vrai du personnage de Claire, celui de sa soeur ne perd pas le contrôle d’elle-même. Justine utilise en effet l’univers du symbolisme comme refuge à la violence. 

 

II. L’art comme rempart à la violence qu’il sublime

 

A. Le symbolisme comme refuge face à la violence

A la fin du film, Justine rassure son neveu, Leo, en construisant avec lui une « cabane magique » qui sera leur abri face à la fin du monde. Ils récupèrent ainsi quelques grandes branches, et les assemblent pour former un tipi.

Critique : Melancholia, de Lars Von Trier - Critikat

Justine, Leo et Claire s’assoient alors en cercle dans cette cabane magique et se tiennent la main jusqu’à la fin, c’est-à-dire l’arrivée concrète de la planète Mélancholia, qui résorbe le monde en explosant contre lui, tuant tout et tout le monde par son passage. C’est donc en se rattachant au symbolisme qu’ils réussissent à ne pas succomber à la violence, celle de l’apocalypse, mais aussi celle des réactions qu’ils auraient pu avoir face à cette fin du monde. Comment comprendre cependant cette capacité d’absence de réaction face à la violence ?

 

B. Le parallèle entre Melancholia et Hamlet : Justine, le reflet d’Ophélie ?

Melancholia établit un parallèle explicite avec Hamlet. En effet, toute violence implique une réaction ; et en particulier, certains peuvent perdre la raison, comme le personnage d’Ophélie dans le Hamlet. Or, Lars Von Trier fait une comparaison paradoxale entre l’Ophélie de Hamlet et le personnage de Justine.

Si dans Hamlet, Shakespeare n’explicite pas les raisons exactes de sa folie d’Ophélie, il en existe différentes interprétations :elle serait née suite à la manipulation et aux actes cruels d’Hamlet, ou bien due à la mort de son père. Dans les deux cas, c’est la violence qui engendre cette déraison, et entraîne Ophélie dans la noyade. Plusieurs grands tableaux la représentent, que Lars Von Trier reprend à son compte dans Melancholia.

J. Everett Millais, Ophélie, 1851-52 (Tate Britain)

Une des scènes montre en effet Justine se baignant dans une rivière, qui fait référence à la noyade d’Ophélie :

Melancholia - AgoraVox le média citoyen

Ces deux figures féminines sont toutes deux victimes de mélancolie : mais alors qu’Ophélie n’a pas supporté la violence d’autrui, Justine s’en est protégée. Justine est donc un reflet d’Ophélie, mais transfiguré : face à la violence, elle est apaisée, justement parce que cette violence arrive.

Lars Von Trier utilise donc la forme d’art particulière qu’est le cinéma pour reprendre celles de la peinture et du théâtre en les transfigurant, jouant avec les différentes manières d’éprouver la violence et d’y réagir. L’art est donc lui-même un rempart contre la violence.

 

L’œuvre d’art appartient en effet à un ordre symbolique qui sublime la violence par sa représentation : il permet adoucit les traits du réel, rendant alors sa violence acceptable. Romain Rolland écrit ainsi que

L’art doit supprimer la violence, et seul il peut le faire.

C’est ce que montre Lars Von Trier, en faisant précéder son film d’un long prélude, composé d’images d’une esthétique et d’une composition extrêmes, qui rompent avec tout réalisme. Le prélude de Tristan et Iseult de Wagner, joué en fond, fait alors ressortir de fortes émotions tout en illustrant la fin du monde, cet opéra ayant pour sens la mort. La représentation de la fin du monde donne ainsi son sens à toute la suite du film ; et dans une approche très nietzschéenne, le prélude, comme tout le film, sublime la violence de cet évènement.

 

Conclusion : le rapport entre art et violence dans Melancholia sous le prisme de Nietzsche

Dans La Naissance de la tragédie, Nietzsche souligne la dualité entre l’art apollinien et l’art dionysiaque : Apollon est le dieu de l’harmonie, de la mesure, alors que Dionysos est le dieu de l’ivresse, de la démesure. Or, le propre de l’artiste sera d’allier ces deux tendances : il doit surmonter le chaos dionysiaque par la belle apparence apollinienne.

L’artiste transforme donc, comme Justine, le chaos en ordre : il s’appuie sur le réel, qu’il dépeint à l’aide de l’art dionysiaque. Puis il transforme l’absurdité de l’existence en quelque chose de supportable, grâce à la beauté apollinienne. L’art apollinien permet ainsi de nous sauver du chaos de l’existence, et donc de la violence – à condition que l’art soit tragique, ce qui est assurément le cas de Melancholia.

Si l’œuvre d’art peut nous sauver de la violence, c’est parce qu’elle en est une consolation. La perspective artistique prend en effet en charge la souffrance, et nous en guérit : il faut l’art pour supporter la violence du réel, parce que l’esthétisme permet d’embellir la fatalité et le barbarisme. Nietzsche voit donc dans l’art cette représentation construisant des fictions utiles, car aptes à donner de quoi consentir au réel et à la violence qui en fait partie :

Comment naît l’art ? Comme un remède à la connaissance, la vie n’est possible que grâce aux illusions de l’art.

L’art permet ainsi de se tenir face à la violence : la mélancolie de Justine n’est donc consolable qu’ainsi, par la transformation du chaos en harmonie. D’où son absence de réaction jusqu’à la fin, et même son geste de bonheur lorsque l’apocalypse tombe.