Dans cet article, nous allons nous intéresser à l’idée de Jeffreys selon laquelle l’amour hétérosexuel est habité par des relations de domination.

Quelques mots sur le Leeds Revolutionary Feminist Group

Le Leeds Revolutionary Feminist Group est un groupe féministe anglais des années 1970 et 1980, auquel a participé notamment la professeur de science politique Sheila Jeffreys. Ce groupe est surtout connu pour avoir publié un texte fondateur d’une conception particulière du féminisme nommé le lesbianisme politique. Il s’agit d’un opuscule intitulé « Aime ton ennemi ? Le débat entre le féminisme hétérosexuel et le lesbianisme politique », co-écrit par Jeffreys et d’autres. C’est le texte sur lequel nous nous penchons dans cet article.

On peut noter en passant qu’en France, le lesbianisme politique est représenté par des théoriciennes féministes comme Monique Wittig ou Adrienne Rich.

La question philosophique posée dans ce texte

Dans cet opuscule, Jeffreys pose la question suivante : le féminisme implique-t-il le lesbianisme ? Formulé autrement, une féministe peut-elle de façon cohérente aimer un homme dans sa vie privée et lutter politiquement contre la domination masculine ?

Les enjeux de la question

Pour bien comprendre l’intérêt de la question, il faut saisir ses enjeux : comme le titre de l’opuscule l’indique, il s’agit pour Jeffreys de prendre position dans un débat interne au féminisme, qui porte essentiellement sur la stratégie féministe à adopter pour renverser la domination masculine, dont l’existence et le caractère nuisible font consensus au sein du mouvement. Ce débat oppose le « féminisme hétérosexuel », qui soutient qu’on peut à la fois accepter l’hétérosexualité et combattre la suprématie des hommes, et le « lesbianisme politique » de Jeffreys.

La thèse de Jeffreys

La thèse du lesbianisme politique de Jeffreys, au contraire, est la suivante : l’hétérosexualité est intimement liée à la domination masculine. Une féministe conséquente doit donc s’en écarter.

Le plan de l’article

On définira d’abord plus précisément ce qu’est le « lesbianisme politique ». On montera ensuite en quoi, selon Jeffreys, cette stratégie s’impose à toutes les féministes.

I – Ne plus aimer les hommes : une stratégie politique plus qu’une orientation sexuelle

1) Une thèse polémique

La thèse de l’opuscule, hautement polémique, est exprimé clairement à la première page :

We do think that all feminists can and should be political lesbians. [Nous pensons effectivement que toutes les féministes peuvent et doivent être des lesbiennes politiques.]

2) Un lesbianisme, mais politique

Il convient de bien saisir le sens de ce « lesbianisme politique ». Insistons d’abord sur l’adjectif : comme celui-ci l’indique, le lesbianisme promu par le texte n’est pas un « lesbianisme » simple, qui consisterait dans une attirance sexuelle pour les femmes. Il ne s’agit pas de convertir les féministes à une pratique sexuelle. Ce n’est pas avant tout une affaire d’orientation sexuelle et d’attirance physique, mais avant tout une affaire de lutte politique. C’est pour des motifs politiques que le lesbianisme est requis.

3) Un lesbianisme en un sens négatif

Il faut également saisir le sens particulier que le terme de « lesbianisme » prend ici. Dans le sens courant, le lesbianisme désigne simplement l’homosexualité féminine. Mais dans le sens politique précis de cet opuscule, il désigne quelque chose d’assez nettement différent, à savoir le fait, pour une femme féministe, de refuser les relations sexuelles avec des hommes pour des raisons politiques. Ainsi, le lesbianisme politique peut prendre la forme d’une pratique lesbienne au sens courant du terme, mais il peut aussi bien prendre la forme de l’asexualité et du célibat. Ce qui compte avant tout, c’est le refus politique de la sexualité hétérosexuelle. Ce ne sont pas les pratiques sexuelles qui viennent s’y substituer, qui pour leur part sont politiquement indifférentes.

Mais en quoi le refus de l’hétérosexualité aurait-il une signification politique ? Ne s’agit-il pas simplement d’un choix intime ? C’est à cette question qu’il faut répondre pour bien comprendre la perspective du lesbianisme politique.

II – L’amour et la domination

1) Des rapports de domination inhérents à la sexualité

Le but fondamental du féminisme est de lutter contre l’oppression des femmes. Pour savoir si l’hérérosexualité a ou non une dimension politique, il faut savoir si elle est liée en elle-même à l’oppression des femmes. Et pour Jeffreys, la réponse est affirmative.

En effet, la sexualité hétérosexuelle est en elle-même structurée par des rapports de domination : il y est question « de domination et de soumission, de puissance et d’impuissance, de conquête et d’humiliation ».

2) Le langage quotidien et l’imagerie sexuelle

C’est ce que révèle le langage quotidien. L’imagerie sexuelle qu’on y emploie régulièrement montre à quel point la sexualité hétérosexuelle est associée à des rapports de domination. On peut penser à des expressions comme « je me suis fait b*iser » pour « je me suis fait avoir », et à bien d’autres que votre mémoire vous rappellera. L’idée fondamentale véhiculée par cette imagerie est que, à la fois dans la pratique sexuelle et dans la vie politique, la femme est un centre à conquérir et l’homme un sujet de pouvoir. C’est là l’idée fondamentale de notre culture sexuelle, qui structure également notre vision des rapports entre les hommes et les femmes en général.

3) L’hétérosexualité, pilier de la domination masculine

Mais l’hétérosexualité ne se borne pas à jouer un petit rôle dans la domination masculine. Pour Jeffreys, elle est beaucoup plus que ça. Elle joue un rôle central et même fondamental dans le système d’oppression des femmes :

It is specifically through sexuality that the fundamental oppression, that of men over women, is maintained. [C’est spécifiquement à travers la sexualité que l’oppression fondamentale, celle des hommes sur les femmes, est maintenue.]

4) Le rôle politique fondamental du couple hétérosexuel

Selon l’opuscule en effet, « le couple hétérosexuel est l’unité de base de la structure politique de la suprématie masculine ». Pourquoi ? Parce que dans chaque couple, une femme est mise sous le contrôle d’un homme, si bien que par ce biais l’ensemble des hommes imposent leur domination sur l’ensemble des femmes.

En outre, c’est une structure de domination cachée et particulièrement protégée, car l’amour et les relations sexuelles entre le dominant et la dominée masquent les rapports de pouvoir qui existent entre eux. La femme, du fait de son lien amoureux et sexuel avec son mari, devient incapable de l’identifier comme oppresseur. Par conséquent, toute femme acceptant la mise en couple hétérosexuelle contribue par là même à la solidification de la suprématie masculine.

5) La conclusion pratique : cesser d’aimer son ennemi

La conclusion pratique qui découle de toutes ces considérations est la suivante : il faut cesser d’aimer son ennemi. Autrement dit, le but féministe même, la libération des femmes, exige le lesbianisme politique. Les femmes doivent cesser d’entretenir avec leurs oppresseurs masculins des relations amoureuses et sexuelles qui maintiennent leur domination. Toutes les féministes doivent être lesbiennes (au sens précis défini plus haut). D’où le slogan suivant, attribuée à la féministe radicale Ti-Grace Atkinson : « le féminisme, c’est la théorie ; le lesbianisme, c’est la pratique. »

Pour résumer :

  • La thèse de l’opuscule est que toutes les féministes doivent être politiquement lesbiennes.
  • Le lesbianisme politique n’est pas une orientation sexuelle : c’est une stratégie politique de lutte contre la domination masculine.
  • La sexualité hétérosexuelle implique intrinsèquement des rapports de domination : elle est une des formes de la domination masculine.
  • Ainsi, le couple hétérosexuel est la base fondamentale de la domination masculine. Il met chaque femme sous le contrôle d’un homme.
  • En outre, le lien amoureux et sexuel propre au couple empêche les femmes d’identifier leur oppresseur comme tel, donc de renverser la domination masculine.
  • Par conséquent, les femmes doivent cesser d’aimer leur ennemi, c’est-à-dire refuser les relations amoureuses et sexuelles avec les hommes.
  • Comme l’aurait dit Ti-Grace Atkinson : « le féminisme, c’est la théorie ; le lesbianisme, c’est la pratique. »