Les Bonnes est une pièce de théâtre écrite par Jean Genet, dans laquelle la violence joue un rôle important : elle est donc un bon exemple pour la CG 2024. Elle met aux prises trois personnages : Solange et sa soeur  Claire, toutes deux domestiques, et leur maîtresse, simplement appelée “Madame”. Solange et Claire rêvent de tuer leur maîtresse, et lorsqu’elle est absente, elles mettent en scène ce meurtre. Une des deux soeurs joue la maîtresse, l’autre joue le rôle d’une des bonnes.

Dans le cadre de cet article, nous allons être obligés de parler d’épisodes qui ont lieu à la fin de la pièce. Nous te recommandons donc de la lire ou de la voir avant de lire cet article, pour ne pas la gâcher!

Une violence mise en scène : un exemple de violence omniprésente

Dans Les Bonnes, la violence est partout, et se présente d’emblée au spectateur. En effet, au début de la pièce, l’on assiste à une scène très violente entre une bonne et sa maîtresse. Celle-ci insulte la bonne: “tout, mais tout ce qui vient de la cuisine est crachat. Sors. Et remporte tes crachats !” .

La bonne commence alors par répondre de façon obséquieuse, par exemple “je désire que Madame soit belle”. Mais au fur et à mesure de la scène, elle change de ton, pour finir par rendre la pareille à sa maîtresse: “je vous hais ! Je vous méprise. Vous ne m’intimidez plus”

Cette scène est un des épisodes de la “cérémonie” des deux soeurs. La maîtresse est en réalité Claire, et la bonne est Solange, qui joue le rôle de Claire. Le jeu poursuit un scénario qui est répété lorsque ce jeu recommence, plus tard dans la pièce. Celle qui joue le rôle de la maîtresse insulte la bonne, jusqu’à ce que celle-ci sente la colère monter en elle, et y répond. La scène se finit lorsque Solange s’apprête à étrangler Claire.

A ce moment précis, le réveil-matin sonne pour avertir les deux soeurs qu’elles doivent ranger et cacher leur mise en scène avant que leur maîtresse n’arrive. Alors, comment comprendre ce jeu ? Pourquoi les bonnes font-elles cette mise en scène ?

Une façon détournée d’attaquer la maîtresse

Il n’y a pas de réponse simple à cette question, puisque les deux soeurs ont elles-mêmes du mal à nommer leur jeu. Claire, “ironique” , demande à Solange : “donne un nom ? Donne un nom à la chose ! La cérémonie ?” .  On peut alors y voir une façon détournée d’attaquer la maîtresse : les bonnes se vengeraient de cette façon contre une maîtresse qu’elles n’attaquent en réalité pas frontalement.

Solange a en effet tenté de tuer Madame dans son sommeil, mais elle a échoué:

Je n’ai tué personne. J’ai été lâche, tu comprends. J’ai fait mon possible, mais elle s’est retournée en dormant. Elle respirait doucement. Elle gonflait ses draps: c’était Madame.

Claire tente à son tour de tuer sa maîtresse, en lui faisant boire un tilleul rempli de gardénal, un poison mortel, mais échoue elle aussi. Mais le seul acte violent que les bonnes aient réussi est la dénonciation du mari de Madame par Claire. A la suite de cet acte, Monsieur est incarcéré.

La maîtresse est-elle violente ?

L’ambigüité du personnage de la maîtresse et de sa violence

Lorsque la maîtresse apparaît, la scène peut surprendre le lecteur ou le spectateur. En effet, Madame offre son manteau à Claire, sans savoir qu’il lui a servi pour la cérémonie. Elle est effondrée par l’arrestation de son mari, et se plaint de la trop grande sollicitude des bonnes. Or, la scène est très différente de celle que jouent Solange et Claire. Pourquoi donc les bonnes haïssent-elles tant leur maîtresse ?

En réalité, c’est justement cette douceur de la maîtresse qui est insupportable : elle fait en effet sentir aux bonnes leur infériorité, tout en ne donnant pas prise à la haine. Claire déclare ainsi qu’“elle, elle nous aime. Elle est bonne. Madame est bonne ! Madame nous adore” , ce à quoi Solange répond:

Elle nous aime comme ses fauteuils. Et encore! Comme la faïence rose de ses latrines. Comme son bidet. […] C’est facile d’être bonne, et souriante, et douce. Quand on est belle et riche !

Une violence masquée

Plus tard dans la pièce, Claire, seule, prononce une longue tirade qui ressemble beaucoup à cette réplique de Solange:

Car Madame est bonne ! Madame est belle! Madame est douce ! Mais nous ne sommes pas des ingrates, et tous les soirs dans notre mansarde, comme l’a bien ordonné Madame, nous prions pour elle. Jamais nous n’élevons la voix et devant elle nous n’osons même pas nous tutoyer. Ainsi Madame nous tue avec sa douceur ! Avec sa bonté, Madame nous emploisonne. Car Madame est bonne ! Madame est belle ! Madame est douce ! Elle nous permet un bain chaque dimanche et dans sa baignoire. Elle nous tend quelquefois une dragée. Elle nous comble de fleurs fanées. Madame prépare nos tisanes. Madame nous parle de Monsieur à nous en faire chavirer. Car Madame est bonne ! Madame est belle !  Madame est douce !

La violence de la maîtresse pour ses bonnes n’est donc pas une violence ouverte, mais une violence masquée sous des airs de bonté. Le don du manteau, que nous avons évoqué plus haut, est ainsi un exemple de cette bonté qui “empoisonne”, dont parle Claire. Il est par ailleurs commenté par Madame en ces termes : “Non, non, ne me remerciez pas. Il est si agréable de faire des heureux autour de soi. Quand je ne songe qu’à faire du bien !”. 

La violence des bonnes entre elles : un exemple de violence interpersonnelle

La cérémonie n’est pas seulement un moyen d’attaquer la maîtresse. C’est aussi un moyen pour les bonnes de s’attaquer entre elles. A l’apogée de la violence de la première scène, lorsque Solange, jouant Claire, marche sur Claire qui joue le rôle de la maîtresse, elle se nomme elle-même par son véritable prénom. Elle prononce une longue tirade qui se conclut par “car Solange vous emmerde !” . Les didascalies précisent que Claire est “affolée” . Ainsi, elle “protège sa gorge , quelques répliques plus loin, de peur que Solange ne l’étrangle.

Claire l’exprime d’ailleurs explicitement ; dans le jeu, la haine que les bonnes éprouvent à l’égard de leur maîtresse se mêle à leur haine l’une contre l’autre :Et j’ai eu peur. Peur, Solange. Quand nous accomplissons la cérémonie, je protège mon cou. C’est moi que tu vises à travers Madame, c’est moi qui suis en danger. Solange l’admet alors : “J’ai voulu te délivrer. Je n’en  pouvais plus. J’étouffais de te voir étouffer, rougir, verdir, pourrir dans l’aigre et le doux de cette femme”.

La fascination pour le monde du crime : aimer la violence

“Le couple éternel du criminel et de la sainte”

Les trois personnages de la pièce partagent une même fascination pour la figure du criminel, et de sa femme qui l’accompagne au bagne. Ce criminel est Monsieur, le mari de la maîtresse, arrêté par la police. Or, Claire et Solange sont toutes deux fascinées par lui, le maître de maison envoyé au bagne.

Claire en accuse d’ailleurs Solange : “Toi, tu étais en marche, tu traversais les mers, tu forçais l’Equateur…” . Mais celle-ci retourne l’accusation contre sa soeur : “Mais toi-même ? Tu as l’air de ne rien savoir de tes extases ! Claire, ose dire que tu n’as jamais rêvé d’un bagnard ! Que jamais tu n’as rêvé précisément de celui-là ! Ose dire que tu ne l’as pas dénoncé justement – justement, quel beau mot ! – afin qu’il serve ton aventure secrète” . Or, la femme est également fascinée par cette violence.

De l’amante à la criminelle : la violence intériorisée puis extériorisé

Au début de la pièce, c’est en effet Madame qui incarne la figure de la femme de criminel, éplorée, qui suit son amant jusqu’au bout :

Innocent ou coupable, je ne l’abandonnerai jamais. Voici à quoi on reconnaît son amour pour un être : Monsieur n’est pas coupable, mais s’il l’était, je deviendrais sa complice. Je l’accompagnerais jusqu’en Guyane, jusqu’en Sibérie. Je sais qu’il s’en tirera, au moins par cette histoire imbécile m’est-il donné de prendre conscience de mon attachement à lui. Et cet événement destiné à nous séparer nous lie davantage, et me rend presque plus heureuse. D’un bonheur monstrueux !

Mais la fascination de la femme du criminel se transforme ensuite en fascination pour la figure de la criminelle elle-même, quand Claire parle de sa tentative de tuer Madame. Elle déclare ainsi à Solange : “J’aurai ma couronne. Je serai cette empoisonneuse que tu n’as pas su être”.

Le bagne devient donc un lieu de libération, où les personnages rêvent de prendre une auter envergure:

Et s’il faut aller plus loin, Solange, si je dois partir pour le bagne, tu m’accompagneras, tu monteras sur le bateau. Solange, à nous deux, nous serons ce couple éternel, du criminel et de la sainte. Nous serons sauvées, Solange, je te le jure, sauvées !

Claire tuée par Solange : un exemple ultime de violence

A la fin de la pièce, Solange et Claire jouent une dernière fois leur cérémonie, avec Claire dans le rôle de la maîtresse. Solange se rêve alors en criminelle, qui imagine son arrestation par la police, et son exécution :

Le bourreau la suit de près. A l’oreille il lui chuchote des mots d’amour. Le bourreau m’accompagne, Claire, le bourreau m’accompagne! (elle rit.). Maintenant, nous sommes mademoiselle Solange Lemercier. La femme Lemercier. La fameuse criminelle.

Alors, Claire force Solange à lui faire boire effectivement le tilleul empoisonné, alors que Solange veut fuir :

Tu es lâche. Obéis-moi. Solange. Nous irons jusqu’à la fin. Tu seras seule pour vivre nos deux existences. Il te faudra beaucoup de force. Personne ne saura au bagne que je t’accompagne en cachette. Et surtout, quand tu seras condamnée, n’oublie pas que tu me portes en toi. Précieusement. Nous serons belles, libres et joyeuses, Solange, nous n’avons plus une minute à perdre.

Conclusion : penser la violence

Tout d’abord, il faut faire attention à ne pas traiter les oeuvres littéraires de la même façon que les oeuvres philosophiques. Ainsi, une pièce de théâtre ne défend pas une thèse, elle n’explique pas des choses sur la violence. Par exemple, Jean Genet a toujours refusé de présenter sa pièce comme un plaidoyer pour la condition des bonnes.

En revanche, il est possible de réfléchir à partir de cet exemple sur les différentes dimensions de la violence qui s’y déploie. Dans cette conclusion, nous tenterons donc d’en récapituler les principaux aspects.

  • Cette pièce met en scène un rapport de domination de la maîtresse sur les bonnes, qui entraîne la haine des bonnes pour leur maîtresse. Les deux soeurs n’arrivent pas à attaquer directement leur maîtresse, et choisissent donc un moyen détourné d’exprimer cette haine.
  • Cette haine répond à la violence de leur maîtresse. Les bonnes vivent la bonté de leur maîtresse comme une violence, parce que “Madame” leur fait sans cesse sentir leur infériorité sociale.
  • Faute de réussir à s’attaquer directement à leur maîtresse, les bonnes se déchirent alors entre elles, retournant la violence l’une contre l’autre. On ne peut donc pas interpréter cette pièce uniquement comme une illustration de la domination sociale : elle met également en scène un huis clos dans lequel les personnages des bonnes vivent sans cesse ensemble, au point de ne plus se supporter.
  • Face à ce huis clos, le monde du crime et du bagne est l’objet d’une fascination des personnages. Cette pièce traite donc aussi de la fascination qu’exerce la violence: le criminel est celui qui s’est mis en marge de la société, et sa position de réprouvé le rend fascinant et presque enviable pour les personnages.

Nous espérons que cet exemple te sera utile pour tes copies de Culture Générale sur “La violence” : consulte tous nos autres articles sur le thème ici, et révise ta méthodologie en lisant les bonnes copies de concours là.