Dans cette série de plusieurs articles, Major-Prépa te propose de revenir sur l’oral de Culture et sciences humaines (CSH) d’HEC Paris, une épreuve trop souvent incomprise qui permet en réalité à tous les candidats de faire montre de leur culture, de leurs capacités de réflexion ainsi que de leur finesse d’esprit. Cette troisième et dernière séquence te propose le traitement d’un sujet tombé lors d’une session, en détaillant les étapes et le cheminement de la réflexion. Les conseils et analyses de la forme et du fond sont écrits en italique

Le barbare

 Introduction

Le retour de la guerre, de la violence extrême et des exactions – en un mot, de la barbarie – aux portes de l’Europe nous place, en tant que civilisation, devant le fait accompli : le barbare est toujours là, et la question de la dynamique civilisationnelle à opposer à ses méfaits est toujours aussi cruciale.

Le terme de barbare nous vient des Anciens. Il désignait, pour les Grecs, celui qui ne parle pas la même langue, duquel nous sépare une impossibilité pratique de communiquer, d’échanger. Dans le cas des Grecs, il convient de rappeler que celui qui ne parle pas la même langue ne dispose pas non plus du logos, consubstantiel du langage et qui peut se définir comme la raison. Une double barrière nous oppose donc par définition au barbare : puisque l’on ne se comprend pas d’une part et puisqu’aucune forme d’échange n’est possible, en ce que le barbare diffère fondamentalement de nous dans son intériorité (il n’est pas capable de penser comme nous, de raisonner). Avec le temps, le terme s’est teinté d’une connotation particulière : du grec ancien au latin en effet, le barbare est passé de celui qu’on ne peut comprendre à celui que l’on rejette fermement, en tant qu’être fondamentalement opposé à la civilisation, contre lequel on érige un mur pour s’en protéger – le limes. Le barbare change alors radicalement : si on pouvait presque le comparer à un étranger qui ne parle pas notre langue, c’est maintenant un ennemi contre lequel il faut se défendre. Penser le barbare, c’est alors penser l’altérité dans ce qu’elle peut avoir de plus radicale, comme on chercherait à penser le soldat dans la tranchée opposée. On ne veut pas le comprendre, on ne le considère que comme un ennemi nous mettant en danger. Pour autant, le barbare reste humain. La thèse d’une communication ou d’un échange impossible est aujourd’hui insoutenable. On sait qu’il est possible de parler avec le barbare, qu’un dialogue est possible et peut être instauré peu importe le degré d’opposition qui nous sépare. Naît alors la question du comportement à adopter face au barbare : face à celui dont la violence paraît insurmontable, quel comportement adopter, alors même que l’on sait que cette violence, cette opposition de fait peut-être surmontée ? Faut-il chercher à dépasser le caractère radical de son altérité et chercher à établir le contact ? Faut-il, pour reprendre le mot de Tzvetan Todorov, sortir de la peur du barbare ?

On se penchera tout d’abord sur les fondements de la peur du barbare, qui peut paraître légitime (I). C’est ce premier approfondissement qui nous permettra de soutenir, dans un deuxième temps, qu’il n’est de barbare sans exclusion d’ordre civilisationnel première, qu’il n’est pas de barbare sans barbare (II). Avant de voir, dans un troisième et dernier temps de notre réflexion, que si le barbare peut sembler être la limite de la civilisation, c’est au contraire dans ses responsabilités de l’inclure et d’abolir l’idée même du barbare (III).

N.B. : les idées sont ici beaucoup plus développées que ce qui est demandé lors de l’épreuve. On ne demande pas un exposé de spécialiste mais les grands axes d’une réflexion qui traduit une culture et des goûts personnels. N’aborde pas l’épreuve en pensant à ce que tu ne sais pas sur le sujet mais en commençant à te remémorer toutes les connaissances amassées durant ta longue préparation. Un temps de parole de 10 minutes ne permet pas de développer tous les points abordés et implique de faire des choix : tu ne passeras parfois que quelques instants (une phrase ou deux) sur une sous-partie pour aborder une partie plus forte et faisant montre d’une réflexion plus nourrie, en visant un temps convenable pour quelques phrases de conclusion venant parachever ta réflexion. Cela fait partie de l’épreuve que d’avoir une certaine clairvoyance par rapport à ton travail et d’être capable de mettre au premier plan les éléments les plus poussés de ton travail !  De plus, inutile de développer ses idées au brouillon : une fois que l’idée est venue, seuls quelques mots ou une phrase peuvent te permettre de la retrouver lors du passage à l’oral, ce qui laisse plus de temps pour atteindre un degré de réflexion plus élevé.

Première partie

Si la peur du barbare est si présente et peut sembler insurmontable, c’est qu’elle se fonde sur des angoisses profondément humaines ancrées en nous. Tout d’abord car elle naît d’une incompréhension de l’incompréhension même (A), d’une incapacité à accéder à l’intériorité de l’autre propre aux rapports humains (B), et s’est profondément inscrite dans la culture populaire, la rendant omniprésente et subreptice (C).

Les mythes religieux sont particulièrement éclairants lorsqu’il s’agit de retrouver les angoisses les plus profondes de l’humanité. Souvent le produit de siècles d’écriture et de réécriture ils ont su figer dans le temps et donner une substance aux peurs ancrées dans notre subconscient (c’est un travail mené par Freud, NB : ne pas évoquer Freud si tu n’es pas capable de retracer les grands axes de sa pensée lors de l’entretien, le jury se fera un plaisir d’y revenir ! Si vous avez fait des recherches ou lu sur lui et sa pensée, cela vous fera par contre gagner de précieux points ;)). Le mythe de Babel par exemple, est particulièrement évocateur lorsque l’on se penche sur la question du langage, question au cœur même de la définition du barbare, et donc de la pensée du barbare. Le langage, au-delà de la conception grecque du logos, est consubstantiel de la pensée humaine : on pense car on est capables de parler, le sens naît lorsqu’on le prononce. C’est notamment la thèse de la linguiste franco-bulgare Julia Kristeva, qui affirme que le sens est produit par le langage, que sans langage, aucun sens n’est possible : comment pourrait-on avoir des pensées sensées sans être capable de les énoncer clairement (« ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ») ?. On peut alors prolonger cette pensée et concevoir le langage (indissociable de la langue parlée, donc), comme institution de la pensée. On pense car on parle dans une certaine langue, et inversement. Le mythe de Babel traduirait alors précisément cette incompréhension : l’homme a besoin d’expliquer pourquoi il ne comprend pas son prochain, pourquoi cette barrière l’en sépare. Le barbare n’est alors qu’un terme qui désigne, presque légitimement, celui que l’on ne pourra jamais atteindre, dont on ne pourra jamais s’assurer qu’il pense comme nous, qu’un échange est possible. La peur du barbare est alors plus que légitime : elle est naturelle.

N.B : garde en tête que ton exposé doit durer 10 minutes. En comptant au moins 2 minutes pour une introduction développée pour correctement problématiser et une conclusion d’une à 2 minutes pour parachever votre travail, tu n’as que très peu de temps à accorder au développement de chacun des parties à l’oral.

Pour la suite de la partie, au choix selon le temps accordé à la première sous-partie déjà bien consistante en termes de références : ou bien développer un autre exemple théorique, en se fondant sur la pensée de Lévinas et de l’angoisse fondamentale de l’extériorité, ou bien convoquer un exemple de la culture populaire, ou les deux.

Levinas est le théoricien de l’altérité par excellence : l’autre n’est pas résorbable dans son identité, dans son caractère. Pour Levinas, et dans son œuvre (Totalité et infini et Ethique et infini), l’être humain suit une volonté de catégorisation, de connaissance du monde et de ses êtres à laquelle seule l’autre être humain résiste. Face à un inconnu, à un proche ou à n’importe quel être humain, on essuie un cuisant échec dans notre tentative de le connaître. Aussi proche soit-il, l’autre n’est jamais qu’au plus profond de lui-même, dans une intériorité qui nous est inaccessible. C’est ce qui fonde pour lui l’éthique même, cette « connaissance de l’inconnaissance » (Barthes) qui force l’acceptation du respect de l’autre, de ses différences et de son intériorité. NB : tout ceci passe par le visage de l’Autre. Face au barbare : rien de cela. Le barbare est celui dont on est séparés par la violence avant d’en être séparés par l’incompréhension : le barbare annule toute possibilité d’éthique et pousse l’être humain dans ses retranchements, le ramène à ce qu’il y a de plus animal. Il annule la possibilité d’une mise en contact nécessaire à la découverte de ce qu’est l’altérité, il rend impossible une réponse différente de la simple lutte contre lui.

Pour finir, si la peur du barbare est aussi profondément ancrée en nous, c’est aussi car elle est omniprésente dans la culture populaire, et ce depuis des siècles. Aujourd’hui, des générations ont grandi en lisant les aventures d’Astérix, sans cesse confronté à ses ennemis. Si le village d’irréductibles Gaulois en Armorique fait exception, et nous est cher, le barbare est unanimement représenté comme menaçant, non seulement pour l’individu, mais aussi pour l’ordre civilisationnel auquel il appartient. La scène d’ouverture de Gladiator (Ridley Scott, 2000), est elle aussi évocatrice : le barbare surgit de nulle part, il est sanguinaire et menace l’Empire romain, plus grande civilisation de l’époque.

Deuxième partie.

Toutefois, et on l’a souligné dans l’introduction, aussi vive soit-elle, la peur du barbare ne peut justifier une renonciation complète au dialogue et à une possibilité de mise en contact en vue de la dépasser : avec toute sa violence, le barbare reste un humain doué de raison, capable de parole et avec lequel un réel échange est possible. La peur du barbare est alors en réalité le symptôme d’une autre forme de barbarie : celle qui refuse d’inclure l’autre dans le processus de civilisation. Aussi, le barbare sert souvent à justifier une forme de barbarie (A). C’est le lien de consubstantialité entre la désignation comme barbare et la barbarie du désignateur qu’il s’agira de pointer ici. Plus profondément, le « barbare » ne permet jamais de sortir de la peur du barbare : désigner par le barbare engendre sa propre forme de barbarie (B). Ici, nous nous attacherons à démontrer que la notion de barbare ne peut qu’engendrer de la barbarie, et ne s’inscrit pas dans une dynamique civilisationnelle porteuse.

Dans sa Très brève relation de la destruction des Indes, l’homme de foi Bartolomeo de las Casas, commence, après des décennies de lutte, le procès de la colonisation espagnole du Nouveau Monde (qui l’amènera jusqu’au débat de la Controverse de Valladolid au milieu du XVIe siècle). Sous couvert d’une évangélisation et d’une conquête au nom du Roi, il met au jour les exactions des colons, les viols et massacres qui ont, aux côtés d’épidémies dévastatrices, anéanti la population du continent en quelques années seulement. Dans ce cas précis, et dans le cas des colonisations en général, le colonisateur adopte la stratégie de la désignation raciste comme étranger, comme barbare au sens premier (grec) du terme pour justifier un rejet dans un premier temps et un combat dans un second temps. Puisque le barbare ne parle pas notre langue, ne raisonne pas comme nous, et qu’il se place en travers d’une conquête historique, il doit voir ses différences annulées, parfois au coût de sa vie. Le barbare, sa peur, est ici instrumentalisé pour justifier une conquête ethnocentriste en ce qu’elle le relègue au second plan d’une mission de civilisation et de conquête et bien souvent atroce, tentant par là-même de justifier une autre forme de barbarie. Le barbare est ainsi bien trop souvent le fait d’une représentation erronée du monde, ethnocentriste d’une part et prédatrice de l’autre et produite par rien d’autre qu’une autre forme de barbarie tout aussi violente et destructrice.

Le barbare peut donc servir à justifier un autre barbare, qui ne se dit pas mais dont la barbarie est tout aussi frappante. On s’attachera ici à démontrer que l’idéologie, les mentalités qui désignent certains autres par le barbare engendrent leur propre barbarie. Le barbare n’est donc pas consubstantiel d’une autre forme de barbarie, ici, mais est le produit d’une mentalité et d’une idéologie barbares, profondément négationnistes, comme le montrera l’exemple et l’étude de la théorie de l’ennemi selon Carl Schmitt. Carl Schmitt est un philosophe (et juriste) allemand qui a beaucoup écrit dans la première moitié du XXe siècle. Il a notamment théorisé un Etat et la politique selon des modalités particulières, en endossant la double casquette de philosophe reconnu et de juriste aguerri, car fin connaisseur des arcanes du pouvoir. Il fonde la politique, et donc tout Etat (et souverain) sur la décision – et la capacité à prendre cette décision – qui désigne l’ami, mais surtout l’ennemi, l’ennemi public duquel on doit se protéger. On retrouve alors parfaitement la définition latine du barbare : celui duquel on est séparés sur des fondements politiques, de défense. Le philosophe allemand affirme que tous les moyens doivent être mis en œuvre par le politique pour se conserver au pouvoir, y compris l’anéantissement simple de l’ennemi. Carl Schmitt rejoint le parti nazi en 1933, et ses idées sont considérées comme fondatrices de l’appareil d’Etat nazi, et à l’idéologie la plus négatrice – véritablement barbare, au sens qu’on accorde au mot aujourd’hui – de l’histoire de l’humanité.

Troisième partie

La civilisation s’est bien souvent heurtée au barbare : elle semble n’avoir jamais tenté de l’inclure dans une dynamique respectueuse de son altérité, une dynamique civilisationnelle donc, proprement inclusive. Que ce soit en l’excluant puis en le combattant, ou au contraire en l’incluant et en annulant ses différences et ses spécificités, elle s’est souvent montrée incapable de tendre la main par-delà la barrière de la langue et de l’altérité brute du barbare. Toutefois, et l’on revient au premier constat de notre réflexion : le barbare reste humain par-delà sa barbarie. Face au barbare, il faut donc opposer de l’humanité. C’est le combat mené par les humanistes en leur temps (A), mais aussi, plus  récemment, le choix d’une réponse opposée à la plus brutale des barbaries, déjà évoquée, à la Libération en 1945 (B).

Dans ses Essais, Montaigne synthétise sa pensée humaniste, et pense les changements radicaux de son siècle. Plus précisément, il reproche à la civilisation de ne pas être capable d’inclure les « cannibales », les peuples du Nouveau Monde.  Une citation assez connue et qu’il aurait fallu, dans l’idéal, savoir restituer : « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ». C’est véritablement un appel humaniste à cesser l’entreprise de civilisation du Nouveau Monde en l’état. Pour Montaigne comme tous les humanistes, la civilisation se doit d’inclure ceux qu’elle appelle « barbares », dans une dynamique d’expansion véritablement inclusive, c’est-à-dire en instituant le respect des différents usages comme règle pour tous.

Alors que les Alliés progressent sur le territoire français après le débarquement de juin 1944, s’enclenche une des sombres conséquences de la Seconde Guerre Mondiale, l’épuration. Dans toutes les villes et villages de France libérés du joug nazi, les collaborateurs sont pointés du doigt et accusé et les exécutions extrajudiciaires se multiplient. Le monde intellectuel est en ébullition : faut-il pardonner ? faut-il répondre à la barbarie par des lynchages et des exécutions sommaires ? Dans l’éditorial du journal résistant Combat, Albert Camus et François Mauriac s’opposent sur la question. Albert Camus est le partisan d’une épuration courte et sévère qui permettrait aux français de tourner la page et de construire leur avenir fondé sur le rejet catégorique du pardon. François Mauriac, qui a lui-même activement participé à la Résistance, notamment à travers la presse clandestine, est lui partisan d’un pardon total. Face à la barbarie abyssale, il est donc le partisan d’un acte de bonté tout aussi vertigineux. Derrière le barbare, il choisit de voir l’humain qui demande pardon et de lui laisser la possibilité de se différencier de son acte. A la barbarie, Mauriac répond par l’humanité.

En ce qui concerne la conclusion : il est nécessaire de conclure par une phrase reprenant les grandes idées de l’exposé. Dans le cas où la troisième partie finit par une idée forte, mets-la en valeur sans faire une conclusion trop lourde.

Conclusion

Aussi, la peur du barbare porte-t-elle en elle-même les germes de son dépassement : elle se fonde sur la peur d’un autre qu’on sait malgré tout humain. Cette seule connaissance, couplée à une confiance en le genre humain, permet un dépassement et de sortir de la peur du barbare.

Si tu souhaites revenir sur la présentation de l’épreuve pour tenter d’en cerner encore mieux les attentes, c’est ici. L’article sur la préparation de l’épreuve est disponible ici.

Cette série sur l’épreuve orale de culture générale à HEC touche, à quelques jours du début des oraux 2023, à sa fin. J’espère qu’elle t’aura servi à démystifier l’épreuve et à t’y préparer au mieux !