Dans cet article, nous nous penchons sur un texte littéraire : la description du mode de vie des pensionnaires de l’Abbaye de Thélème (qui signifie « désir » en grec) dans le roman Gargantua de Rabelais.

Introduction

L’intrigue du roman, l’humanisme rabelaisien et l’abbaye de Thélème

Résumons rapidement l’intrigue du roman pour ceux qui ne l’auraient pas en tête : Gargantua raconte la vie d’un géant, de sa naissance à ses prouesses guerrières en passant par son éducation. Gargantua va notamment devoir affronter Pichrocole (nom qui signifie étymologiquement « bile amère »), roi irascible qui déclenche un conflit absurde entre son royaume et celui de Grandgousier, père de Gargantua. À travers le récit des années d’apprentissage de Gargantua et de cette guerre dite « pichrocoline », Rabelais entend promouvoir un modèle d’enseignement humaniste, à la fois libertaire et exigeant, et dénoncer la soif de conquête et le bellicisme des souverains de son temps.

Les derniers chapitres du roman (chapitres LII – LVIII) sont consacrés à l’Abbaye de Thélème : après être sorti victorieux de la guerre qui l’oppose à Pichrocole, Gargantua remercie le frère Jean des Entommeures, qui l’a assisté dans la lutte, en lui proposant de lui construire une abbaye que ce dernier pourra organiser comme il l’entend.

Jean en fera un lieu de vie idéal, qui constitue la première utopie connue de la littérature française : loin d’être une abbaye ordinaire, obéissant à une hiérarchie stricte, l’abbaye de Thélème est un établissement anarchique au sens propre du terme, pur de tout rapport de commandement et d’obéissance, privilégiant au contraire la liberté de ses pensionnaires (appelés les « Thélémites »). La vie de ces derniers n’est régie que par ce qu’on pourrait appeler la loi du désir, que Rabelais énonce de la manière suivante :

FAY CE QUE VOULDRAS [Fais ce que tu voudras] (Chapitre LVII)

Loi du désir et désordre ?

Quoique très libre et agréable, la vie des Thélémites n’est pas pour autant désordonnée, loin de là : elle est au contraire un modèle parfait d’organisation, associant d’ailleurs efficacement plaisir et élévation culturelle, liberté individuelle et paix collective. Ainsi, la loi du désir mène non seulement au plaisir, mais aussi, paradoxalement, à l’ordre, au développement de l’excellence humaine et à la concorde générale. C’est ce paradoxe qui fait tout l’intérêt de l’utopie rabelaisienne et qu’il s’agit d’expliquer : comment le désir libre peut-il être un facteur d’ordre et de paix, et non un facteur de désordre et de conflit ?

I – La vie des Thélémites

Quoique chrétienne, l’abbaye de Thélème organisée par le frère Jean est une anti-abbaye, en ce qu’elle prend à tous égards le contrepied des abbayes ordinaires :

Et requist à Gargantua qu’il instituast sa religion au contraire de toutes aultres (Chapitre LII)

[Il pria Gargantua d’instituer son ordre au rebours de tous les autres.]

Rabelais décrit d’abord de façon très détaillée le mode de vie des pensionnaires de l’abbaye de Thélème. Nous n’en retiendrons ici que les aspects essentiels.

Elle n’est pas défendue par des murs, afin d’éviter d’exciter l’envie et les guerres éventuelles qui en découleraient :

où mur y a et davant et derriere, y a force murmur, envie et conspiration mutue. (Chapitre LII)

[là où il y a des murs devant aussi bien que derrière, il y a force murmures, envies et conspirations réciproques.]

Il ne s’y trouve absolument aucun appareil indiquant les heures, car la vie doit s’y organiser selon le bon sens et le désir du moment et non selon les exigences d’un découpage artificiel du temps :

la plus grande resverie du monde estoit soy gouverner au son d’une cloche et non au dicté de bon sens et entendement. (Chapitre LII)

[la plus grande sottise du monde c’était de se gouverner au son d’une cloche et non selon les règles du bon sens et de l’intelligence.]

Les pensionnaires peuvent quitter l’abbaye s’ils le souhaitent :

feust estably que tant hommes que femmes là repceuz sortiroient quand bon leurs sembleroit (Chapitre LII)

[il fut établi que les hommes aussi bien que les femmes admis en ces lieux sortiraient quand bon leur semblerait]

Les pensionnaires font trois vœux exactement opposés aux traditionnels vœux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance :

fut constitué que là honorablement on peult estre marié, que chascun feut riche et vesquist en liberté. (Chapitre LII)

[on institua cette règle que, là, on pourrait en tout bien tout honneur être marié, que tout le monde pourrait être riche et vivre en liberté]

Enfin le bâtiment lui-même est, à l’extérieur comme à l’intérieur, de facture extrêmement luxueuse et abondamment décoré. Gargantua finance très libéralement sa construction. Les pensionnaires eux-mêmes sont vêtus de façon somptueuse et élégante.

Deux caractéristiques propres à l’anti-abbaye de Thélème sont donc à retenir : la liberté du mode de vie et la très grande richesse matérielle.

II – L’élitisme de Thélème

Il faut encore citer une troisième caractéristique, qui, nous allons le voir, s’accorde avec les deux autres :

feut ordonné que là ne seroient repceues, sinon les belles, bien formées et bien naturez, et les beaux, bien formez et bien naturez. (Chapitre LII)

[on ordonna que ne seraient reçus en ce lieu que femmes belles, bien ordonnées et de bonne nature, et hommes beaux, bien ordonnés et de bonne nature.]

L’abbaye de Thélème n’accueille donc pas n’importe qui : ses pensionnaires, au contraire, font l’objet d’une sélection extrêmement rigoureuse. Cette sélection s’opère sur la base de trois critères fondamentaux : le critère esthétique (la beauté), le critère culturel (l’éducation) et le critère biologico-social (les qualités naturelles et l’appartenance à la noblesse).

Ainsi, quoique l’abbaye de Thélème soit effectivement libertaire dans son fonctionnement interne, elle elle cependant fortement exclusive et élitiste dans ses rapports avec les individus extérieurs. Elle suppose en outre comme condition préalable une grande richesse matérielle. Comme nous allons le voir, c’est cette synthèse entre la liberté d’une part, et l’élitisme et la richesse d’autre part, qui fait l’essence de l’abbaye et qui explique le paradoxe d’une loi du désir aboutissant curieusement à l’ordre et à la paix.

III – Le désir comme source d’ordre

En réalité, en effet, si le mode de vie des Thélémites est si libre, c’est parce que les conditions d’organisation de l’abbaye sont très exigeantes : le très fort élitisme et la grande richesse matérielle sont les conditions fortes sur la base desquelles seules une vie libre peut se déployer. Autrement dit, dans l’utopie rabelaisienne, la liberté n’advient que sur la base d’une contrainte antérieure.

C’est ce qui explique que la loi du désir à laquelle obéissent les Thélémites ne mène pas au chaos et au conflit. Il ne s’agit pas de n’importe quel désir, et ce désir ne se déploie pas n’importe où : c’est le désir d’une élite minutieusement sélectionnée, et il prend place dans un cadre savamment élaboré pour en annuler les potentialités négatives. La loi du désir, pour engendrer ses conséquences vertueuses, suppose donc des conditions internes (beauté, éducation, qualités naturelles) et externes (lieu de vie riche et bien organisé) très importantes.

Mais une fois ces conditions remplies, la liberté est possible, et le désir est générateur d’ordre, de vertu et de paix :

Par ce que gens liberes, bien nez, bien instruictz, conversans en compaignies honnestes, ont par nature un instinct et aiguillon qui tousjours les poulse à faictz vertueux et retire de vice, lequel ilz nommoient honneur. (Chapitre LVII)

[Parce que les gens libres, bien nés, bien éduqués, vivant en bonne société, ont naturellement un instinct, un aiguillon qu’ils appellent honneur et qui les pousse toujours à agir vertueusement et les éloigne du vice.]

L’anarchie rabelaisienne, synthèse du désir libre et de l’ordre, est donc le fruit d’une scrupuleuse élaboration culturelle, et non l’effet immédiat de la nature laissée à elle-même.

On notera pour terminer que le « désir » dont il est question à Thélème possède en outre une dimension religieuse : ce nom, en grec, signifie « désir », mais renvoie également, plus spécifiquement, à la volonté divine qui se manifeste en l’homme. La loi du désir, à Thélème, est donc aussi à un certain point de vue le désir humain en tant que dirigé par Dieu.

Pour résumer ce texte de Rabelais

L’abbaye de Thélème est une utopie proposée par Rabelais dans son roman Gargantua.

La vie des pensionnaires de cette abbaye n’obéit qu’à une seule loi, celle de leur désir (« Fais ce que tu voudras »), et pourtant leur vie est ordonnée et pacifique.

Cette synthèse de la liberté et de l’ordre n’est possible que suivant deux conditions très exigeantes : une élitisme poussé (les pensionnaires sont beaux, bien éduqués et nobles) et une grande richesse matérielle et d’organisation (le cadre de vie est riche et idéalement structuré).

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