aimer

Dans cet article, nous nous penchons sur la théorie du désir amoureux de Sartre.

Quelques mots sur Sartre et son ouvrage

Sartre est un célèbre philosophe français du XXe siècle, influencé par Heidegger et proche de Simone de Beauvoir. Il est l’un des représentants majeurs de l’existentialisme.

L’être et le néant est l’ouvrage principal de Sartre, dans lequel il expose sa philosophie existentialiste : l’homme, en dépit des divers déterminismes qui pèsent sur lui, possède une capacité inaliénable à se déterminer lui-même. Le texte que nous étudions dans cet article se trouve aux pages 434-434 du livre.

Le thème de ce texte

Ce texte porte sur le thème du désir, et plus précisément sur le désir amoureux.

La question philosophique posée dans ce texte

Sartre pose la question suivante : en quel sens peut-on dire que le désir amoureux est un désir de possession ?

Les enjeux de la question

Pour bien comprendre l’intérêt de la question, il faut saisir ses enjeux : Sartre veut élaborer ici une interprétation existentialiste du désir amoureux. Il veut donc montrer que, le désir amoureux étant un phénomène humain et l’homme étant pourvu d’une liberté absolue, l’amour doit être compris comme mettant en jeu non seulement des mécanismes causaux tels que ceux qu’étudient les différentes sciences, mais aussi et surtout la liberté humaine.

La thèse de Sartre

La thèse défendue par Sartre est que le véritable désir amoureux est le désir de posséder autrui en tant que liberté, et non en tant qu’objet.

Le plan du texte

La première partie du texte montre que le désir amoureux ne saurait être réduit à un désir de possession physique. À partir d’un exemple littéraire, Sartre montre que la seule possession physique de l’être aimé ne suffit pas à satisfaire l’amant.

La deuxième partie du texte expose la thèse de Sartre : l’amant veut posséder la liberté de l’aimé. Mais cette possession doit être une possession qui préserve la liberté de l’aimé, qui la possède sans l’annuler comme dans le cas de l’asservissement.

La troisième partie enfin montre que, paradoxalement, le désir amoureux n’est pas satisfait par un engagement purement libre de l’aimé. La possession de l’être aimé comme liberté est un phénomène plus complexe, qui mêle à la fois le déterminisme et la liberté.

I – Le désir amoureux comme possession physique ?

1) L’insuffisance de la possession physique : Marcel et Albertine

Le texte s’ouvre sur une question qui nous amène d’emblée à constater l’insuffisance de la définition du désir amoureux comme désir de possession physique : pourquoi l’amant veut-il être aimé ? En effet, si le désir amoureux consistait simplement dans le désir de posséder le corps de l’autre, c’est-à-dire de pouvoir jouir de lui sexuellement et exclusivement, de pouvoir l’utiliser comme un pur objet sexuel, l’amoureux devrait être entièrement satisfait dès qu’il a pleinement accès au corps de l’aimé. Mais l’expérience amoureuse commune suggère immédiatement que tel n’est pas le cas, et Sartre résume celle-ci à travers un exemple tiré de l’œuvre de Marcel Proust, à savoir la relation entre le personnage de Marcel et celui d’Albertine.

Marcel, pour s’assurer la possession physique de son aimée, fait en sorte qu’elle habite chez lui et dépende matériellement de lui. Il se trouve donc dans une situation où il la possède physiquement autant qu’il est possible, et cependant son désir amoureux demeure insatisfait.

2) Le désir amoureux et la conscience de l’aimé

Comment expliquer cette insatisfaction amoureuse ? On peut penser à l’expression « se donner corps et âme », qui signifie « se donner entièrement » : le problème de Marcel est qu’il est bien certain de posséder le corps d’Albertine, mais qu’il n’est pas certain de posséder son âme, ou sa « conscience » dans le vocabulaire de Sartre :

C’est par cette conscience qu’Albertine échappe à Marcel, lors même qu’il est à côté d’elle

L’erreur de Marcel est d’avoir précisément assimilé désir amoureux et possession physique. Mais l’objet du désir amoureux, justement, n’est pas la seule possession physique : il porte aussi et surtout sur la part non corporelle de l’aimé, sur sa conscience.

La définition du désir amoureux comme désir de possession physique est donc disqualifiée. Le désir amoureux doit être quelque chose de plus.

II – Le désir amoureux comme appropriation de la liberté de l’aimé ?

1) Possession de la liberté de l’aimé et asservissement de l’aimé

Le début de la deuxième partie du texte propose une solution au problème :

c’est de la liberté de l’autre en tant que telle que nous voulons nous emparer.

Si le désir amoureux n’est pas satisfait dans la possession physique de l’aimé, c’est qu’il vise en réalité la possession de la liberté de l’aimé, et non simplement son corps. Mais qu’est-ce que posséder la liberté d’aimé ?

Sartre écarte ici une fausse conception de cette forme d’appropriation. On pourrait en effet concevoir la possession de la liberté de l’aimé sur le modèle de la relation entre un tyran et ses sujets. Le tyran possède bien ses sujets en un certain sens, mais cette possession s’assimile à un asservissement : le tyran s’assure la soumission de ses sujets en jouant sur les mécanismes de la psychologie humaine : il suscite mécaniquement en eux des passions qui auront pour effet de les soumettre à ses exigences, comme la peur ou l’amour. En ce sens, le tyran est une espèce de technicien des sentiments : il obtient ce qu’il veut de ses sujets par des techniques psychologiques.

La manière dont le tyran possède son sujet n’est donc une appropriation de leur liberté qu’en un certain sens : il possède leur liberté en l’annulant, en la détruisant, car les passions qu’il suscite en eux les déterminent nécessairement à agir comme le tyran le souhaite.

2) Posséder la liberté de l’aimé comme liberté

Or, s’il est vrai que le désir amoureux vise à l’appropriation de la liberté d’autrui, cette appropriation n’a rien à voir avec les techniques psychologiques d’asservissement du tyran :

Au contraire, celui qui veut être aimé ne désire pas l’asservissement de l’être aimé. Il ne tient pas à devenir l’objet d’une passion débordante et mécanique. Il ne veut pas posséder un automatisme

Posséder la liberté d’autrui en l’annulant, ce serait être l’objet de l’amour d’autrui au sens où l’on est l’objet de l’amour d’un animal, voire d’un robot (à supposer qu’un robot soit capable de sentiments) : dans ces deux derniers cas, nous sommes l’objet d’un amour déterminé, c’est-à-dire produit nécessairement, « mécaniquement », par les lois de la nature ou par la technique. L’animal ou le robot ne choisissent pas de nous aimer, ils y sont poussés par un mécanisme, et le caractère mécanique de cet amour en fait diminuer le prix, ainsi que l’estime que nous avons de nous-mêmes en tant qu’objet de cet amour.

Pire, si l’aimé est réduit à l’état d’automate amoureux, il peut même faire disparaître l’amour de l’amant :

Il arrive qu’un asservissement total de l’être aimé tue l’amour de l’amant. Le but est dépassé : l’amant se retrouve seul si l’aimé s’est transformé en automate.

L’idée ici sous-entendue par Sartre est que, si l’amoureux ne désire pas être aimé de manière « automatique », c’est parce qu’un amour ainsi déterminé change littéralement l’aimé en objet. Or, dans l’amour, ce que souhaite l’amant est d’être aimé par un autre sujet, par une conscience libre et non par un objet obéissant aux lois de la nature. D’où, ici, le sentiment de solitude de l’amant : si l’aimé est devenu un objet, l’amant devient le seul sujet libre de la relation.

III – Le désir amoureux comme appropriation d’une liberté qui joue le déterminisme

1) L’insuffisance de l’engagement libre

Mais, paradoxalement, l’amour comme engagement purement libre de la part de l’être aimé mène aussi à l’insatisfaction :

d’autre part, il ne saurait se satisfaire de cette forme éminente de la liberté qu’est l’engagement libre et volontaire.

Sartre en appelle ici au sentiment du lecteur :

Qui donc accepterait de s’entendre dire : “Je vous aime parce que je me suis librement engagé à vous aimer et que je ne veux pas me dédire ; je vous aime par fidélité à moi-même ?”

Un amour qui ne serait maintenu que parce que l’aimé a librement conclu une sorte de contrat avec lui-même, et qu’il ne veut pas manquer à son obligation, aurait, tout comme l’amour entièrement déterminé, un aspect dérangeant, insatisfaisant. Il semble que l’amour idéal, celui que l’amant veut susciter dans l’aimé, soit un amour qui n’est ni entièrement déterminé, ni entièrement libre :

Ainsi l’amant demande le serment et s’irrite du serment. Il veut être aimé par une liberté et réclame que cette liberté comme liberté ne soit plus libre.

2) La synthèse de la liberté et du déterminisme

Ce que veut posséder l’amant, ce n’est donc ni le corps de l’aimé, ni sa liberté en tant qu’annulée par un déterminisme psychologique, ni sa liberté demeurée pure. L’amour qu’il veut susciter dans l’être aimé est une synthèse entre le déterminisme et la liberté :

Ce n’est pas le déterminisme passionnel que nous désirons chez autrui, dans l’amour, ni une liberté hors d’atteinte : mais c’est une liberté qui joue le déterminisme passionnel et qui se prend à son jeu.

La liberté que nous voulons posséder dans l’aimé est donc bien une liberté, mais une liberté qui s’auto-illusionne sur sa nature, une liberté qui se fait croire qu’elle est annulée par le déterminisme de la passion.

C’est cette auto-illusion, ce « jeu » qui fait advenir dans l’aimé l’amour tel qu’il est désiré par l’amant : la synthèse du déterminisme et de la liberté permet d’écarter à la fois les conséquences indésirables d’un amour purement déterminé et les conséquences indésirables d’un amour purement libre : dans la mesure où cet amour est libre, il est bien celui d’un autre sujet, et la relation amoureuse est bien couplage de deux consciences libres qui se reconnaissent mutuellement comme telles ; mais dans la mesure où cet amour est déterminé, il n’est pas une décision purement arbitraire de l’aimé, il est relié à des sentiments suscités par l’aimé.

Pour résumer

Le désir amoureux n’est pas un simple désir de possession physique, car la possession physique le laisse partiellement insatisfait. Le désir amoureux est en réalité désir de possession d’une liberté.

Mais l’amoureux veut posséder la liberté de l’aimé sans l’annuler : il ne veut pas susciter un amour psychologiquement déterminé, mais un amour libre.

Cependant, l’amour purement libre, paradoxalement, se révèle lui aussi insatisfaisant : il semble arbitraire et sans lien avec l’aimé.

Le désir amoureux, en dernière analyse, est donc désir de possession de la liberté de l’aimé en tant que liberté qui se vit comme déterminée : l’aimé doit être à la fois un sujet libre et un objet subjugué par l’amant.

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