Primo Levi est un écrivain et docteur en chimie italien, arrêté comme résistant en 1944 avant d’être déporté à Auschwitz, jusqu’en 1945. C’est une fois la guerre finie qu’il décide de se mettre à l’écriture, en vue de transmettre son témoignage sur la Shoah et sa vie dans les camps de concentration, dans un véritable devoir de mémoire. Il se donne la mort en 1987.

Si c’est un homme, son ouvrage le plus célèbre, est un véritable journal de sa déportation, qu’il écrit a posteriori. Il y relate son expérience à Auschwitz, depuis sa déportation jusqu’à la libération du camp par les Soviétiques. Tout au long du récit, il y relate l’horreur des camps de concentration.

La violence est ainsi un thème central de l’œuvre : omniprésente à Auschwitz, elle y est en effet multiforme.

La question de la violence dans Si c’est un homme : une violence multiforme à caractère total

La violence physique dans les camps

La violence dans le camp d’Auschwitz est d’abord physique. Dès leur arrivée, les déportés sont séparés entre ceux destinés au travail, et ceux qui vont être gazés sur le champs. C’est un tri banal, une tâche quotidienne pour les SS, qui n’hésitent pas à utiliser la force pour presser les prisonniers,

 sans jamais se départir de la tranquille assurance de qui ne fait qu’accomplir son travail de tous les jours ; mais comme Renzo s’attardait un peu trop à dire adieu à Francesca, sa fiancée, d’un seul coup en pleine figure ils l’envoyèrent rouler à terre : c’était leur travail de tous les jours.

La violence est ainsi omniprésente dans le camp, et le travail y est très dur. Les prisonniers doivent affronter les intempéries, le froid, en travaillant souvent dehors ; ils sont régulièrement frappés par les Kapos, chargés de maintenir l’ordre et la cadence. Les brimades sont récurrentes, et la maladie, les coups et les blessures sont quotidiens. Mais la violence y est aussi psychologique et verbale.

La violence psychologique : dépouiller les hommes de leur identité

 En effet, le camp tue d’abord les hommes de l’intérieur avant de les tuer physiquement. On leur ôte leur identité : ils perdent leur nom, remplacé par un numéro, et sont dépouillés de tout ce qui pourrait leur rappeler leur caractère humain. Par exemple, dès leur arrivée, ils sont dépouillés de tous leurs biens (lettres, mouchoirs, etc.), alors que

Ces choses-là font partie de nous presque autant que les membres de notre corps.

En vidant ainsi l’homme de sa mémoire, ils le rendent plus facile à tuer :

Ce sera un homme vide, réduit à la souffrance et au besoin, dénué de tout discernement, oublieux de toute dignité : car il n’est pas rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi-même ; ce sera un homme dont on pourra décider de la vie ou de la mort le cœur léger, sans aucune considération d’ordre humain.

Ainsi, une autre forme de violence psychologique propre au camp est la sensation d’omniprésence de la mort.

L’omniprésence de la mort

En effet, le travail, les blessures et les maladies emportent les hommes en masse. En outre, des sélections arbitraires sont régulièrement menées par les Allemands pour libérer des places dans le camp en vue accueillir de nouveaux prisonniers.

Ainsi, chaque homme s’attend à mourir d’un jour à l’autre et les perspectives futures sont absurdes et inconcevables. Les détenus voient régulièrement des camarades disparaitre du jour au lendemain, en se doutant qu’ils ont finis au four crématoire, situé juste à côté de leurs baraques :

Savez-vous comment on dit « jamais » dans le langage du camp ? « Morgen früh », [c’est-à-dire] demain matin.

L’impact de la violence sur les hommes : la déshumanisation

Le travail épuisant au Lager, la violence quotidienne et la bestialité du traitement réservé aux prisonniers finit ainsi par complètement les déshumaniser, en les rendant totalement à la merci des soldats Allemands. La violence exacerbée a fini par atteindre et briser l’humanité des détenus :

Voilà ce qu’ont fait les Allemands. Ils ont dix mille hommes, et ils ne forment plus qu’une même machine grise ; ils sont exactement déterminés ; ils ne pensent pas, ils ne veulent pas, ils marchent (…). [Ce n’est] pas de la résignation, mais plutôt l’inertie obtuse des bêtes battues qui ne réagissent plus aux coups (…). L’œuvre entreprise par les Allemands triomphants avait été portée à termes par les Allemands vaincus : ils avaient bel et bien faits de nous des bêtes (…). Les personnages de ce récit ne sont pas des hommes. Leur humanité est morte, ou eux-mêmes l’ont ensevelies sous l’offense subie ou infligée à autrui.

Cette violence est de plus contagieuse, et on observe une généralisation de la violence dans le camp. Loin d’être l’apanage des Allemands, elle trouve aussi sa place parmi les prisonniers.

L’impact de la déshumanisation : la violence s’immisce parmi les détenus mêmes

En effet, la violence s’immisce dans chaque section du camp, et trouve sa place d’abord chez les prisonniers non juifs envers les résidants juifs. Puis, plus surprenant, il existe aussi une violence régnant entre les prisonniers juifs eux-mêmes : réduits à la bestialité, leur humanité brisée, chacun lutte pour sa survie.

Ainsi par exemple, les prisonniers juifs montant en grade dans la hiérarchie (promus Kapos par exemple), vont s’efforcer de faire preuve d’encore plus de violence que les Kapos non Juifs, justement pour ne pas donner l’impression d’être trop laxiste envers les personnes de leur religion, et risquer de perdre leur place. La violence est l’outil par lequel ils peuvent montrer leur fiabilité aux soldats Allemands, et leur cruauté peut alors dépasser celle des non-Juifs.

On voit donc bien comment la lutte de tous les jours pour survivre se fait aux dépens des autres détenus, et comment la valorisation de cette violence est généralisée à tous les individus dans le camp : ce retour aux instincts bestiaux primaires est révélateur d’une déshumanisation totale. Il n’y a plus de notion de bien ou de mal ; seule la survie importe.

Le caractère symbolique du mode d’extermination des Juifs

Enfin, le mode d’extermination des Juifs est également symboliquement violent. Comme le rappelle Primo Levi en annexe, la déshumanisation atteint son paroxysme dans la mise à mort industrialisée organisée par les Allemands :

Le moyen même qui fut choisi pour opérer le massacre, était hautement symbolique (…) : le gaz toxique, déjà utilisé pour la désinfection des cales de bateaux et des locaux envahis par les punaises ou les poux. On a inventé au cours des siècles des morts plus cruelles, mais aucune n’a jamais été aussi lourde de haine et de mépris.

En finir avec la violence : le devoir de mémoire comme pulsion violente

Selon Primo Levi, ce qui lui a permis de survivre, c’est le devoir de mémoire. Il dit avoir survécu « dans le but précis de raconter les choses auxquelles nous avions assisté et que nous avions subies ». Il a ainsi décidé de relever le défi d’écrire la violence, de retranscrire l’horreur d’Auschwitz et de dire l’indicible :

 En fait, le livre était déjà écrit, sinon en acte, du moins en intention et en pensée dès l’époque du Lager : le besoin de raconter aux autres, de faire participer les autres, avait acquis chez nous, avant comme après notre libération, la violence d’une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires ; c’est pour répondre à un tel besoin que j’ai écrit un livre ; c’est avant tout en vue d’une libération intérieure.

Cette violence subie se retranscrit donc chez l’auteur par la violence du besoin de transmission, de témoignage de l’horreur. Il dénonce la violence à travers la littérature, pour dénoncer ses effets sur les hommes. Cet ouvrage ne répond donc pas seulement à un besoin de l’auteur, qui y trouve une « libération intérieure » : il a également le sentiment d’avoir le devoir de témoigner pour éviter l’oubli, de cultiver la mémoire pour ne pas effacer la violence subie.

Déjà, pendant sa vie au camp, Primo Levi se rend compte de l’importance de résister à la violence. C’est un de ses camarades, Steinlauf qui lui révèle cela. Alors que la plupart des prisonniers renoncent à leur hygiène du fait de l’absurdité des gestes quotidiens comme se laver la figure, ou encore nettoyer sa chemise, Steinlauf met un point d’honneur a faire attention à son apparence.

En effet, c’est une manière pour lui de lutter contre la déshumanisation du camp de concentration, un moyen de survivre à la violence et de ne pas se laisser mourir. Il a un véritable devoir envers lui-même, de chaque jour se laver, car sa dernière ressource est celle de refuser son consentement :

C’est justement parce que le Lager est une monstrueuse machine à fabriquer des bêtes, que nous ne devons pas devenir des bêtes (…). Nous devons vouloir survivre, pour raconter, pour témoigner : et pour vivre, il est important de sauver au moins l’ossature, la charpente, la forme de la civilisation »

Conclusion

Primo Levi a dépeint l’omniprésence de la violence à Auschwitz, ainsi que ses conséquences sur les comportements humains. Son témoignage a une visée de mémoire, pour ne pas répéter les violences des camps de concentration.