semi-conducteurs

Définir les semi-conducteurs n’est pas chose aisée, mais ce qui les caractérise est leur omniprésence. Ces micropuces fabriquées à partir de silicium sont essentielles au fonctionnement de l’ensemble des appareils électroniques contemporains (téléphones, ordinateurs, voitures, etc.). Il n’est pas exagéré de les considérer comme la technologie la plus importante au monde, car nos vies et notre confort en dépendent. Ces puces sont à l’électronique ce que le pétrole est à l’industrie : sans elles, un pays retourne à l’âge de pierre. Par conséquent, les semi-conducteurs sont un exemple d’actualité incontournable pour aborder des thèmes primordiaux tels que les enjeux de souveraineté industrielle, de réindustrialisation et de commerce international entourant la mondialisation.

 

Les semi-conducteurs au fil des années

Taïwan et les semi-conducteurs : une stratégie de développement unique

Le marché des semi-conducteurs a connu son premier essor dans les années 1980. À cette époque, les multinationales décident de délocaliser leurs usines de semi-conducteurs (appelées fonderies) dans les nouveaux pays industrialisés (NPI), notamment les « Dragons » (Hong Kong, Taïwan, Singapour, Corée du Sud) en raison de leurs nombreux avantages.

Les stratégies de développement engagées par les Dragons exigeaient une forte accumulation de capital. Ces nations ont donc mis en place un grand nombre de mesures afin de promouvoir les investissements directs étrangers (IDE) en direction de leurs territoires : des subventions, des avantages fiscaux pour les entreprises, un système éducatif pour une main-d’œuvre hautement qualifiée, une protection des droits de propriété intellectuelle et des infrastructures portuaires modernes pour favoriser les échanges.

Taïwan a su tirer son épingle du jeu du commerce international grâce aux semi-conducteurs en se concentrant uniquement sur leur fabrication. Cela a permis à l’île de ne pas se faire assaillir de taxes américaines et européennes, contrairement aux autres pays d’Asie qui fabriquaient des puces et vendaient des produits dans lesquels celles-ci étaient implémentées. Par exemple : Toshiba, leader japonais de la microélectronique.

Cette stratégie de développement a permis à Taïwan d’atteindre le taux d’investissement de 35 % en 1980. De plus, en favorisant l’innovation, elle a réussi à faire émerger des entreprises telles que Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC), qui est aujourd’hui le leader mondial des semi-conducteurs.

 

L’organisation actuelle du marché des semi-conducteurs

À partir de 1990, l’avantage comparatif de Taïwan dans la fabrication des puces amène les entreprises d’électronique américaines (IBM, Nvidia, Microsoft, Intel, etc.) à totalement abandonner la production de micropuces afin de se concentrer uniquement sur l’élaboration de leur design. Ainsi, les États-Unis développent les puces, l’Asie les fabrique, il ne reste alors qu’à savoir où se place l’Europe dans l’organisation mondialisée de ce marché.

L’Europe a elle aussi subi la vague de délocalisations des fonderies en 1980 et ne s’est pas spécialisée dans le design des semi-conducteurs. Cependant, le vieux continent a une place essentielle, car il abrite la société ASML qui développe et assemble les machines permettant de produire les semi-conducteurs. Cette entreprise néerlandaise possède 80 % des parts de marché des machines permettant de fabriquer les semi-conducteurs de dernière génération.

On a donc trois continents qui marchent main dans la main afin de produire la ressource technologique la plus importante du siècle : vive la mondialisation. Vraiment ?

 

La désillusion de la COVID-19 : une prise de conscience mondiale

Malgré l’apparente efficacité d’une telle interdépendance, la mondialisation a de nombreux effets pervers, exposés au grand jour par la COVID-19. L’internationalisation des entreprises ainsi que la division internationale des processus productifs (DIPP) ont été la cause de fortes difficultés subies par certaines nations. Le secteur des semi-conducteurs en est le parfait exemple.

La pandémie a mis en lumière les limites de l’organisation de l’industrie mondiale et les risques que celle-ci représente pour la souveraineté des États. En provoquant une explosion de la demande mondiale en produits électroniques, la crise a provoqué une pénurie de semi-conducteurs. Cette situation a bloqué des pans entiers de l’industrie européenne et américaine. À commencer par les usines automobiles qui ont dû ralentir leurs cadences, faisant chuter la production mondiale de véhicules de 12 %. Les secteurs informatiques, très dépendants des micropuces, ont également été grandement pénalisés.

La complexité des chaînes de valeur a montré ses limites. La plupart des pays européens ont pris conscience qu’ils devaient changer leur modèle pour assurer une souveraineté industrielle dans des secteurs clés tels que celui des semi-conducteurs. L’Amérique et l’Europe ont compris qu’elles ne pouvaient pas compter sur la mondialisation en cas de crises majeures et qu’il devenait urgent de relocaliser certaines productions stratégiques (médicaments, armement, microélectronique, etc.) afin que la peur du déclin ne devienne pas une réalité.

 

Les défis des semi-conducteurs

Des tensions géopolitiques indissociables des enjeux économiques

Les intérêts qui entourent l’industrie de la microélectronique créent de vives tensions, car les pays qui détiennent les fonderies possèdent le cœur de l’économie mondiale. Par conséquent, Taïwan a une importance cruciale et ses fonderies sont convoitées. En effet, posséder des fonderies est un enjeu de prospérité, et la Chine l’a bien compris.

Néanmoins, elle a accumulé un retard irrattrapable dans le domaine de la microélectronique, car durant la guerre froide, les pays alliés aux États-Unis n’avaient pas le droit de vendre des semi-conducteurs à l’Union soviétique et à la Chine. Depuis, l’Empire du Milieu s’est fait distancer et a besoin d’importer des semi-conducteurs.

Aujourd’hui, la Chine cherche à renverser cette situation pour réduire sa dépendance vis-à-vis de ce marché largement contrôlé par des puissances rivales. Cette ambition concorde avec celle de la réunification avec Taïwan, car réintégrer l’île à son territoire lui permettrait d’accéder à une main-d’œuvre fortement qualifiée et à des infrastructures de pointe pour produire des composants microélectroniques.

Un tel scénario reste peu probable, car tant que les États-Unis n’auront pas construit de fonderies, ils resteront dépendants de Taïwan et seront prêts à être cobelligérants dans un conflit opposant Taïwan et la Chine de manière à protéger leurs intérêts. Aujourd’hui, Taïwan possède un bouclier de silicium… Mais pour combien de temps ?

Ces tensions révèlent une limite de la mondialisation. Même si de nombreuses théories vantent les échanges internationaux comme un facteur de paix, ils peuvent aussi provoquer des tensions quand ceux-ci portent sur des secteurs primordiaux pour la souveraineté d’une nation.

 

Des enjeux économiques sous-jacents : entre monopole et inflation

Le marché de la microélectronique est oligopolistique et TSMC est en situation de quasi-monopole. En 2022, la société représentait 56 % des puces fabriquées chaque année et 92 % des parts de marché pour les puces de dernière génération (et 8 % des parts étant détenues par Samsung en Corée du Sud).

Le monopole de TSMC est intéressant, car il est peu connu. Pourtant, son influence sur l’ensemble de l’économie mondiale est considérable, notamment son effet inflationniste. Aujourd’hui, seules cinq fonderies détiennent 90 % du marché mondial et l’augmentation de leurs marges lors de la période post-COVID est une des causes de l’inflation qui a surgi en 2021, comme l’a démontré le FMI dans une étude de 2021.

De ce fait, même si des entreprises comme TSMC ou Intel ne sont pas « price maker », il est évident qu’elles possèdent un « pricing power », comme l’explique Emmanuel Combe dans sa tribune « Inflation : la faute au profit ? », publiée aux Echos en 2023. En conséquence, ces entreprises jouent un rôle important dans l’augmentation des prix, du fait de leur fort pouvoir de marché.

 

Éviter la crise de souveraineté industrielle

Le Chips Act : mode ou nécessité ?

Pour faire face aux défis de l’industrie microélectronique, l’Union européenne et les États-Unis ont mis en place leur Chips Act. Il s’agit d’un ensemble de mesures visant à ramener des fonderies sur leur sol. En effet, la géographie industrielle des cinquante prochaines années se décide aujourd’hui et l’Europe comme les États-Unis savent qu’il est nécessaire de se préparer à une intensification du conflit entre Taïwan et la Chine.

Le Chips and Science Act engagé par le gouvernement Biden est un ensemble de mesures protectionnistes. Cette loi interdit explicitement aux entreprises américaines de vendre des technologies à la Chine et prévoit des montants de subventions colossaux pour favoriser la création d’usines de semi-conducteurs. Une fonderie est déjà prévue en Arizona, elle représente à ce jour le plus important IDE jamais fait en direction des États-Unis.

Quant à l’Europe, les investissements dans ce secteur sont soutenus par l’Union européenne dans le cadre de son Chips Act. Bruxelles a mis en place un plan de 43 milliards d’euros visant à multiplier par deux la part que représente l’Europe dans la production mondiale de puces, pour la porter à 20 % d’ici à 2030, contre 10 % actuellement.

 

Zoom sur l’Europe : le Chips Act, un nouveau pas vers une planification budgétaire européenne

Aux origines du projet européen, les aides de l’État étaient proscrites pour éviter la distorsion de concurrence, mais les temps ont changé et l’Union européenne ne se soucie plus de cette règle. D’après Ursula von der Leyen : « Il n’y a pas de futur sans semi-conducteurs. » Et le système de concurrence qui a été mis en place en Union européenne était de moins en moins efficace, alors que de nombreux pays tiers subventionnaient leurs entreprises pour favoriser la création de champions nationaux.

L’Europe ne doit plus être « l’idiot du village planétaire », comme l’explique Hubert Védrine (ex-ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002), et il convient de ne plus laisser faire la mondialisation. Pour se réindustrialiser, l’Europe choisit d’opter pour plus d’intervention à travers la mise en place d’un fédéralisme budgétaire, comme l’affirme Patrick Artus. D’après lui, il faut aller vers la construction d’un grand budget européen. L’Union européenne pourrait alors prendre la forme d’un État stratège au sens de Phillipe Aghion, Gilbert Cette et Élie Cohen dans leur ouvrage Changer de modèle. Cela permettrait de mettre en place une planification modérée dans des secteurs cruciaux pour la souveraineté industrielle.

 

L’Allemagne se veut être le fer de lance d’une nouvelle souveraineté européenne dans la production de puces

En effet, l’outre-Rhin essaie de s’élever au rang de futur leader européen des semi-conducteurs. Par exemple, la région de Dresde, dans l’ex-Allemagne de l’Est, est l’une des places fortes de la microélectronique en Europe, au point d’être surnommée la « Silicon Saxony ». Fort de cet engagement européen et de ses subventions, Berlin déploie l’artillerie lourde pour attirer les producteurs internationaux de puces. Ainsi, l’Allemagne a annoncé avoir conclu un contrat pour la construction d’une usine TSMC sur son sol et a porté à près de 10 milliards d’euros ses subventions au géant américain des semi-conducteurs Intel pour sa nouvelle usine qui verra le jour à Magdebourg.

La France essaie aussi de s’imposer, notamment grâce aux ressources du Chips Act, mais aussi grâce au fonds levé par le plan industriel « France 2030 » visant à réindustrialiser la France. Par exemple, la part de l’aide d’État accordée à la nouvelle fonderie de STMicroelectronics et GlobalFoundries près de Grenoble est de l’ordre du tiers. Le montant du projet s’élève à près de 7,5 milliards d’euros et bénéficie d’un soutien de l’État à hauteur de 2,9 milliards d’euros.

 

Les limites du Chips Act et des plans industriels

Cependant, passer à 20 % de production mondiale repose sur l’hypothèse que la production mondiale reste inchangée partout ailleurs. Or, la production mondiale risque d’augmenter en raison des investissements annoncés de nombreux pays dans la fabrication de semi-conducteurs. En outre, le montant de 43 milliards d’euros de l’Europe est largement en deçà du niveau d’investissement public de 255 milliards d’euros du Chips Act américain.

De plus, construire des usines ne suffit pas, l’Europe et les États-Unis rencontrent des obstacles sur la route de la réindustrialisation. Certaines fonderies sont retardées en raison de difficultés de recrutement de travailleurs qualifiés, une préoccupation qui concerne notamment l’Allemagne où la pénurie de main-d’œuvre qualifiée est particulièrement aiguë. L’investissement industriel n’est qu’un volet des mesures nécessaires pour réindustrialiser une nation. Il ne faut pas négliger l’importance du capital humain.

Enfin, le volume d’investissement global dans la microélectronique pourrait conduire à une surabondance de l’offre, mettant en péril la rentabilité des investissements en Europe.

 

Conclusion

Aujourd’hui, le processus de mondialisation ralentit et le marché des semi-conducteurs met en avant la dimension sectorielle de ce phénomène. Il apparaît que la démondialisation s’opère de manière ciblée et de façon plus ou moins conséquente en fonction de l’importance stratégique des secteurs.

L’industrie de la microélectronique montre que la réindustrialisation n’est plus seulement un enjeu de développement, mais une nécessité pour éviter le déclinisme. Entre régulation de l’inflation et souveraineté nationale, la relocalisation des usines de semi-conducteurs est un moyen de résilience économique. Ainsi, les semi-conducteurs catalysent les travers de la mondialisation et les faiblesses des pays développés.

Pour finir, les semi-conducteurs permettent de décloisonner la sphère économique de la sphère géopolitique et ainsi d’ouvrir sur des thèmes d’autant plus vastes.