État-nation

Dans ce deuxième article de la série, je vais essayer de t’expliquer les facteurs qui ont mené à un blocage dans la construction et la solidification des États-nations au Proche et Moyen-Orient. Je t’invite à aller lire la partie 1 de cet article qui t’explique ce qu’est un État-nation. Elle te permettra aussi de comprendre la difficile construction des États-nations en Afrique subsaharienne.

 

Deux références

Tout d’abord, je te propose deux références sur les facteurs qui entravent le processus de construction des États-nations :

  • G. Corm parle de « construction introuvable » des États-nations dans la zone MENA, en mettant l’accent sur des facteurs exogènes que sont les ingérences étrangères : le processus de création des États-nations serait donc bloqué par l’action des Occidentaux.
  • R. Aron met l’accent sur les facteurs endogènes. Il explique que dès le départ, c’est une question de politique interne. Et il note la présence d’un décalage entre un nationalisme fort au sein du pays et un État-nation dont la construction est gênée par des facteurs endogènes.

 

Création d’États-nations dans la zone MENA, ce qui pose problème

L’impact de la colonisation

Le terme MENA est une création occidentale qui signifie Middle East and North Africa. Il correspond à la projection d’un impérialisme occidental sur la région. Si les États au Moyen-Orient font aujourd’hui face à divers problèmes, c’est parce que le modèle qu’ils ont adopté est importé de l’Occident.

La colonisation a d’abord abouti à déstabiliser les sociétés et ainsi à rendre plus compliquée la création des États-nations. En effet, et c’est souvent le cas des pays issus des empires coloniaux, un État peut être créé sans véritable base nationale. C’est par exemple le cas de certains États d’Afrique du Nord et de la zone MENA, avec des frontières tracées « à la règle » comme en Libye. Comme on l’a vu pour l’Afrique subsaharienne, ces frontières ont été la source principale de conflits et de tensions, puisqu’elles ne tenaient pas compte de la diversité ethnique, religieuse et linguistique. Les populations voient leurs aspirations rejetées dans ces « États importés » (Bertrand Badie).

De plus, la colonisation et l’impérialisme occidental (de la deuxième mondialisation), qui ont discrédité le pouvoir politique, ont mené aujourd’hui à une forte dépendance extérieure des pays du Moyen-Orient. On peut prendre comme exemple la dépendance commerciale ou financière. En effet, certains pays de la zone MENA ont hérité de dettes importantes contractées pendant la période coloniale. Les conditions de remboursement et les politiques économiques liées à ces dettes ont souvent été dictées par les anciennes puissances coloniales et par des institutions financières internationales, contribuant ainsi à une forte dépendance financière.

 

Une hétérogénéité forte et des sociétés désunies 

L’hétérogénéité importante dans le monde arabo-musulman empêche la construction et la consolidation des États-nations. Cela est problématique, notamment pour la Turquie et l’Iran qui, dans leur identité, ont une composante arabo-musulmane mais qui ne s’y réduisent pas. Par exemple, on retrouve en Turquie une aire turcophone, mais avec des populations kurdes qui parlent la langue persane.

En fait, le « melting-pot » qui constitue un facteur de richesse aux États-Unis et en Europe est perçu comme un facteur de division dans la zone MENA, entravant de fait la consolidation de l’identité nationale.

E. Durkheim parle de « société segmentaire » (il explique la présence de tribus en conflit) pour caractériser la situation des pays du Moyen-Orient, en opposition avec la « société organique ». La zone MENA est en effet marquée par un phénomène « tribal » (présence de tribus) qui se répercute à l’intérieur de l’État : c’est l’exemple de la dissolution de la Libye.

 

Des États captifs et fragiles : une conception particulière des relations entre la société et la politique

On peut ici transposer les réflexions d’Achille Mbembe, historien et politologue camerounais, sur l’Afrique subsaharienne. En effet, pour lui, dans les pays de la zone MENA, l’État n’est pas perçu comme un bien commun, mais comme un bien anonyme dont il faut s’emparer. Certains groupes cherchent en fait à s’emparer du pouvoir pour pouvoir redistribuer la rente en cercles concentriques (donc à une partie de la population) auxquels certaines tribus ne sont pas intégrées. L’État est donc approprié par une minorité, et cette minorité peut être, comme en Arabie saoudite, la famille du souverain : c’est le cas de la tribu des Saoud. Elle peut aussi être religieuse, comme la minorité des Alaouites en Syrie, qui contrôle le pouvoir. 

Le fait que l’État soit considéré comme un bien dont il faut s’emparer a de nombreuses conséquences. Cela empêche l’existence d’un réel espace politique où débattre, et l’action de l’État ne vise pas à intégrer les minorités dans un État-nation mais à les contrôler, voire à les dominer. Cela entraîne une crainte permanente d’une instabilité, car les tribus peuvent se révolter à tout moment (par exemple, en 1979, les chiites se sont révoltés en Arabie saoudite). On parle de phénomène de siba pour qualifier cette peur.

Pour ce thème, il est aussi important de retenir la distinction que fait Nurkse entre État faible et État fort. Pour lui, un État faible est celui qui se retrouve incapable de dégager un intérêt collectif et qui n’exerce qu’une partie de ses fonctions régaliennes sur une partie de son territoire. Tandis que l’État fort parvient à imposer sa légitimité.

En résumé, dans les pays de la zone MENA, l’État n’est pas l’émanation de la société, il lui est extérieur, il s’impose à elle. 

 

État-nation réussi : l’exemple de la Turquie

La Turquie est un des rares exemples d’État-nation « réussi » dans la zone MENA. 

Il y a bien eu un processus de construction de la nation turque encadrée par l’État. C’est Mustafa Kemal Atatürk qui, après la guerre d’indépendance de 1922 (qui s’est traduite par une restauration de la souveraineté turque avec la reconquête d’une partie des territoires turcs), décide de créer un nouveau modèle d’État-nation. 

Mais cela s’est fait au prix fort. En effet, Atatürk voulait créé un État-nation sur le modèle de Fichte, c’est-à-dire fondé sur une communauté linguistique. Or, la Turquie, à ce moment-là, n’était pas ethniquement homogène, cette communauté n’existait pas : il a donc fallu la créer. Mais une communauté ne s’invente pas, donc cette création s’est faite au prix de violences politiques visant à réprimer les minorités, de façon à les incorporer de force dans l’État-nation turc.

Pour prendre un premier exemple, il y a eu un « nettoyage ethnique » contre les Grecs présents sur le territoire turc en 1920. Mais l’épisode le plus violent et sanglant est bien la répression militaire des insurrections kurdes, qui dure depuis 40 ans. Les Kurdes sont une minorité turque. Ils sont présents au sud de la Turquie, de langue iranienne, et réticents au processus de fusion voulu par le régime kémaliste. C’est-à-dire une fusion de tous les habitants de l’Asie Mineure en une nation turque turcophone.

Aujourd’hui, la Turquie est considérée comme un État-nation. La grande majorité de sa population est d’origine turque et la religion prédominante en Turquie est l’islam sunnite. Mais malgré cela, la Turquie compte une importante minorité kurde, qui se sent souvent aliénée par le gouvernement central d’Ankara.

 

Échec de la construction d’un État et d’une nation entreprise par les États-Unis en Afghanistan et en Irak

Un point ici sur ce qu’est le state building et le nation building.

« L’Afghanistan était la mission ultime de construction d’une nation », a écrit l’ancien Président américain George W. Bush.

En Afghanistan, comme en Irak, il a été question d’entreprendre un state building. Cela correspond entre autres à l’intervention de puissances extérieures pour construire ou reconstruire un État défaillant, voire effondré. Dans le sens où il n’arrive plus à assurer, voire même n’assure plus du tout, une sécurité physique, une stabilité politique et la production de services de base pour satisfaire les besoins de sa population.

C’est le retour des talibans à Kaboul qui a été le moteur du choix stratégique de Washington pour répondre aux attentats du 11 septembre 2001 : refaçonner le « Grand Moyen-Orient » (expression utilisée par les politiques américains pour qualifier la zone du monde arabe à l’Afghanistan). En Irak comme en Afghanistan, la guerre contre un régime ou contre les groupes djihadistes s’accompagnait du fameux nation building (qui se recoupe avec le state building).

Mais cette tentative d’importation du modèle de l’État occidental a été un échec en Afghanistan comme en Irak, puisqu’un État-nation ne peut en effet se construire que « de l’intérieur ». La construction d’un État en Afghanistan revenait à bâtir une nation. Or, la construction d’une nation constitue un exercice dont la nature et l’ampleur échappent largement à la capacité de n’importe quelle puissance étrangère.

 

Exemples où l’État et la nation sont dissociés

Des États faillis : l’exemple du Yémen

Revenons d’abord sur la définition d’un État failli. C’est un État qui ne parvient plus à assumer ses missions régaliennes emblématiques. C’est-à-dire qu’il a perdu le monopole de la violence légitime ainsi que le contrôle de la quasi-totalité de son territoire. Cela se traduit notamment par l’arrivée d’acteurs extérieurs sur son territoire.

Avant la guerre civile, le Yémen n’est pas un état failli, c’est un état faible de type tribal. Or, centre des Printemps arabes dans les années 2010, et aujourd’hui pays le plus pauvre de la péninsule arabique, le Yémen est devenu un État failli, aussi déchu du fait d’une guerre civile éclatant en 2011.

Le Yémen a failli car il n’a pas assuré ses fonctions régaliennes. Il n’a pas exercé sa puissance gouvernante en échouant à la défense de son territoire, au maintien de l’ordre public, ou encore, à la souveraineté de la monnaie nationale. À cela s’ajoute le fait que la guerre civile yéménite s’est internationalisée avec l’intervention saoudienne et émiratie contre un soutien iranien. Cette guerre s’est traduite par une catastrophe humanitaire aux conséquences étendues jusque dans la corne de l’Afrique.

 

Des nations sans État : l’exemple de la Palestine 

Une nation sans État est une nation non souveraine ne disposant pas de fait de structures étatiques.

Le cas de la Palestine est exemplaire : on a une nation palestinienne (sa population se reconnaît Palestinienne, est patriotique, aspire à vivre ensemble, ou encore, a une langue nationale), mais sans État puisque sans frontières officiellement définies.

Plus d’un siècle après la Déclaration Balfour de novembre 1917, qui se prononçait en faveur de l’établissement en Palestine d’un « foyer national » pour le peuple juif, les Palestiniens sont toujours en quête de leur « toit politique », et ce, même si, au fil des ans, leurs revendications ont été prises en compte par le droit international, qui prône la création d’un État palestinien à côté d’Israël.

 

Exemple de typologie pour une troisième partie de dissertation

Avec ce qu’on vient de voir, tu as une superbe typologie en place qui pourrait servir notamment dans une troisième partie de dissertation, ou pour la cartographie.

  • États : Égypte, Maroc, Tunisie, Iran, Israël
  • États faillis : Yémen, Libye, Syrie
  • États-nations : Turquie, Égypte
  • Nation sans État : Palestine

 

J’espère que cet article t’as aidé(e) à comprendre les enjeux autour de la question de l’État-nation dans la zone MENA. N’hésite pas à consulter tous nos articles de géopolitique !