Chine

Le 1er juillet dernier, la Chine a célébré le centenaire de la création du parti communiste chinois (PCC). Pas moins de 70 000 Chinois sont venus assister à la cérémonie présidée par Xi Jinping. Le leader a fait un long discours dans lequel il a souligné les progrès du pays et le « grand renouveau de la nation chinoise » à l’œuvre depuis la fin de la guerre civile.

« Seul le socialisme a pu sauver la Chine. Seul le socialisme aux caractéristiques chinoises a pu développer la Chine », a aussi affirmé le dirigeant vêtu d’un costume style Mao [i]. Cette référence au « grand timonier » nous conduit à entendre le mot « socialisme » dans son sens marxiste, c’est-à-dire la dictature du prolétariat.

Définition des « caractéristiques chinoises »

Il reste cependant à définir les « caractéristiques chinoises » qui amendent ce socialisme. On pense naturellement à la dimension capitaliste introduite par le parti dans les années 1980, qui était exprimée dans la formule quelque peu antinomique de « socialisme de marché » énoncée à l’époque. La nouvelle formulation de « socialisme aux caractéristiques chinoises » est certes plus pudique, mais interroge toujours sur sa cohérence.

Alors que la Chine est devenue l’une des deux premières puissances économiques mondiales grâce à l’économie de marché, comment expliquer que le marteau et la faucille, symbolisant l’alliance des ouvriers et des prolétaires contre la classe bourgeoise, figurent sur les drapeaux agités par les spectateurs de la cérémonie des 100 ans du PCC ? Pourquoi la Chine s’est-elle appuyée sur deux doctrines a priori incompatibles pour bâtir son modèle ? Quel compromis entre ces deux idéologies le parti cherche-t-il à bâtir ? Et dans quelle mesure ce compromis limite-t-il le potentiel de puissance chinois ?

Pour répondre à ces questions, nous analyserons les caractéristiques du modèle chinois avant d’examiner les conséquences de son ambiguïté sur la démographie et sur son potentiel d’exportations.

I – De quel régime parle-t-on ?

Avant d’aborder les contradictions du socialisme de marché, il est nécessaire de se pencher sur ses origines et ses caractéristiques.

Une origine communiste

À sa création à Shanghai en 1921, le parti communiste chinois s’inspire du marxisme et naturellement de la prise de pouvoir des bolcheviks en Russie quatre ans plus tôt. Lénine figure par exemple sur les billets de 1 yuan utilisés dans les territoires contrôlés par le PCC entre 1931 et 1937. Lorsque le PCC prend le pouvoir à l’issue de la guerre civile, une des premières mesures est la réforme agraire, c’est-à-dire une redistribution des terres, conformément à l’idéal égalitaire communiste.

La constitution de la RPC de 1949 reprend largement les idées de Karl Marx et s’inspire du léninisme. Dans son préambule, il est dit : « La République populaire de Chine est un État socialiste de dictature démocratique populaire, dirigé par la classe ouvrière et basé sur l’alliance des ouvriers et des paysans. » Enfin, durant ses premières années d’existence, la RPC est soutenue par l’URSS qui l’aide financièrement. La République populaire de Chine trouve donc ses origines dans l’idéologie marxiste et s’installe avec l’aide du grand frère soviétique.

Le « Grand bond en avant »

À la fin des 1950, le « grand timonier » prend ses distances avec le modèle soviétique. Il lance le « Grand bond en avant » qui instaure une organisation économique basée sur des « communes populaires », des regroupements de coopératives agricoles, devant produire non seulement leur propre nourriture mais aussi leur énergie et leurs produits industriels. Ce bouleversement distingue la Chine de son voisin soviétique, mais la RPC poursuit bien un idéal communiste puisque ces communes populaires ont pour objectif d’accélérer la collectivisation.

Devant l’échec de cette réforme et la famine qu’elle engendre, Mao se retrouve marginalisé au sein de son parti. Il lance alors la « grande révolution culturelle prolétarienne » pour restaurer son pouvoir. Il s’attaque notamment aux religions traditionnelles chinoises, en détruisant de nombreux temples et sculptures. Il s’inscrit là encore dans la continuité du communisme, Marx considérant la religion comme « l’opium du peuple ».

Affiche pour la révolution culturelle prolétarienne
Affiche de la révolution culturelle

Ainsi, la RPC promeut jusqu’à la mort de Mao l’idéologie communiste, d’abord en copiant le modèle soviétique, puis en développant sa propre version du communisme.

Un régime devenu largement capitaliste

C’est en 1978 que les réformistes arrivent au pouvoir et engagent la Chine dans un compromis entre le communisme et le capitalisme.

Il s’agit alors de sortir le pays de la pauvreté dans laquelle l’ont plongé les dernières réformes de Mao. Pour cela, Deng Xiaoping mise sur l’ouverture au reste du monde. Il décollectivise les terres et les paysans signent désormais des baux de plusieurs dizaines d’années avec l’État, ce qui les rend quasiment propriétaires. Rompant avec l’idéal d’autonomie communisme, Deng parie sur l’ouverture économique en créant les zones économiques spéciales comme celle de Shenzhen en 1979. Il s’agit d’enclaves capitalistes où les entreprises étrangères peuvent investir librement. Le leader déclare d’ailleurs aux Chinois « Enrichissez-vous ! », une injonction aux antipodes de la lutte contre le capital prônée par Marx.

Cependant, Deng présente ces réformes non pas comme une rupture avec le communisme mais comme une version pragmatique du socialisme. Ce pragmatisme est résumé par la célèbre formule du réformateur : « Peu importe qu’un chat soit noir ou blanc, s’il attrape la souris, c’est un bon chat », qui montre la prise de distance vis-à-vis de l’idéologie au nom de l’efficacité. Enfin, Deng cherche à empêcher une concentration excessive des pouvoirs et envisage des réformes démocratiques pour éviter des dérives semblables à la révolution culturelle.

L’arrivée de revendications

En 1989, les étudiants chinois, incités par les réformes menées par Gorbatchev et l’ouverture économique de leur pays, réclament plus de démocratie et dénoncent la corruption. Ces revendications amènent des dizaines de milliers de manifestants sur la place Tiananmen à Pékin. Face à ce mouvement inédit, le parti se divise sur la réponse à apporter. Les uns défendent la négociation avec les manifestants tandis que les autres prônent la fermeté. Xiaoping se range finalement dans ce deuxième camp, qui s’impose au sein du parti. Les autorités répriment alors les manifestations en faisant appel à l’armée.

Cette violente répression des manifestations surprend les Occidentaux, convaincus que la libéralisation de l’économie allait déboucher sur la démocratisation du pays. De son côté, le PCC s’est fait surprendre par l’ampleur des manifestations et ses cadres évincent plusieurs réformateurs jugés coupables d’avoir favorisé le mouvement. Zhao Ziyang et d’autres sont ainsi écartés du pouvoir, ce qui coupe court aux projets de réforme démocratique. Cette issue marque un réel tournant pour le modèle chinois. Elle confirme son autoritarisme politique malgré la dimension capitaliste naissante.

Les réformateurs reviennent au pouvoir peu de temps après avec Jiang Zemin qui poursuit les réformes économiques de Deng Xiaoping et fait entrer la Chine à l’OMC en 2001. Il opère aussi un changement idéologique majeur en autorisant le recrutement d’entrepreneurs issus du secteur privé au sein du parti [ii]. En effet, l’accès au PCC était jusque-là réservé aux « révolutionnaires », c’est-à-dire aux ouvriers, aux paysans et aux militaires.

Une hybridation inédite

Aujourd’hui, le régime chinois est donc une association improbable des deux idéologies ennemies de la guerre froide.

D’un côté, elle conserve des caractéristiques issues du communisme. Le seul vrai parti autorisé est bien le PCC, dont le blason symbolise toujours l’alliance des paysans et des ouvriers via la faucille et le marteau. La Constitution du pays revendique l’héritage du « marxisme-léninisme » dans son préambule et déclare que le pays est dirigé par « la classe ouvrière » dans son article premier [iii]. Concernant l’économie, le secteur public regroupe 60 % des entreprises [iv] et le parti dispose de cellules dans de nombreuses firmes. La planification n’est certes plus impérative, mais l’État fixe toujours les objectifs à atteindre dans les plans quinquennaux et oriente l’économie via l’allocation des prêts notamment.

Sur le plan politique

Les institutions perpétuent la tradition collégiale du communisme, avec des assemblées comme l’Assemblée populaire nationale (près de 3 000 représentants), le congrès du parti communiste (environ 2 300 délégués) et le comité central du parti (200 membres). Ce dernier élit les membres du comité permanent du bureau politique du comité central du parti, dont fait partie Xi Jinping. Le nom à rallonge de cet organe suprême de sept personnes illustre bien l’imbrication de plusieurs assemblées et comités censés représenter le peuple.

Mais dans les faits, tous les étages de cette gigantesque organisation ne sont plus que des courroies de transmission qui assurent l’application des décisions d’en haut dans tous les recoins de la Chine. Ainsi, malgré des institutions collégiales visant à assurer la démocratie populaire, c’est bien entre les mains de Xi Jinping, Secrétaire général du parti, que se concentrent désormais les pouvoirs. Aussi, le parti compte 50 % de cadres, alors que les paysans et ouvriers ne représentent plus que 35 % des membres, et l’adhésion des premiers est plus aisée que celle des seconds.

Autrement dit, les bourgeois, anciens ennemis du communisme, sont devenus les fers de lance du PCC. De plus, le système redistributif socialiste a laissé la place à des inégalités abyssales. En 2016, le coefficient de Gini était à 38,5 %. À titre de comparaison, la France est plus égalitaire avec un coefficient de seulement 31,9 % la même année [v]. Le système de protection sociale souffre de graves lacunes et n’est toujours pas uniformisé à l’échelle du pays. Enfin, l’enseignement fait l’objet d’une compétition féroce entre les élèves et le recours massif aux cours particuliers (7 enfants sur 10 suivent des cours particuliers entre la maternelle et l’équivalent du baccalauréat) biaise la promesse méritocratique.

Les institutions communistes et le libéralisme

En fait, la Chine fonctionne toujours selon des institutions communistes, dans leur organisation comme dans leurs symboles, mais l’idéologie qui les a façonnées s’est dissoute dans la société de consommation. L’émergence d’une classe moyenne brouille la dichotomie marxiste entre prolétaires et bourgeois, et rend la lutte des classes caduque. Cependant, le communisme et tous ses symboles sont au centre de la propagande du parti, qui met en avant ses origines pour légitimer son pouvoir.

Dès lors, le PCC tente de résoudre la contradiction entre les principes marxistes dont il se revendique et l’économie capitaliste qu’il alimente. La solution consiste à imposer une version de l’histoire qui passe sous silence les excès communistes de Mao et promeut la cohérence idéologique du parti. Le grand timonier tient une bonne place dans ce récit politique, en tant que fondateur du PCC, mais la révolution culturelle et les conséquences du Grand bond en avant sont tues.

Ainsi, la Chine s’est construite en empruntant à des modèles idéologiques radicalement opposés, ce qui en fait une hybridation de deux logiques inverses. Ces forces contraires du communisme et du libéralisme ont permis au PCC de développer rapidement le pays tout en gardant le pouvoir, mais elles génèrent différentes contradictions que nous allons maintenant analyser.

II – Les objectifs démographiques du parti se heurtent à l’individualisme nourri par le marché

Les contradictions du modèle chinois s’illustrent pleinement dans le défi démographique. En effet, les incitations du PCC à procréer rencontrent la réticence de la population, habituée par le marché à gérer comme elle l’entend sa sphère privée.

Géant démographique avec son 1,4 milliard d’habitants, la Chine entretient un rapport particulier avec sa démographie. Avec sa politique de l’enfant unique lancée en 1979, Deng Xiaoping cherchait à consacrer les ressources de l’État au développement économique et à la hausse du niveau de vie. Il s’agissait d’une rupture très nette avec la politique de Mao qui incitait sa population à croître. Cette stratégie a eu des effets nets et rapides, puisque le taux de fécondité est passé de 5,75 en 1970 à 2,75 enfants par femme en 1978. La règle de l’enfant unique a été supprimée en 2016, après divers assouplissements. La nouvelle limite est alors fixée à deux enfants, et cette année la Chine a annoncé qu’elle allait passer à trois enfants.

Ce revirement s’explique sans difficulté. Le taux de fécondité du pays n’est plus que de 1,6 enfant par femme [vi], soit bien en dessous du taux de renouvellement de 2,1. En mai dernier, la Chine a publié les résultats de son recensement de 2020. La population est toujours en croissance, mais seulement de 0,5 % par an, soit le taux de croissance le plus faible depuis 1960. Ce ralentissement de la croissance démographique n’est bien sûr pas une surprise puisqu’il est symptomatique de tout développement économique.

Une sous-natalité malgré des assouplissements

Cependant, l’inefficacité de l’augmentation du nombre d’enfants par foyer est plus alarmante pour le parti. En effet, le PCC pensait pouvoir facilement soutenir la croissance démographique en levant les limitations imposées quelques décennies plus tôt. Seulement, la règle semble s’être transformée en norme sociale, adoptée par la majeure partie de la population.

On peut expliquer cette sous-natalité de plusieurs manières. D’abord, le coût d’un enfant est significatif puisque l’enseignement est très peu subventionné, ce qui oblige les parents à payer des frais de scolarité élevés auxquels s’ajoutent des cours particuliers souvent nécessaires pour obtenir les meilleures universités. De nombreux Chinois aujourd’hui en âge de procréer sont des enfants uniques qui doivent déjà s’occuper de leurs deux parents et choisissent donc de limiter leur nombre d’enfants pour assumer cette charge. Mais l’aspect financier ne suffit pas à expliquer la réticence de la population à agrandir son foyer.

En effet, la politique de l’enfant unique et l’économie de marché ont habitué beaucoup de Chinois à un mode de vie urbain avec un certain confort matériel. Comme l’État accorde peu d’aide financière pour élever des enfants, les parents sont amenés à choisir entre leur confort matériel et l’agrandissement de leur foyer. La plupart des jeunes couples privilégient leur niveau de vie et limitent leur descendance à un enfant, voire choisissent de n’en avoir aucun.

En plus de faire baisser la natalité, l’essor économique a fait progresser l’espérance de vie et fait migrer de nombreux actifs en ville. Les personnes âgées sont donc plus nombreuses et pâtissent de l’éloignement de leurs enfants, créant une situation délicate pour le régime qui doit d’urgence développer son système de protection sociale.

L’enrichissement individuel est relégué au second plan

Si l’on ajoute la quête du leadership mondial annoncée par Xi Jinping, on comprend l’activisme du parti pour inciter les Chinois à procréer. La démographie est bien sûr une composante essentielle de la puissance et dans le cas chinois, la place de première puissance démographique légitime aussi celle de première puissance mondiale. Le PCC s’active donc et opère une réorganisation des priorités. L’enrichissement individuel promu par les réformistes dans les années 1980 est relégué au second plan pour laisser place à une vision traditionnelle de la famille.

Xi Jinping déclare donc : « La famille est la cellule de base de la société et l’école de la vie. Quels que soient les changements des modes de vie, nous devons y intégrer les valeurs socialistes fondamentales et promouvoir les vertus familiales traditionnelles de la nation chinoise. » [vii]. Autrement dit, le capitalisme ne doit pas remettre en cause le fait d’avoir des enfants et de participer au renouvellement de la population d’actifs. En évoquant les « valeurs socialistes fondamentales », le leader rappelle aussi la primauté du collectif sur le bien-être individuel.

Mais le parti ne se contente pas de ce revirement idéologique. Pour éviter un déclin démographique imminent, il a récemment encadré le secteur lucratif des cours particuliers et allongé la durée des journées de classe pour en limiter l’attractivité [viii]. Il incite également à la redistribution des richesses, dans le cadre de la « prospérité commune » défendue par le président. Cependant, malgré cette double offensive pragmatique et idéologique, les jeunes demeurent pour le moment sourds aux incitations populationnistes du régime.

La libéralisation de l’économie a donc rendu les Chinois plus individualistes alors que le PCC prône un retour aux valeurs du socialisme pour assurer la pérennité du modèle social et la puissance du pays. Les contradictions du « socialisme de marché » se manifestent donc bien dans le défi démographique auquel la Chine fait face. Elles s’expriment également dans le domaine économique, où elles compliquent les choix des entreprises et limitent les capacités d’exportations du pays.

III – Le contrôle politique du marché limite les capacités d’exportations chinoises

Afin de ravir la place de première puissance mondiale aux États-Unis, la Chine développe des multinationales capables de concurrencer les groupes américains, mais ces firmes chinoises ne doivent en aucun cas faire de l’ombre au parti, qui cherche à garder son contrôle exclusif sur le pays. L’ambiguïté de ce double objectif constitue une limite à l’essor chinois.

Le PCC limite la marge de manœuvre des entreprises chinoises et réduit leur capacité à obtenir des contrats

La Chine a favorisé l’émergence de ses propres champions du numérique en adoptant un protectionnisme restreignant l’accès des GAFA à son territoire et subventionnant ses propres firmes. Cette stratégie, souvent associée à l’espionnage industriel, a abouti à la création de firmes chinoises puissantes telles que Huawei, Tencent ou Alibaba. Seulement, certains des dirigeants de ces groupes sont tentés d’utiliser leur influence pour promouvoir leurs propres idées, ce qui les conduit parfois à critiquer le régime.

L’exemple de l’emblématique Jack Ma, le fondateur du groupe Alibaba

En octobre 2020, l’ancien dirigeant de la version chinoise d’Amazon critique le système bancaire chinois. Le mois suivant, l’État annule l’introduction en bourse pour 35 milliards de dollars de la filiale financière du groupe Alibaba, Ant Group. Dans le même temps, l’homme d’affaires disparaît brutalement des médias et n’est revu dans une courte vidéo qu’en janvier 2021. La disparition de Jack Ma semble donc s’intégrer dans la lutte du parti contre le développement d’un modèle financier concurrent du système public.

Jack Ma en 2008

L’exemple de Jack Ma est loin d’être isolé puisque d’autres hommes d’affaires ont subi des procès politiques pour avoir critiqué le régime. Sun Dawu, le fondateur d’une firme d’agroalimentaire a été arrêté en 2020 pour avoir « provoqué des troubles à l’ordre public ». Toujours l’an dernier, Ren Zhiqiang, ancien président d’un groupe d’immobilier, a été emprisonné pour corruption. Il avait critiqué Xi Jinping et dénoncé sa gestion de la crise sanitaire. Ces rappels à l’ordre sont à mettre en perspective avec les relations tumultueuses qu’entretiennent les GAFA américains avec leur gouvernement. Début 2021, ces mastodontes de la Silicon Valley ont en effet suspendu les comptes du président Donald Trump, une défiance majeure vis-à-vis du pouvoir politique que Pékin ne souhaite pas voir se développer sur son sol.

Un interventionnisme assumé

De plus, les intérêts des entreprises peuvent entrer en contradiction avec la vision de la société défendue par le parti. En août 2021, le gouvernement a par exemple décidé de limiter le temps que les moins de 18 ans passent à jouer aux jeux vidéo. Cette décision durcit des restrictions déjà mises en place en 2019 et affecte plusieurs groupes chinois, notamment le géant Tencent.

Ce dernier est le premier éditeur mondial de jeux vidéo et a généré 20 milliards d’euros de recettes en 2020 [ix]. La décision des autorités limite ainsi un marché intérieur stratégique pour les firmes chinoises du secteur. Au nom de la lutte contre l’addiction aux jeux vidéo, qualifiés d’« opium mental » par un journal gouvernemental [x], le PCC est donc prêt à freiner l’essor de ses firmes les plus puissantes.

Le parti entend ainsi exercer un contrôle étroit sur le secteur privé, pour préserver son hégémonie mais aussi pour contrôler les effets du capitalisme sur la société chinoise. Ce double objectif est explicitement exprimé par Xi Jinping, qui déclarait à des officiels en 2020 : « Unifiez les membres du secteur privé autour du parti, et améliorez la promotion du développement sain de l’économie de marché. » [xi]

Cet interventionnisme assumé des autorités dans l’économie dissuade dans une certaine mesure les entreprises d’innover et peut limiter leur développement. En somme, le PCC pousse ses firmes à se développer pour soutenir la puissance économique du pays, mais condamne sévèrement tout écart, ce qui ne leur laisse qu’une délicate ligne de crête pour évoluer.

Un contrôle qui s’exerce aussi sur les entreprises

Le contrôle du PCC s’exerce aussi via le recrutement de dirigeants d’entreprise. En effet, l’adhésion au parti est souvent nécessaire pour gravir les échelons de la hiérarchie. En s’immisçant au sein des entreprises, le parti brouille la séparation entre le pouvoir politique et les intérêts privés. Cette confusion suscite la méfiance des potentiels clients des groupes chinois qui craignent qu’en leur accordant des contrats, ils servent directement les intérêts du gouvernement. Ces inquiétudes se matérialisent particulièrement dans le secteur des NTIC, où les acteurs peuvent intercepter les communications transmises par leurs équipements.

Huawei a par exemple été accusé d’espionnage au profit de la Chine à plusieurs reprises, aux États-Unis et aux Pays-Bas notamment. Il est difficile de savoir si ces accusations sont un prétexte pour priver de contrat le groupe chinois ou si elles se fondent sur des preuves tangibles. Cependant, dans les deux cas, la conséquence est la même pour la firme, à savoir un frein à sa croissance. En l’occurrence, Huawei a été disqualifié dans le déploiement des réseaux 5G des États-Unis et du Royaume-Uni, alors même qu’il était parmi les plus compétitifs du marché [xii].

Ainsi, la proximité de l’État chinois avec les entreprises du secteur privé suscite la méfiance des entreprises et des autorités étrangères qui les soupçonnent de travailler pour le compte de leur gouvernement et leur ferment ainsi leurs marchés. Encore une fois, cette situation impose aux groupes chinois de trouver un équilibre fragile : donner des garanties à leurs clients étrangers sans trop s’éloigner des intérêts du parti.

La censure du PCC réduit aussi la capacité de séduction de la Chine

Géant démographique de 1,4 milliard d’habitants, la Chine fait pâle figure en termes de puissance culturelle. Ses voisins sud-coréens et japonais, qui ne représentent à eux deux qu’un huitième de la population chinoise, diffusent pourtant leurs productions culturelles dans toute l’Asie de l’Est. K-Pop, mangas, animés et autres productions vidéoludiques fascinent leurs voisins, à commencer par les citoyens de l’Empire du Milieu. La dissymétrie entre la puissance économique chinoise et son influence culturelle s’explique en partie par le contrôle du PCC sur le secteur de la culture.

Une mainmise chinoise sur la culture

En effet, le parti surveille à la fois les productions chinoises et les contenus importés de l’étranger, pour s’assurer qu’ils ne véhiculent pas des messages contraires à son idéologie. C’est le GAPPRFT (General Administration of Press, Publication, Radio, Film and Television) qui s’assure de cette conformité, en interdisant certains films et en modifiant d’autres. Les scènes trop violentes ou faisant référence à la religion sont par exemple supprimées. Ce filtre réduit la richesse culturelle des contenus consommés par les Chinois et les prive de sources considérables d’inspiration pour créer leurs propres œuvres. De même, les réseaux sociaux chinois fonctionnent en vase clos vis-à-vis du reste du monde. La plupart des réseaux sociaux étrangers comme Facebook et Twitter sont interdits, et les réseaux nationaux comme WeChat ou Weibo sont soumis à la censure.

Ainsi, en décidant de garder la mainmise sur la culture de son pays, le parti entretient une distance culturelle avec le reste du monde et limite ainsi la capacité de pénétration des œuvres chinoises à l’étranger. Le volontarisme de la Chine est pourtant manifeste. En collaborant avec Hollywood pour plusieurs films, le gouvernement espère acquérir les savoir-faire américains en matière de cinéma et pouvoir ainsi développer sa propre industrie, Chinawood. Mais pour ce faire, il ne s’agit pas seulement de s’approprier des compétences techniques, mais aussi de partager un univers culturel, dont les Chinois sont largement coupés.

Le problème de l’enseignement chinois

Le système de formation défendu par le PCC tient aussi un rôle dans la faiblesse du rayonnement culturel chinois. L’enseignement chinois développe la mémorisation plutôt que la capacité d’analyse et son Gaokao, l’équivalent du baccalauréat, évalue la capacité de mémorisation de connaissances factuelles, dans l’esprit des examens impériaux. Le système scolaire forme donc des citoyens doués d’une bonne mémoire, mais avec peu d’esprit critique, ce qui favorise l’acceptation du parti dans la population mais limite sa capacité d’initiative. Or, ce sont précisément les capacités d’imagination et d’analyse critique qui font la profondeur et l’intérêt de nombreuses productions culturelles.

Le PCC est cependant très actif pour diffuser sa vision du monde et finance divers médias pour diffuser sa culture, comme la chaîne internationale CGTN, construite sur le modèle du média global anglo-saxon. Parallèlement, Pékin renforce sa présence sur les réseaux sociaux occidentaux en recrutant des YouTubeurs ou bien en utilisant de faux comptes Twitter pour relayer massivement certaines informations. Cette présence peut parfois se faire plus agressive, comme en mars dernier, lorsque l’ambassade de Chine a qualifié sur Twitter un chercheur français de « petite frappe » pour avoir été critique envers Pékin.

Une promotion culturelle à l’étranger limitée

La promotion culturelle à l’étranger repose donc principalement sur des acteurs institutionnels, comme CGTN ou les instituts Confucius et non sur des entreprises privées diffusant leurs contenus musicaux ou cinématographiques comme aux États-Unis. C’est toujours l’État chinois qui est à l’initiative pour diffuser son idéologie, de manière plus ou moins discrète, et son omniprésence suscite la méfiance des autres pays qui dénoncent la propagande chinoise. Cette méfiance est bien le signe qu’il ne s’agit pas de soft power, qui serait accepté sans réticence, mais d’une action régalienne, finalement plus proche du hard power, pour reprendre les concepts de Joseph Nye.

Télévision centrale de Chine
Siège de CGTN à Pékin

Ainsi, la Chine a su développer des firmes de poids dans le secteur des NTIC grâce à l’économie de marché, mais le parti unique et le contrôle de l’information hérités du communisme limitent sa capacité de séduction. Autrement dit, le « socialisme de marché » a fait émerger des entreprises à même de produire des informations et des contenus culturels, mais entrave leur capacité à les diffuser à l’étranger. On peut donc dire que ce modèle peine à produire un soft power à la hauteur de son hard power.

 

Conclusion

Le « socialisme aux caractéristiques chinoises » est un objet complexe dont l’identité communiste a été dénaturée par les ajouts capitalistes des réformateurs. Il combine un système politique autoritaire socialiste et une économie de marché, empruntés à deux systèmes rivaux. Ces deux composantes répondent à des logiques contraires et le parti cherche la bonne proportion de chacune pour atteindre un compromis permettant de développer le pays tout en ménageant son unité.

Il s’agit d’encadrer le marché, nécessaire au développement économique, pour l’empêcher de pervertir la société et de concurrencer l’autorité politique. Cependant, cet encadrement peine à contenir toute influence individualiste menaçant la puissance démographique du pays et limite la capacité des entreprises à exporter, autant ses produits que sa culture.

Une méfiance vis-à-vis de l’étranger

Ces concessions faites au détriment de la puissance montrent que le « socialisme aux caractéristiques chinoises » suit une trajectoire profondément différente de celle des États-Unis, qui ont privilégié le rayonnement international à la cohésion. Là où ces derniers ont investi les quatre coins du globe et irrigué le monde de leurs marchandises et de leur culture, la Chine se méfie des interactions avec l’étranger. Le PCC s’interpose pour contrôler les informations venant de l’extérieur afin de conserver son emprise sur la population et promouvoir sa vision de la société au sein du pays. Symétriquement, il choisit les messages qui sont diffusés à l’étranger et pilote lui-même les principaux médias globaux chinois.

Cette omniprésence du parti communiste s’est renforcée ces dernières années, ce qui augure une « socialisation » de la doctrine au détriment de sa dimension capitaliste. Cette évolution confirme que le parti cherche toujours à amener son modèle vers le juste équilibre. Selon ses dirigeants, la Chine ne se situe en effet qu’à une « phase primaire du socialisme » et doit encore progresser vers une version plus aboutie, reste à savoir laquelle.

Références

[i] Centième anniversaire du parti communiste chinois (Le Monde)

[ii] Que reste-t-il du communisme en Chine ? (Le Monde diplomatique, juillet 2021)

[iii] Constitution chinoise

[iv] La Chine en 100 questions, Valérie Niquet (2017)

[v] Banque mondiale

[vi] CIA World Factbook

[vii] De plus en plus de citadines chinoises refusent les injonctions à la maternité du régime communiste (Le Figaro, mai 2021)

[viii] La Chine tente de réglementer le secteur du soutien scolaire, source d’inégalités (Le Monde, juillet 2021)

[ix] Jeux vidéo : l’insatiable appétit de l’ogre chinois Tencent pour les petits studios (Le Figaro, juillet 2021)

[x] Les jeunes Chinois ne pourront jouer plus de 3 heures par semaine aux jeux vidéo (Les Echos, août 2021)

[xi] La Chine neutralise les hommes d’affaires critiques du pouvoir (Le Monde, décembre 2020)

[xii] 6 questions pour comprendre les accusations d’espionnage contre Huawei (Le Monde, mai 2019)