Alors que l’Argentine basculait à gauche il y a quelques semaines, de son côté, l’Uruguay a décidé de tourner la page en élisant la semaine dernière Luis Lacalle Pou (centre droit). À l’occasion de ce scrutin, je te propose de revenir sur l’histoire de ce pays avant d’analyser, dans un second temps, ce tournant libéral d’une grande importance pour la région.

I – Un modèle entaché par douze années de dictature

L’Uruguay s’est très tôt différencié de ses voisins en mettant en place – dès 1903 – une social-démocratie progressiste. Sous l’impulsion de José Batlle y Ordóñez, l’Uruguay s’est modernisé et a adopté une législation très avancée pour l’époque tant sur le plan économique (nationalisations des secteurs clés de l’économie) que social (limitation du temps de travail, droit de grève, premier congé maternité…). Cette stabilité politique et ce respect des libertés démocratiques vaudront à l’Uruguay d’être qualifié de « Suisse d’Amérique du Sud ».

Ces avancées sociales (8 % d’analphabètes en 1942) et cette prospérité économique n’ont toutefois pas duré au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Suite à une grave crise économique dans les années 1960, l’inflation devient très vite incontrôlable, multipliant le coût de la vie par quatre. Face à cette dégradation du niveau de vie, l’Uruguay rompt avec le parti Blanco préférant l’alternative proposée par le parti Colorado et élit, en 1966, le général Oscar Gestido (qui est mort un an plus tard) et son colistier Jorge Pacheco.

Pour juguler l’inflation, Jorge Pacheco, met alors en place une politique d’austérité tout en établissant un strict contrôle des prix. Bien qu’étant un succès, sa présidence connaîtra très rapidement des dérives autoritaires. Premièrement, face à la contestation populaire, il n’hésitera pas à user de la violence et à financer des groupes, les escadrons de la mort, chargés d’interner et de tuer les opposants politiques. Puis, il pérennisera des mesures de sécurité, censées être temporaires par définition (las medidas prontas de seguridad), restreignant ainsi les libertés individuelles et instituant une censure. Face à cela, un parti de gauche voit le jour, le Frente Amplio, et une guérilla révolutionnaire, Tupamaros, est créée.

La dictature n’a toutefois – officiellement – lieu qu’à partir de 1973, moment où l’armée s’accapare du pouvoir avec le soutien passif des États-Unis. Juan Bordaberry, digne successeur de Jorge Pacheco en matière de répressions, mène alors une lutte acharnée contre la guérilla révolutionnaire et le Frente Amplio en participant notamment à l’opération Condor. Cette opération renvoie à une campagne d’assassinats (dans plusieurs pays) perpétrés dans les années 1970, et ayant comme objectif de se débarrasser des milices socialistes.

Cette dictature a donc été caractérisée par une rare violence. Selon plusieurs ONG, il s’agit de l’une des plus répressives du monde puisque l’on dénombrait plus d’un prisonnier politique pour 450 habitants. Fort heureusement, les manifestations généralisées et la pression internationale contraignent le régime à organiser des élections partiellement libres en 1984. Néanmoins, ce n’est qu’à partir de 1985 que cette dictature prend réellement fin avec la libération des prisonniers politiques. Par la suite, le groupe révolutionnaire Tupamaros cesse d’exercer et est inclus dans la grande coalition de gauche du Frente Amplio.

Ce sera donc au prix de concessions, parfois douloureuses (à l’instar de l’amnistie des généraux responsables de crime contre l’humanité), que l’Uruguay retrouve, début 1990, sa stabilité politique d’antan.

II – Tournant libéral après quinze ans de gouvernance à gauche

L’Uruguay retrouvera cette stabilité politique d’autant plus rapidement qu’en 2005 Tabaré Vazquez devient le premier président de la République à être issu du Frente Amplio. Non seulement son élection marque la fin de la monotone alternance entre le parti Colorado (libéral) et le parti Blanco (conservateur), mais elle signifie également le début d’une nouvelle ère marquée par le progrès économique et social.

Profitant d’un cycle économique favorable aux pays exportateurs, son gouvernement distribue une partie importante du revenu national aux couches populaires, permettant une diminution significative de la pauvreté : celle-ci passe de 40 % en 2005 à 6,2 % en 2016 (personnes vivant sous le seuil de pauvreté). Sa politique économique – bien que rompant avec l’ultralibéralisme des précédents présidents – reste toutefois relativement prudente. La dette est divisée par deux (elle passe de 80 % du PIB en 2002 à 44 % en 2010) et l’inflation reste maîtrisée bien qu’étant supérieure à 7 % à partir de 2016.

C’est surtout sur le plan social que l’Uruguay étonne. Suite à son élection en 2010, Jose – dit « Pepe » – Mujica (membre du Frente Amplio et ex-Tupamaros) continue la politique de son prédécesseur en allant même plus loin. En 2012, il décide de légaliser totalement l’avortement, faisant de cette décision un symbole fort dans une Amérique latine où seul Cuba autorise cette pratique sans condition. Une année plus tard, il autorise le mariage homosexuel et l’Uruguay est l’un des premiers pays au monde à légaliser la vente de cannabis.

L’arrivée au pouvoir du Frente Amplio coïncide donc avec une forte croissance économique (5,6 % de croissance en moyenne entre 2004 et 2013), liée avant tout à la « bonanza » du prix des matières premières (renforçant les exportations), ainsi qu’aux mesures prises par les gouvernements de T. Vazquez et J. Mujica. Ces derniers, contrairement aux autres pays socialistes du continent, ont rendu la fiscalité plus progressive (encore largement inférieure aux pays de l’OCDE) permettant de faire progresser la classe moyenne (39 % à 71 % de la population) et de relancer la consommation, qui avait faibli à la suite de la crise de 2002.

L’autre clé de cette réussite réside dans la capacité de cette économie à se diversifier. Le nombre d’investissements dans les sciences et les technologies ont grimpé de 73 % en douze ans, faisant de l’Uruguay le premier pays d’Amérique du Sud, à, par exemple, assurer la « traçabilité électronique de l’exportation de sa viande ». Toutes ces mesures, couplées à une démocratie et à une sécurité juridique forte, ont rendu l’Uruguay attractif pour de nombreux investisseurs. Finalement, le « petit » marché uruguayen de 170 000 km² est sans doute devenu l’un des plus intéressants de la région.

Pourtant, et malgré toutes ces réussites, le 24 novembre 2019, le Frente Amplio n’a pas réussi à rassembler suffisamment de voix pour que son candidat, Daniel Martinez, accède à la présidence. Les raisons pouvant expliquer cette défaite sont multiples.

Tout d’abord, il est certain que la mauvaise conjoncture économique récente ait joué en défaveur du candidat socialiste. Malgré la diversification de son économie, l’Uruguay reste encore – comme de nombreux pays d’Amérique latine – très dépendant des exportations. La baisse du prix des matières premières, à partir des années 2010, s’est ainsi rapidement fait sentir sur l’économie. Dès 2012, on a constaté une légère hausse de la dette et du déficit public, conséquence directe de l’affaiblissement de la croissance. S’ajoute à cela, la récente crise argentine (l’un des principaux partenaires de l’Uruguay) qui a pénalisé le dynamisme de l’économie. Actuellement, le déficit public est supérieur à 5 % et le taux de croissance avoisine les 1 %. Derrière cette mauvaise conjoncture se cache la réelle peur d’une partie des Uruguayens : le déclassement. La classe moyenne (71 % de la population) considère – et à raison – sa position comme fragile et comme pouvant être remise en cause. Ces citoyens gardent en mémoire l’époque – pas si lointaine – où ils appartenaient encore à la classe la plus pauvre. Face à cette crainte, beaucoup ont été séduits par le discours libéral du candidat Luis Lacalle Pou promettant de réduire l’impôt de la classe moyenne (la plus taxée).

La seconde raison pouvant expliquer ce tournant politique a trait à la sécurité interne du pays. L’Uruguay fait traditionnellement partie des pays les plus sûrs d’Amérique latine, mais en 2018, il a connu une recrudescence de la violence. Selon les derniers chiffres, le taux d’homicides aurait augmenté de 45 % en 2017. Alors que le Frente Amplio est accusé de laxisme, le parti Blanco a lui promis de lutter efficacement contre ces violences en confiant à l’armée des tâches normalement effectuées par la police et en créant une peine de prison à perpétuité.

Certes, l’élection de Luis Lacalle Pou illustre un tournant dans la vie politique uruguayenne, mais force est de constater que la gauche reste encore très présente. Les sondages prédisaient au candidat libéral une victoire de plus de cinq points ; ce dernier l’a finalement emporté (après une attente d’une semaine) d’un petit point d’écart. Il est d’ailleurs fort probable que les crises colombiennes et chiliennes – en tant que crises liées au modèle libéral de ces deux pays – aient fait baisser les intentions de vote pour le candidat nouvellement élu. Quoi qu’il en soit, Luis Lacalle Pou prendra ses fonctions le 1er mars 2020 et devra gérer sa « coalition multicolore » regroupant des partis de centre droit, de droite et d’extrême droite.

III – Le tournant libéral marquera-t-il la fin du modèle social uruguayen ?

Le modèle social uruguayen est sans conteste le plus avancé d’Amérique latine. En ce qui concerne la pauvreté, les politiques sociales mises en place par les gouvernements socialistes ont fait considérablement diminuer la pauvreté, permettant ainsi à de nombreuses personnes de rejoindre la classe moyenne uruguayenne. Le pays a également, comme je l’évoquais précédemment, légalisé l’avortement, le mariage homosexuel et le cannabis.

Ces avancées sociétales ne devraient toutefois pas être remises en cause par le futur gouvernement, ce qui a le mérite d’être une exception notable puisque la droite latino-américaine est réputée pour son héritage cléricale et conservatrice. Luis Lacalle Pou a en effet promis de ne pas toucher à ces réformes effectuées sous la présidence de Jose Mujica bien qu’il se soit, à titre personnel, opposé à l’ensemble de ces mesures.

Les gouvernements socialistes ont également poussé à la syndicalisation et ont profondément modernisé l’éducation et le domaine de la santé. À titre d’exemple, en 2006, Tabaré Vazquez a reçu un prix de l’OMS, en reconnaissance de la politique de son gouvernement contre le tabagisme.

IV – Conclusion

Après quinze années de gouvernance, le Frente Amplio, modèle socialiste de la région, n’a pas réussi à recueillir suffisamment de voix pour se maintenir à la présidence. C’est le candidat Luis Lacalle Pou, issu de l’un des partis traditionnels d’Uruguay (parti Blanco), qui accédera au pouvoir en mars 2020. Même si ce tournant libéral n’est pas anodin, la gauche reste encore très influente et sera le principal adversaire de la « coalition multicolore ».

DATES DESCRIPTION DE L'ÉVÉNEMENT
1903-1920Début de l'ère Batlle : l'Uruguay devient une social-démocratie progressiste.
1966Le gouvernement de Jorge Pacheco arrive au pouvoir. Maîtrise de l'inflation et dérives autoritaires.
1973Début de la dictature avec à la tête de l'Uruguay, Juan Bordaberry.
1985Fin de la dictature à la suite de la libération des prisonniers politiques.
2005Tabaré Vázquez devient le premier président issu du Frente Amplio.
2010Élection de Jose Mujica, ex-Tupamaros et membre du Frente Amplio.
2012Légalisation de l'avortement.
2013Légalisation du cannabis et du mariage homosexuel.
2015Début du second mandat de Tabaré Vázquez.
2019Élection au second tour de Luis Lacalle Pou (parti Blanco).

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