Selon Olivier Zajec, le déclin américain est une réalité indéniable, consécutive aux échecs stratégiques de la dernière décennie (guerre en Irak et guerre contre le terrorisme en Afghanistan-Pakistan), et son essai est d’ailleurs sous-titré « essai sur dix années d’auto-dissolution stratégique » Pour lui, avec à une situation économique bien mal embarquée, un système éducatif qui ne porte plus ses fruits, et des concurrents mettant en péril l’hégémonie américaine (Chine, BRICS), les États-Unis vont désormais vers la normalisation, rentrer dans le rang, en tant que grande puissance affirmée mais pas dominatrice comme c’était le cas depuis la fin du XXème siècle. Zajec concentre son étude sur les 10 années qui ont suivis les attentats du 11 septembre, qu’il identifie comme étant le point de départ de ce déclin des États-Unis, qu’il considère comme irréversible, un rebond américain étant, cette fois, impossible selon lui.

Chapitre 1 : une puissance militaire désenchantée

Les États-Unis demeurent une puissance militaire ultra dominatrice (les dépenses américaines dans la défense représentent 45% du budget mondial) aussi bien par le nombre (1,4 million d’hommes) que dans l’équipement (avance technologique encore incontestable, 10 porte-avions – la Russie et la Chine n’en possèdent qu’un chacune).

Mais pour Zajec le cœur du problème réside dans ce qu’il identifie comme l’échec des stratégies dites de contre insurrection (COIN) et du PowerPoint employées par l’armée américaine, qui ont donné lieu à des fiascos militaires. Dans les guerres de COIN que les américains ont engagées depuis 2001 (Afghanistan -Pakistan et Irak), la stratégie se base uniquement sur de l’abstrait, sur des modèles établis via PowerPoint, et qui finissent par n’avoir parfois plus aucun sens : derrière les belles présentations bien lisse se cache une profonde incompréhension de la réalité du terrain. Selon Zajec, la « pensée PowerPoint a joué un rôle de catalyseur d’illusions : al possibilité de créer un cosmos harmonieux, éclairé et mis en ordre (« bullet-isé ») permet de réfléchir sur un artefact rassurant, qui donne l’impression que le chaos peut être rationalisé ». Cette dictature du rétroprojecteur montre à quel point le théâtre d’opération est méconnu, mais surtout que ces guerres «irrégulières» ne peuvent pas se gagner quand le pays «assaillant» n’a pas de véritable objectif de conquête ou de lien particulier avec le pays «envahi». L’outil de mise en forme n’est qu’un coupable relatif, le problème profond vient de ce que les stratégies de COIN sont issues de théories d’idéologues et de think tankers qui ne connaissent rien de la réalité du terrain et en particulier de la réalité culturelle des théâtres d’opérations.

A travers le COIN, on s’est aperçu que la guerre n’était pas seulement une bataille de puissance, mais qu’elle avait surtout une dimension morale et objective, que les américains n’ont pas pris en compte quand ils sont intervenus en Afghanistan et en Irak pour mener leurs opérations de nation-building. Les deux échecs des COINs ont eu pour effet de ridiculiser une armée américaine surpuissante mais incapable d’appréhender des ennemis « irréguliers » (aussi bien du point de vue de leur légitimité politique que de leur tactique), et de faire prendre un coup à la crédibilité d’un monde unipolaire qui semblait pourtant se dessiner à l’aube du XXIème siècle. L’autorité morale des États-Unis, « gendarmes du monde » dans les années 1990, est irrémédiablement atteinte.

Il y a cependant eu selon Zajec une prise de conscience américaine, comparable à celle qu’avait entraînée la guerre du Vietnam dans les années 1970. Les États-Unis s’orientent à présent, avec la stratégie du leading from behind, vers une stratégie comparable à celle de la « dissuasion réaliste » adoptée après l’échec du Vietnam, qui s’inscrit dans une logique de containment. Il s’agit en effet, comme après le Vietnam, de laisser le premier rôle aux alliés des États-Unis, de rester en retrait tout en leur fournissant une assistance matérielle, logistique et si besoin une formation.

Mais ces changements de stratégie, selon Zajec, « n’aident toujours pas l’Amérique à penser le monde, sa diversité et ses irrégularités ». Les États-Unis s’avèrent complètement incapables d’appréhender un conflit face à des combattants irréguliers, au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire autres qu’une armée d’État. Mais depuis la seconde guerre mondiale certains de ces combattants irréguliers ont gagné un statut reconnu (les résistants et les mouvements de décolonisation par exemple). Or, tout mouvement peut revendiquer un tel statut, de sorte qu’il est difficile de savoir ce qu’est un combattant juridiquement irrégulier. Les États-Unis sont incapables de dire si, en Irak et en Afghanistan, ils ont eu affaire à « des rebelles, des insurgés, des résistants, des irréguliers, des terroristes, de simples adversaires ou des dissidents », et ont continué à vouloir régler le conflit par la force, alors même que, dans ces guerres révolutionnaires, « le problème est essentiellement politique et ce n’est qu’accessoirement qu’il possède une dimension militaire [ce que] le plus fort, sûr de sa puissance militaire, met généralement longtemps à comprendre ». Pour Zajec, la prévision de Philippe Richardot selon laquelle « une série de contre performances militaires remettrait en cause le leadership américain et la conception onusienne des relations internationales » (Philippe Richardot, Les États-Unis, hyperpuissance militaire, 2002) s’est donc réalisée.

Chapitre 2 :La notion d’ «Occident» et le futur des alliances américaines

Selon Zajec, la notion d’Occident, qui était clairement délimitée lors de la guerre froide, n’a plus vraiment de sens aujourd’hui, car selon l’endroit où nous sommes, l’Occident regroupera plus ou moins de pays (que dire de pays comme le Brésil, Israël, l’Australie ou la Turquie, par exemple?). L’OTAN, depuis la fin de la guerre froide, peine à justifier son existence. Or, historiquement, les puissances occidentales sont les alliées des États-Unis, mais aujourd’hui ce n’est plus vraiment le cas tant cette notion évolue. Les véritables frontières de l’Occident sont mentales, indéfinissables géographiquement.

Le concept d’Occident défini depuis 2001 par le « pack » regroupant libre-échange, démocratie et volontarisme militaire, n’a pas survécu aux deux présidences Bush, et avec Obama les États-Unis cherchent à repenser l’Occident sur une base historique et culturelle, plus à même de renforcer le lien transatlantique. Mais ce n’est en fait qu’un artifice politique. En pratique, pour Washington, occidentaliser signifie toujours faire entrer dans la modernité économique et démocratique, alors que les européens en restent à la définition euro-atlantique. Dans un cas Israël et l’Australie en font partie, dans l’autre non. Aussi la notion d’Occident est-elle de moins en moins pertinente, car elle est de plus en plus floue, de sorte que l’alliance des puissances « occidentales » est de plus en plus fragilisée. Zajec va même jusqu’à parler de « divorce entre les deux rives de l’Atlantique ».

Chapitre 3 :une économie essoufflée

La crise de 2007-2008, et notamment la faillite de Lehmann Brothers, a montré à la planète que la dérégulation et l’ultra libéralisme avait des limites, et la chute de Wall Street en a été la conséquence. Les États-Unis sont endettés publiquement à hauteur de 81% de leur PIB fin 2010 (103% en 2015), mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg : si l’on prend en compte la dette privée, à la même date, on arrive au montant surréaliste de 52 536 milliards de dollars de dettes totales, ce qui représente près de 85% du PIB mondial (au moment ou écrit Zajec, en 2011). Pour éviter la faillite et le défaut de paiement, les États-Unis ont été contraints de «tricher» en rachetant en 2011 la plupart des bons du Trésor américain par la FED : mais la FED, c’est le Trésor américain ! C’est un signe clair de la tragédie économique que vivent les États-Unis aujourd’hui, et l’autorité des États-Unis comme modèle économique s’en trouve fortement affectée : les États-Unis ont perdu leur légitimité morale, leur auctoritas sur le reste du monde en matière économique, et se dirigent vers une « récession molle ».

Chapitre 4 : un système éducatif en ruine

Que reste-t-il donc aux États-Unis, première puissance mondiale? On pensera à leurs grandes universités, Harvard, Yale, Stanford, Berkley, … Mais même cela ne suffit pas : ces universités jouissent certes d’une aura mondiale, mais il s’avère que la plupart des étudiants sont étrangers, en provenance de tous les pays du monde. Il en résulte qu’aujourd’hui, les universités américaines sont concurrencées par les universités d’autres pays, qui ont importé les méthodes et le système américain chez eux et ont donc ouvert des écoles qui rivalisent directement.

Cela pourrait presque être considéré comme anecdotique, mais à cela s’ajoute une inquiétante baisse de niveau des élèves américains : aujourd’hui seuls 30% d’élèves de 4eme sont compétents en lecture et en mathématiques, 30% des lycéens quittent l’école sans avoir aucun diplôme, plus de 75% des candidats à l’université n’ont pas le niveau requis en anglais -leur propre langue donc !-, en lecture, en mathématique et en sciences, et en ce qui concerne la recherche, 75% des doctorants des universités américaines ne sont pas américains.

En réalité, l’enseignement supérieur américain tient son rang parce qu’il arrive encore à attirer -et donc à sélectionner à l’entrée- des gens venus de tous horizons, mais qui ont pour la plupart déjà acquis une solide base culturelle, de sorte qu’on peut concentrer leur formation sur « l’esprit critique, la modularité méthodologique et la pluralité des approches ». Le gros problème, c’est que le système éducatif primaire et secondaire américain actuel fait de même avec la jeunesse américaine, et le résultat de cette méthode appliquée à des élèves qui ne disposent pas de la culture, des savoirs fondamentaux indispensables pour que la la formation critique ait du sens et soit efficace est, selon Zajec, catastrophique. « A quoi sert-il de posséder un esprit critique, s’interroge-t-il, lorsqu’on ignore le sens des mots qui permettraient de l’articuler ? ». Si ce système fonctionne encore, il n’est pas, ne peut pas être, durable, car il délaisse les américains eux-mêmes aux profit de ce que Zajec appelle « les élites scolaires du cosmopolitisme mondialisé ».

Chapitre 5 : une Amérique «normalisée»?

Au vu de tous ces éléments, Zajec tire la conclusion suivante : les États-Unis ne sont plus dominants dans le monde d’aujourd’hui, et n’ont pas les moyens de le redevenir. Plus qu’un rang, ils ont perdu une fonction. La potestas des États-Unis, c’est-à-dire leur pouvoir politique et militaire, reste incontestable, mais l’auctoritas des États-Unis, la légitimité morale qui leur donnait jusqu’alors « le pouvoir d’écrire et d’imposer les règles du jeu dans leur style propre et selon leurs intérêts », d’utiliser cette potestas comme bon leur semble, est morte. Mais sont-ils pour autant prêts à rentrer dans le rang, à devenir un pays «moyen» dans tout les domaines? La doctrine américaine, le patriotisme, la fierté du pays et de la nation l’interdisent formellement : les américains se voient toujours comme les maîtres du monde, même si, sur le seul plan économique, ils seront (selon Zajec) dépassés par la Chine d’ici 2020, peut-être même avant. Faire changer la population américaine n’est pas une tache aisée, tant l’identité américaine est liée à l’idée de la « destinée manifeste » et à la mission dont les États-Unis se sentent investis: « conduire l’humanité à l’utopie dont [ils] sont la première réalisation » (Thomas Molnar, Le modèle défiguré. L’Amérique de Tocqueville à Carter, 1978). Pourtant, cette normalisation vient, doucement mais sûrement, aux oreilles du peuple américain, qui sera selon Zajec contraint de l’accepter, à moins de déclarer la guerre à l’ensemble de la planète.

Conclusion

Ainsi pour Zajec, plutôt que vers la domination mondiale d’une nouvelle idéologie, qui serait une alternative à l’idéologie américaine (le communisme chinois par exemple) il semblerait que l’on s’oriente vers un monde sans grande idéologie, sans grande puissance dominante, avec un concert des nations plus égalisé. Il n’y a pas d’autre nation, d’autre État aspirant à une domination globale comparable à celle qu’ont exercée les États-Unis. Les États-Unis sont voués à redevenir un État parmi les autres, certes une puissance de premier plan, une grande puissance régionale s’ils acceptent ce déclassement, mais plus la grande puissance globale et dominante qu’ils ont été, et ce au prix d’une profonde remise en question des fondements idéologiques de la nation américaine, à savoir le messianisme libéral-démocratique, et donc en un certain sens de l’identité américaine.

Analyse critique

Comme nous venons de le voir, la thèse centrale d’Olivier Zajec dans cet ouvrage est la normalisation prochaine des États-Unis sur la scène internationale. Selon lui, à cause de leurs faiblesses et de la fragilités de leurs alliances, auxquelles s’ajoutent essoufflement économique et crise du système éducatif, les États-Unis ne peuvent plus prétendre au statut de « nation indispensable » (selon le mot de Madeleine Albright, secrétaire d’État de 1997 à 2001) car ils ont perdu leur auctoritas, de sorte que leur potestas est devenue inopérante, et doivent, au prix d’un renoncement à leur idéologie messianique, à leur « mission de conduire l’humanité à l’utopie dont [ils] sont la première réalisation », pour reprendre la belle formule de Molnar, qui est au cœur de leur identité, accepter de devenir une puissance normale, un État parmi les autres. Si en 2011, au cœur de la crise économique et dans un contexte de montée en puissance des émergents, cette analyse avait une pertinence certaine, le constat et les prévisions de Zajec sont-ils toujours d’actualité cinq ans après la parution de son ouvrage ?

On constate indéniablement un affaiblissement global des États-Unis depuis 2001, aussi bien sur la scène internationale que dans l’absolu ; les Etats-Unis ont effectivement vu à la fois leur potestas et leur auctoritas se dégrader.

De fait, sur le plan stratégique, les États-Unis cherchent à se désengager de leurs théâtres d’opération, comme on peut s’en rendre compte avec leur retrait d’Irak en 2011 et le retrait, en cours, d’Afghanistan, prévu pour fin 2016. Lorsqu’ils interviennent, ils préfèrent désormais déléguer à leur alliés, comme lors de la révolution libyenne de 2011. Avec cette même intervention (franco-britannique) qu’ils ont vigoureusement soutenue au conseil de sécurité de l’ONU ainsi que par leur appui logistique, les États-Unis ont, comme en Irak et en Afghanistan, échoué à pacifier le territoire et à ramener de l’ordre : la Libye est depuis août 2014 en proie à la guerre civile (entre le gouvernement de la chambre de représentants et les islamistes du Congrès général national) et l’État Islamique n’a pas tarder à émerger en Irak, deux ans seulement après le retrait des américains. Les États-Unis ont ainsi perdu beaucoup de leur crédit comme puissance pacificatrice, capable de créer de l’ordre, et ne peuvent plus se permettre d’interventions unilatérales, en dehors du cadre le l’ONU comme ils ont pu le faire en Irak en 2003. Bloqués à l’ONU par la Russie et la Chine, ils ne peuvent se permettre d’intervenir directement dans la guerre civile syrienne : leur perte d’autorité morale, ajoutée à la montée en puissance des pays (ré)émergents les fragilise indéniablement sur la scène internationale. Le constat de Zajec quand à la fragilité des alliances « occidentales » des États-Unis semble également confirmé par l’affaire des écoutes des gouvernements européens par la NSA qui a éclaté en 2013, révélatrice d’un manque de confiance des États-Unis vis-à-vis de leurs alliés européens.

Le crédit économique du pays est également entamé : la crise de 2008 provoque une certaine remise en question de l’idéologie libérale américaine, et donc des normes que les États-Unis étaient jusqu’alors capables de produire et de diffuser dans le reste du monde grâce à leur succès d’avant la crise. Ainsi un mouvement comme Occupy Wall Street a dénoncé les excès du système libéral, suite à l’augmentation des inégalités et de la pauvreté consécutive à la crise. Malgré une phase de désendettement prolongée (de 2007 à 2013), l’endettement des ménages repart à la hausse. La crise a également vu la dette de l’État fédéral exploser, passant d’environ 6000 milliards de dollars (soit 60% du PIB) en 2000 à 18 000 milliards de dollars en 2015 (103% du PIB), et les États-Unis apparaissent comme un débiteur bien moins sûr qu’auparavant : le pays a frôlé le défaut de paiement en 2013. Dans un contexte de montée en puissance de la Chine sur le plan économique, le poids des États-Unis dans l’économie mondiale s’en trouve d’autant plus affecté. Enfin le constat de Zajec quant à l’état du système éducatif américain est confirmé par le dernier rapport PISA en date de 2012 : les États-Unis figurent ainsi parmi les pays les moins bien classés de l’OCDE, en particulier en mathématiques (seuls le Portugal, la Grèce, la Turquie et le Mexique font pire).

Il en résulte donc effectivement, comme l’affirme Zajec, une dégradation indéniable de l’auctoritas américaine. On l’a vu, leurs échecs stratégiques et leurs conséquences encore visibles aujourd’hui, notamment au Moyen-Orient, les ont largement délégitimés comme « gendarmes du monde » aux yeux des autres pays, et la crise de 2008, en plus de délégitimer une idéologie libérale qui tendait jusqu’alors à séduire le reste du monde et à s’imposer de plus en plus comme une norme, écorne l’image du rêve américain. En effet suite à la crise, les inégalités sociales se sont encore accrues : ainsi en 2015 près de 47 millions d’américains vivaient sous le seuil de pauvreté, soit un peu moins de 15% de la population américaine, alors même que les Américains les plus riches se sont enrichis dans le même temps. Un rapport d’une commission du Congrès sur les inégalités en date de 2014 souligne en effet que, de 1993 à 2012, les 1% d’Américains les plus riches ont vu revenus réels grimper de 86,1%, tandis que le reste du pays n’a connu qu’une appréciation de ses revenus de 6,6%. Les États-Unis sont aujourd’hui le plus inégalitaires des pays riches: 10% des actifs accaparent la moitié des revenus. Les échecs du système éducatif américain, et notamment la difficulté croissante d’entreprendre des études supérieures pour de nombreux américains, au vu du coût financier qu’elles impliquent, en plus de la baisse du niveau de formation, participent encore de cette dégradation de l’idée de rêve américain. D’autre part certaines politiques, comme le Patriot Act de 2001 ou la surveillance de masse des citoyens américains par la NSA ont contribué à dégrader l’image des États-Unis comme pays de la liberté, défenseur des droits de l’homme et de la démocratie.

Ainsi, conformément à la thèse de Zajec, les États-Unis ont effectivement perdu en puissance depuis 2001 ; en plus d’une perte de vitesse très concrète, leurs échecs stratégiques et la crise économique ont bien affecté leur auctoritas au point qu’elle semble aujourd’hui être morte, comme l’affirme Zajec. Les États-Unis ne sont plus, ne peuvent plus être la puissance hégémonique qu’ils ont été depuis la fin de la guerre froide.

Cependant, au vu de ces cinq dernières années, les États-Unis semblent encore loin de la normalisation annoncée par Zajec, il est encore bien trop tôt pour envisager un déclassement des États-Unis à court terme.

S’il s’est dégradé, leur crédit militaire reste important : c’est encore vers eux que se tournent les États en quête de protection, comme le laisse voir, par exemple leur rapprochement avec le Vietnam contre la Chine et ses ambitions territoriales croissantes : ils ont beau avoir perdu leur autorité morale, ils demeurent nécessaire pour un grand nombre d’États, en particulier les États en quête de protection face à un voisin puissant et ambitieux. Malgré leurs échecs et leur perte de crédit au Moyen-Orient, ils demeurent au centre des enjeux géopolitiques de la région : à la tête d’une coalition internationale (qui inclus des puissance régionales) contre l’État Islamique, ils apparaissent encore comme nécessaires pour résoudre les conflits au Moyen-Orient, ou du moins parviennent à s’imposer comme tels. Par ailleurs, contrairement à ce qu’affirme Zajec, la notion d’Occident est encore loin d’être devenue caduque, aussi floue soit-elle. Depuis 2013, l’UE et les États-Unis négocient un partenariat transatlantique (le TTIP), qui vise à créer un marché commun, rapprochant encore plus deux entités déjà très liées sur le plan militaire (OTAN, accords dits « Berlin plus ») et sur le plan des valeurs (démocratie libérale). L’UE ne peut d’ailleurs toujours pas se passer des États-Unis pour sa politique extérieure : ainsi avant de conclure les accords de Minsk 2 en février 2015, pour tenter de régler la crise en ukrainienne avec la Russie, Angela Merkel s’est rendue à Washington pour consulter son allié américain. On est donc encore loin du « divorce » dont parle Zajec.

Sur le plan économique, si la crise a indéniablement affaibli les États-Unis et entamé leur crédit idéologique, il convient de relativiser ce déclin. L’idéologie libérale américaine prévaut encore largement dans les institutions internationales (FMI, OMC, Banque Mondiale), comme on a par exemple pu le voir lors de la crise de la dette grecque, notamment entre 2009 et 2011. Dans le même temps, le dollar reste la seule monnaie de référence au niveau mondial, plus encore au vu des faiblesses persistantes de l’euro (notamment visibles rendues visibles par la crise grecque de l’été 2015). Contrairement aux prévisions de Zajec, les États-Unis ne connaissent pas de « récession molle », avec une croissance à plus de 2% depuis 2012, dopée notamment par les pétroles et gaz de schistes (les États-Unis sont en effet depuis 2014 le premier producteur d’hydrocarbures liquides). Par ailleurs, les États-Unis assurent encore un cinquième de la production industrielle mondiale et demeurent la première puissance agricole mondiale. Soutenus par des technopôles efficaces comme bien sûr la Silicon Vallley mais aussi la Route 128 (Boston), ils sont encore à la pointe de l’innovation et de la R&D ; ainsi les États-Unis représentent-ils à eux seuls 33,5% du budget R&D mondial. Le poids des entreprises américaines dans l’économie mondiale est également à prendre en compte ; 9 des 25 premières FTN mondiales (et 132 des 500 premières) sont américaines. Autant d’éléments de puissance qui permettent aux États-Unis de rester le principal centre de pouvoir économique mondial, d’autant plus que les émergents peinent encore à s’imposer comme véritables concurrents des États-Unis ; on parle ainsi de ralentissement chinois depuis déjà plus d’un an, et la crise des marchés chinois de l’été 2015 a mis en évidence la fragilité de l’économie chinoise.

Enfin les États-Unis disposent encore d’un soft power absolument incomparable. Comme on vient de le voir, leur poids dans les institutions internationales que sont le FMI, l’OMC ou la Banque Mondiale leur permet encore de transposer leurs principes économiques à l’échelle internationale. L’attractivité des États-Unis demeure indéniable, et à ce titre le nombre d’étudiants étrangers dans les universités américaines peut au contraire être considéré comme un marqueur positif : aucun autre pays n’est encore capable d’exercer une telle attraction sur les étudiants. De même l’immigration en provenance d’Amérique latine montre bien que le rêve américain est encore une réalité ; les États-Unis apparaissent encore aux yeux du monde comme une terre de prospérité et d’opportunités. Leur auctoritas a beau s’être dégradée, voire avoir disparu, la culture américaine continue d’imprégner le reste du monde, comme l’illustre la puissance croissante du GAFAN (Google, Amazon, Facebook, Apple, Netflix) de qui vient s’ajouter à la puissance déjà bien établie et toujours forte d’Hollywood, de sorte que les valeurs américaines, l’univers mental américain continuent d’être diffusés et d’imprégner l’inconscient collectif dans le monde entier, à des degrés bien entendu très divers.

Si donc la thèse de Zajec garde une certaine pertinence, elle semble aujourd’hui un peu excessive. La dégradation considérable, pour ne pas dire la fin, de la puissance idéologique, ou du moins morale, des États-Unis, leur auctoritas , consécutive à leurs échecs de la dernière décennie, est loin de réduire leur potestas et leur formidable pouvoir d’attraction à néant. Les États-Unis demeurent, de très loin, la puissance la plus complète, la seule qui puisse -et veuille- exercer une hégémonie globale, il est encore trop tôt pour parler d’un déclin irréversible et d’une normalisation. Cependant, au vu de tous les éléments pointés par Zajec, il est indéniable que, pour éviter le déclassement, les États-Unis ne peuvent pas continuer à exercer leur hégémonie comme ils ont pu le faire jusque récemment. Ils ont ainsi déjà commencé à opérer une transformation de leur puissance, pour s’orienter vers une hégémonie plus discrète, plus douce, et chercher à éviter les difficultés de la dernière décennie (comme la confrontation avec un ennemi « irrégulier »), justement parce qu’ils ne semblent pas prêts à rentrer dans le rang, à accepter une quelconque normalisation.

Ce passage à une hégémonie discrète se traduit avant tout par une volonté de privilégier les alliances et la coopération par rapport à l’unilatéralisme et l’usage de la force qui prévalaient pendant la présidence Bush. Depuis 2011, les États-Unis privilégient de plus en plus la stratégie dite du « leading from behind », qui consiste, lorsque les intérêts américains ne sont pas directement menacés, à laisser leurs alliés assurer l’essentiel des opérations offensives, en leur apportant si besoin un soutien logistique. Cette stratégie est pour ainsi dire née en 2011 lors de l’opération de l’OTAN en Libye ; si les États-Unis ont bien participé à l’offensive et fourni un (très) important soutien logistique à leurs alliés britanniques et français, ces derniers ont réalisé 90% des missions offensives. Le schéma est exactement inverse à celui des deux décennies précédentes ; au Kosovo par exemple, 90% des missions offensives avaient été effectuées par les États-Unis. La stratégie du pivot vers l’Asie, qui consiste à se détourner de l’Europe pour rééquilibrer les forces américaines vers l’Asie Pacifique, et notamment contenir la Chine, participe de cette même logique. Les États-Unis ont ainsi commencé à renforcer leur présence dans la région, en renforçant certaines bases, comme celle de Darwin, en Australie. Ainsi d’ici 2020 60% des forces navales américaines devraient être stationnées dans la région. Dans cette même optique, les États-Unis opèrent un rapprochement avec l’Inde, avec laquelle plus de 50 exercices militaires conjoints ont été réalisés au cours des dix dernières années. Dans le même temps, ils cherchent à favoriser la coopération au Moyen-Orient, en apportant leur soutien à l’intervention de la coalition menée par l’Arabie Saoudite au Yémen depuis mars 2015, et cherchent à initier une coopération avec l’Afrique, comme on a pu le voir avec le sommet Afrique États-Unis de 2014.

Cette stratégie d’hégémonie discrète est également marquée par une volonté de remettre l’économie au cœur de la politique extérieure. Ayant pris conscience de l’importance du leadership économique comme fondement du leadership stratégique, les États-Unis développent une diplomatie de l’économie (economic statecraft) qui met l’accent sur les instruments économiques comme réponse aux défis stratégiques. Cela passe principalement par le développement ou l’approfondissement de partenariats, comme le TPP (Trans-Pacific Partnership) signé en février dernier, qui vise à intégrer les économies des régions Asie-Pacifique et Amérique en excluant la Chine (c’est le volet économique de la stratégie du pivot), ou le projet de partenariat transatlantique avec l’Union Européenne, en négociation depuis 2013. Dans le même esprit, ils ont lancé en 2013 le projet Trade Africa pour approfondir leurs relations commerciales avec l’Afrique et le plan Power Africa, qui vise à doubler l’accès à l’électricité sur le continent Africain. Cet economic statecraft si dynamique est la traduction de la théorie du smart power, qui repose sur une combinaison équilibrée d’instruments propres au hard power et au soft power, et trouve jusqu’ici sa meilleure illustration dans la stratégie du pivot, qui combine justement ces instruments : manœuvres navales et rééquilibrage militaire alliés à une politique active de libre-échange et une diplomatie de haut niveau (entrée à l’East Asia Summit en 2011, sommets avec la Chines, groupes de travail sur des enjeux communs …).

Ainsi, si conformément à ce qu’avance Olivier Zajec dans cet ouvrage les Etats-Unis ont indéniablement perdu en puissance, et surtout en puissance morale, en auctoritas lors de la décennie 2001-2011, ils demeurent cependant, et de très loin, la puissance la plus complète de la planète, seuls à pouvoir exercer une domination hégémonique, certes moins que par le passé, mais hégémonique tout de même, et surtout à le vouloir. L’Amérique ne semble pas s’orienter vers une normalisation et un déclassement sur la scène internationale, et ne semble pas prête à renoncer à son messianisme libéral-démocratique : s’ils ont renoncé à affirmer avec force ce messianisme et à l’usage excessif du hard power qui l’a accompagné depuis la fin de la guerre froide, il reste encore au cœur de l’identité et de la politique extérieure américaine.