Voici une copie de résumé ayant obtenu 17/20 au résumé ECRICOME 2017.

Texte de Philippe Brenot, Le génie et la folie, 1997

Le réalisme et la pondération sont rarement des vertus du génie. On peut cependant remarquer que ceux, parmi les plus grands, qui ont laissé un nom à la postérité, associent souvent une pointe de folie et la grande qualité de la persévérance. « Un grain de folie dans la sagesse », disait Sénèque. Ce qui rappelle la propension à l’alternance des humeurs que professe Aristote et dont témoigne Montaigne dans ses Essais : « J’ai la complexion entre le jovial et le mélancolique, moyennement sanguine et chaude… Ou l’humeur mélancolique me tient, ou la cholérique ; à cette heure le chagrin prédomine, en moi, à cette heure l’allégresse. »

Assurément, le secret du génie – s’il existe – prend sa source dans cette alternance féconde entre hypomanie et dépression, lorsque l’amplitude en est modérée et surtout lorsque l’exaltation de l’humeur reste la période la plus fréquente. On peut alors parler de cyclothymie géniale, comme chez Montaigne, ou encore d’hypomanie créatrice, comme chez tant d’autres.

Sur le plan de l’énergie pulsionnelle, la créativité serait plutôt en relation avec des variations bipolaires de l’humeur a minima, c’est-à-dire ne montrant pas de signes cliniques ni pathologiques, mais présentant de grandes phases d’enthousiasme et de confiance en soi, et une haute énergie presque permanente.

Enfin, dernier facteur d’équilibre pour ces personnalités hors du commun et à fort potentiel énergétique : la diversité des modes d’expression et le polymorphisme de l’œuvre. On pense tout de suite à Léonard de Vinci, peintre, sculpteur, homme de sciences… ; à Victor Hugo dont l’œuvre graphique a une réelle importance à côté de la littérature ; à Rousseau et à son intérêt pour la musique et la botanique ; plus près de nous à Jean Cocteau, peintre, poète, écrivain, homme de théâtre… Il n’est pas impossible d’interpréter cet intérêt pour des modes d’expression à la fois verbaux et non verbaux comme une tentative de stabilisation du déséquilibre permanent nécessaire à la création.

Formidable compromis entre les formes de dissociation et d’équilibre, le génie créateur est un symptôme de l’humanité. C’est par lui qu’elle construit son histoire, qu’elle innove et se transforme. On constate le génie, on ne l’explique pas et, bien que les arguments psychopathologiques soient fréquents et attestés, bien que la bipolarité soit solidement déterminée par des facteurs génétiques, le génie n’est en aucun cas réductible à la seule folie. Malgré sa grave maladie, Artaud était Artaud et rien ne pouvait l’en spolier. Malgré – ou grâce – à sa cyclothymie, Gœthe a accompli une œuvre considérable qui n’en est en rien diminuée. Van Gogh laisse une des lumières les plus originales de son siècle et la musique de Schumann demeure incomparable. Qui irait reprocher son dynamisme cyclothymique à Michel de Montaigne ?

Le génie est multiforme mais il puise toujours son énergie à la même source de l’humeur féconde et du dynamisme des idées. Les créateurs d’univers sont rarement des êtres lymphatiques, conformistes et bienpensants.

N’avez-vous pas trop tendance à relever les traits pathologiques ?, me dira-t-on. Ne sélectionnez-vous pas les individus qui conviennent à cette recherche pour réduire l’histoire de l’art, de la musique ou de la littérature à quelques exemples qui ne sauraient être représentatifs de la réalité ?

Les nombreuses illustrations qui ont accompagné mon propos sont pour la plupart bien connues des historiens et des spécialistes de chacun de ces domaines, et il est difficile de prétendre qu’elles ne sont pas représentatives de l’art, du génie et de la créativité. Il semble cependant, à côté des personnalités turbulentes ou même pathologiques dont nous avons parlé, que l’on observe quelques vies tranquilles, la plupart du temps en musique ou en peinture. On peut se rappeler la persévérance inlassable d’un Buffon, la bonhomie d’un Corot, que l’on appelait pour cette raison « le bon Corot », la vie princière de Rubens, la douceur d’un Raphaël, le labeur familial des Bach et le génie de Jean-Sébastien, bon père de famille et maître de chapelle appliqué. Mais en littérature, on relève bien peu de vies tranquilles car la recherche identitaire impose des contraintes qui sont difficilement compatibles avec une vie sociale bien réglée. Lorsqu’on pénètre sans préjugé la vie et la biographie de nombreux créateurs, il est très surprenant d’y relever des particularités caractérielles ou de comportement, des épisodes pathologiques peu connus et quelquefois gommés ou passés sous silence par des biographes complaisants mais qui laissent à penser que ce tableau est encore plus fréquent qu’on ne le dit.

« Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d’exception (…) sont-ils manifestement mélancoliques ? » demandait Aristote au début de cette réflexion. Remarquons encore la modernité de son interrogation, qui ne liait pas le génie à la folie, mais les destins exceptionnels aux troubles de l’humeur. La meilleure connaissance que nous avons de ces variations du moral nous incline aujourd’hui à penser qu’il avait vu juste, et qu’un moteur de l’âme géniale semble être souvent prédisposé par un facteur énergétique proche de la pathologie, tout spécialement dans les arts du verbe, la poésie, la littérature.

Les récents travaux sur les troubles de l’humeur montrent combien les traits que nous relevons de façon si fréquente chez les artistes, les créateurs, les musiciens, les écrivains, les poètes correspondent aux symptômes de la bipolarité, de la dépression, de la cyclothymie. Chez les bipolaires, un premier épisode à l’adolescence est souvent passé inaperçu. On le retrouve fréquemment dans la biographie des créateurs. La dépendance aux toxiques, alcool, drogues, est ensuite presque la règle. Et nous avons vu combien leur usage était fréquent. De nombreux sujets bipolaires présentent ensuite du fait des variations de l’humeur, de grandes difficultés relationnelles avec l’entourage. La vie relationnelle des créateurs est toujours difficile. La cyclothymie rythme ensuite l’œuvre dans le temps comme chez Schumann, Gœthe ou Van Gogh. Mais c’est surtout l’hyperthymie et l’hyperactivité qui frappent chez les créateurs : rapidité de la création, énergie considérable, projets incessants, grande confiance en soi… et qui sont les caractéristiques de l’épisode maniaque, faisant souvent suite à la méditation dépressive. Ces traits hors du commun exercent enfin une réelle fascination sur ceux qui en sont les témoins, expliquant pour partie l’admiration que nous portons aux créateurs.

Kay Redfield Jamison, psychiatre américaine, elle-même bipolaire, a remarquablement analysé ces liens entre humeur et créativité dans son ouvrage Touched with fire en 1993. Elle nous propose une impressionnante liste de créateurs, poètes, écrivains, artistes, compositeurs, ayant présenté une probable dépression majeure, une cyclothymie ou un trouble bipolaire, parmi eux : Artaud, Baudelaire, Coleridge, Hölderlin, Hugo, Keats, Maïakovski, Musset, Nerval, Pavese, Poe, Andersen, Balzac, Conrad, Dickens, Faulkner, Fitzgerald, Gogol, Gorky, Greene, Hemingway, Ibsen, James, Lowry, Melville, Ruskin, Shelley, Stevenson, Strindberg, Tolstoï, Woolf, Zola, Berlioz, Haendel, Mahler, Moussorgski, Rachmaninov, Rossini, Schumann, Scriabine, Tchaïkovski, Gauguin, Géricault, Van Gogh, Michel-Ange, Munch, Pollock, Rothko, Staël…

Ce facteur qu’on a pu relever tout au long de cet ouvrage, celui qui a justifié le qualificatif de folie accolé au terme de génie, ce facteur qui nous semble, à nous psychiatres, devoir être qualifié de pathologique, doit nécessairement trouver une autre appellation du fait même qu’il est commun à tant d’humains et qu’il est admiré, sinon souhaité par tant d’autres. Il paraît également évident, que pour s’aventurer sur le chemin de la création, il fallait posséder quelques qualités d’entreprise ou quelques déviations du sens commun qui touchent habituellement à la névrose, voire à la psychose, avec pour énergie le puissant moteur des variations de l’humeur. Cette tendance maladive fortement valorisée par la société ne peut donc pas être seulement qualifiée de « pathologique » mais doit être reconsidérée dans sa nature et sa dénomination.

Il n’est pas indifférent non plus de constater que ce facteur énergétique n’est jamais perçu comme pathologique par celui qui le vit, même lorsqu’il connaît une grande amplitude. Ce facteur indispensable au génie, c’est par excellence le facteur humain, moteur d’humanité, car c’est lui qui a permis tous les grands progrès, c’est lui qui a animé les aventuriers de l’impossible et tous les créateurs d’univers, poètes, mages, prophètes, inventeurs, musiciens, politiques… C’est ce facteur humain qui depuis l’origine, permet au génie d’être autre que ses contemporains, d’être un Rimbaud avant l’heure. Bien avant la horde primitive de Darwin, ce facteur humain aura permis au premier homme de se dégager des primates en inventant un monde à sa façon.

Le trublion originel était déjà en rupture avec la société primate, dont la tradition rituelle garantissait la pérennité car, dès ce début de l’humanité, on retrouve chez les premiers humains tous les éléments qui font le génie créateur : le goût de la nouveauté, l’invention, le changement, la performance… La stabilité du groupe primate se trouva ainsi remise en cause par un troublefête désireux d’aller toujours plus loin, d’inventer, d’explorer, et qui devint nomade pour conquérir de nouveaux territoires. Je fais l’hypothèse que cet être premier, artiste des origines, avait manifestement des tendances bipolaires pour avoir ainsi inventé de nouvelles formes de vie. Ce facteur humain, au sens de facteur d’humanité, a d’abord eu un rôle d’agitation des idées puis d’innovation, provoquant la tradition pour produire du changement et permettre l’évolution humaine. Le génie créateur est en rupture avec la société, en avance sur son temps, à la poursuite de l’avenir. Si l’on regarde sans a priori les sociétés traditionnelles nomades qui demeurent aujourd’hui les témoins de notre origine, ces grandes troupes de chasseurs-cueilleurs qui sillonnaient les continents, de la Sibérie à l’Europe du Nord et de l’Asie centrale aux deux Amériques, un personnage-clé apparaît à nos yeux, qui présente tant de proximité avec notre idée du génie créateur que nous pouvons légitimement nous demander si cet être hors du commun que nous avons poursuivi, ce créateur, cet inventeur, ce poète, n’est pas aujourd’hui le chaman qui manque à notre société.

Le chaman est un prêtre-sorcier intermédiaire entre le monde des humains et les mondes parallèles, un thérapeute, maître de la transe, de l’extase et, de ce fait, maître des esprits. Le chamanisme est un voyage à la poursuite des esprits, dans l’autre réalité, celle des dieux, voyage qui apparaît comme « un processus de sacralisation de la réalité », selon les mots de Mircea Eliade. Lorsqu’il est en transe, le chaman modifie son état de conscience, dérègle ses perceptions et rompt avec la réalité pour tenter l’aventure onirique, rejoindre le mode du rêve et des hallucinations.

Abîmé dans la danse ou dans la prière, le candidat visionnaire semble absent au monde, il s’agite et déambule. Tout comme le poète visionnaire, il est halluciné, il est « voyant », il est Rimbaud. Tout comme le musicien inspiré, tel Beethoven, il arpente sa modeste demeure, il s’agite au dehors et se nourrit de l’extase. L’analogie est frappante du poète au chaman si l’on considère ses habitudes, son mode de vie, ses relations aux autres. Le chaman est un être étrange, difficile à comprendre et si différent des autres. Un être hors du commun qui vit de privations, en marge de la vie quotidienne et du monde des esprits, d’un individualisme si marqué qu’il s’isole du groupe et se distingue par sa subversion et son insoumission. Le chaman transgresse l’ordre social comme une marque du pouvoir. Il est le maître de la transe, cet état hypnotique qu’il induit par des plantes ou des champignons hallucinogènes.

Le chaman s’intériorise, se coupe du monde et ramène à son retour le récit de ses voyages au-delà. Il vit dans l’espace intermédiaire qui sépare le rêve de la réalité, toujours au risque de la folie. Son mental évolue par crises qui lui donnent un caractère cyclique et une image de grande instabilité. Le chaman est recruté parmi ceux que notre société considérait comme des névrosés, des dépressifs. En tous points, le poète est un chaman.

La fonction chamanique du « génie » montre l’importance de ce facteur constitutionnel dans l’évolution des sociétés humaines. Le génie inspiré se dédouble, tel Socrate, tel Einstein, tel Rimbaud. Il vit intensément l’hallucination féconde de l’autre réalité. Il est habité par ce facteur humain qui le pousse à retrouver l’alternative nomade. Mais peut-être faut-il être dans un état second pour écrire, créer, inventer…

Le résumé

Quelles sont les caractéristiques du génie ? Au niveau psychologique, il se caractérise par une incroyable énergie créative jaillissant par cycles, que l’on peut rapprocher d’un trouble bipolaire de l’humeur, une confiance et une persévérance. Toute cette énergie est canalisée par la variété des oeuvres réalisées. Le génie n’est pas qu’un fou mais est celui qui fait avancer l’humanité en créant.

Si certains musiciens ou peintres ont vécu paisiblement en société, c’est surtout en littérature que l’on trouve des parcours houleux. Aristote associait le génie à une humeur instable, état proche de la pathologie pour les psychiatres. Chez les auteurs, la bipolarité, l’hyperactivité, se traduisent concrètement par des problèmes d’addiction, d’intégration mais aussi par un fourmillement rapide de leurs projets créatifs, traits que Jamison a identifiés chez de nombreux artistes.

Comment nommer ce facteur à la fois proche de la folie et de la pathologie mais aussi puissant et fascinant ? C’est le facteur humain qui permet au créateur d’être en décalage avec ses contemporains, comme ce génie originel, hypothétiquement bipolaire, qui se serait distingué des primates en orientant l’évolution vers les premiers humains, regroupant eux aussi les qualités du génie créateur.

On retrouve dans les sociétés traditionnelles un individu similaire au poète : le chaman, en marge de la société, singulier, qui accède au rêve par la transe, dont la personnalité est instable et tend à se dédoubler, et qui possède ce facteur humain du génie qui l’incite, comme le premier artiste, à voyager, nomade, par la transe.

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