Dans La Place d’Annie Ernaux, roman à caractère autobiographique publié en 1983, la violence est une toile de fond. Dans cet article, nous approfondirons les concepts de violence sociale et symbolique, utiles pour l’épreuve de Culture Générale 2024. En effet, Ernaux décrit la manière dont elle a été témoin de cette violence, mais aussi comment elle l’a ressentie durant son enfance et ses études, qui l’ont amenées à devenir une transfuge de classe.

Introduction

A. L’oeuvre et son message

La Place (1983) est une autobiographie. En effet, elle relate la relative ascension sociale des parents d’Annie Ernaux, leurs difficiles conditions de travail, leurs espoirs. L’écrivain rend ainsi hommage à son père, qui a mené une dure vie de labeur pour s’offrir un meilleur train de vie. Elle commence d’ailleurs le livre par le moment de son décès.

Ernaux décrit enfin la manière dont elle ressent le schisme qui se crée entre elle et ses parents au fur et à mesure qu’elle s’émancipe et intègre le monde bourgeois, devenant une transfuge de classe. Elle verbalise les contradictions, entre bonheur et aliénation, qu’elle a subies sur son chemin social. Mais qu’est-ce qu’un transfuge de classe ?

def. transfuge de classe (terme sociologique) : personnes qui, par leurs études, leurs alliances sont passées d’une classe sociale à l’autre.

C’est donc un terme sociologique ; Ernaux emploie ainsi le terme d’« auto-sociobiographie ». Elle veut redonner de la dignité à son père et à son monde, car ses parents étaient anciens paysans puis petits commerçants. Mais elle montre également la violence de son propre parcours.

B. La forme de violence dans La Place

En effet, Ernaux veut également veut montrer l’humiliation, le mépris de classe et la domination qui ont engendré de la souffrance en elle. Durant son Discours de réception du prix Nobel, elle affirme ainsi qu‘elle « écrir[a] pour venger [s]a race » . Les livres d’Ernaux sont donc un instrument de la lutte des classes, même si elle cherche à éviter aussi bien le misérabilisme que l’idéalisation des classes populaires.

On parlera ici de violence morale, celle qui s’attaque à l’intégrité psychique de l’homme. Elle représente tous les actes, paroles et écrits dénigrants et humiliants qui discréditent une personne. C’est une violence difficile à nommer, car elle est invisible. En effet, elle ne laisse pas de marques physiques. La violence morale crée ainsi le sentiment d’être assailli, meurtri intérieurement, et se retrouve d’abord dans l’environnement social.

I. La violence de l’environnement social avant le transfuge de classe

A. Un monde de privation et de frustration : la violence socio-économique

La violence est partout sur le chemin d’Ernaux. Elle grandit en effet au sein d’un monde qui la blesse et la frustre constamment, une réalité financière et sociale qui l’agresse en permanence. Les souvenirs douloureux de la restriction financière rejaillissent, à une époque où les possessions matérielles sont sacralisées du fait de l’avènement de la société de consommation.

Ainsi, comme pour mimer l’omniprésence de cette violence, le ressenti d’une vie d’angoisse est prégnant dans La Place. Les parents d’Ernaux, par exemple, sont brusqués par la nécessité absolue de travailler pour survivre. Lorsque son père tombe malade, c’est donc une catastrophe pour eux. Pour autant, aucun sentiment ne semble pouvoir transparaître au sein de cette violence.

B. Ne laisser place à aucun sentiment : la violence de la froideur

La violence s’exprime en effet par le mode d’être au monde (ethos) de ceux qui entourent Ernaux. On observe alors une occultation complète des sentiments, considérés comme superflus. Dans le portrait qu’Ernaux fait de son père, son individualité n’apparaît donc que très peu en comparaison à l’évocation de sa misère sociale, qui incarne la blessure que la société a fait à sa famille.

De même, face à une situation pourtant bouleversante (la mort du père), on ressent la froideur de ses proches qui restent de marbre et impuissants. C’est donc une longue et insoutenable agonie, qui représente du combat incessant mené par le père pour se faire une place dans le monde. Cette froideur est ainsi une autre forme de violence, qui diffère de la violence sociale tout en lui étant reliée.

II. La violence sociale : blesser par le mépris et déclencher la honte en devenant transfuge

A. Le jugement blessant d’autrui : la violence de l’institution bourgeoise

D’abord, les parents d’Ernaux ont constamment subi la critique durant leur tentative d’ascension sociale. Ernaux, quant à elle, a été confrontée à « l’oeil petit-bourgeois » discriminant durant son cursus scolaire. En effet, pour les bourgeois, les gens peu aisés ne sont qu’un décor de leur monde, notamment car on ne peut pas avoir des conversations intellectuelles avec eux. Pour autant, ils les décrivent comme des « braves gens ». C’est donc une violence qui ne s’exprime pas vraiment par les discours, mais bien par l’attitude et les non-dits.

La violence se situe donc dans l’implicite de la société : chacun se voit conféré une position spécifique, et nul n’est censé prétendre à sortir de sa case. On le ressent, par exemple, lorsqu’Ernaux est admise au CAPES : elle décrit sa colère et sa honte devant les “félicitations” de l’inspecteur. En effet, elle les comprend comme un acte de condescendance vis-à-vis de son origine sociale, insistant sur le fait que peu de gens de son milieu parviennent jusque là.

Tout ceci est d’une violence sociale inouïe. C’est ainsi qu’apparaît la honte des plus défavorisés, c’est-à-dire le sentiment d’intériorisation du regard méprisant que les autres portent sur soi. La notion de classe est donc cruciale pour comprendre les formes de violence dépeintes dans La Place.

B. Le sentiment de classe

Le sentiment de classe est celui de l’indignité : il engendre une attitude d’effacement. C’est celle qu’adoptent constamment les parents d’Ernaux, de peur d’être « déplacés ». Ainsi, ils ne donnent jamais leur opinion, pour éviter les reproches. C’est alors « l’ombre de l’indignité » qui persiste : la honte de celui qui veut sortir de sa condition est grande, car il n’a pas les codes requis pour le faire.

Ernaux le ressent, par exemple, lorsqu’elle invite des amies de la fac chez ses parents, lesquels déploient tous les efforts possibles pour bien accueillir les jeunes filles. Ce comportement paraît ridicule aux yeux des jeunes bourgeoises, bien qu’elles ne le verbalisent jamais en ces termes.

Ainsi, tandis que le « monde d’en haut » (Ernaux) vit sans peur des regards étrangers, et ce sur le mode de l’évidence, le « monde d’en bas » est constamment dans l’effort pour apparaître convenablement, et ne pas susciter de pitié ou du mépris. Cela fait donc écho à la notion de violence symbolique.

C. La violence symbolique dans La Place

Le concept de violence symbolique est théorisé par Bourdieu dans son Esquisse d’une théorie de la pratique. Elle désigne l’ensemble des signes invisibles, non physiques, servant à marquer un rapport de domination.

Elle apparait lorsque celui qui est dominé ne peut se saisir que par les éléments qu’il a en commun avec le dominant, lesquels expriment le rapport de domination. C’est ainsi que la hiérarchie sociale est rendue légitime par des façons d’être au monde, de penser et de se comporter. Elle permet donc d’ancrer la soumission : l’ordre social est perçu comme logique. Autrement dit, elle permet à la violence de devenir anodine et systémique. Comment peut-on alors parler de cette violence cachée ?

III. Parler de la violence après être devenue transfuge de classe

A. La violence dans le langage

Le langage retranscrit la brutalité sociale : en effet, dès notre venue au monde, nous sommes enserrés dans le discours des autres. Il est donc marqueur de la situation sociale, comme l’explique d’ailleurs Bourdieu.

Par exemple, dans La Place, le patois est un signe d’infériorité pour le père d’Ernaux car il représente ses racines paysannes. La honte de classe est donc sculptée par le langage, car lorsqu’on en adopte un qui n’est pas le nôtre, comme l’a fait Ernaux, on a le sentiment d’être jugé.

Mais au-delà du langage, la parlure est également caractéristique du monde dans lequel on vit, de la condition sociale. Elle est l’ensemble des intonations, des modes d’énonciation et des expressions employées. Par exemple, la raffinerie et la politesse sont caractéristiques dru monde bourgeois, tandis qu’une forme d’agressivité se dégage des dialogues paysans. Ernaux utilise alors un style particulier pour retranscrire toutes les formes de violences que l’on a citées, mais sans pour autant le couler dans le moule de ce que l’on attend de sa classe.

B. Le style d’écriture d’Ernaux : une violence insidieuse retranscrite par le style

Ernaux compare en effet son style à un « couteau » : il est d’une dureté tranchante, et d’une froideur constante. C’est une écriture violente, car plate et objective : elle renvoie ainsi à l’absence de sentiment, et heurte l’autre en l’ignorant.

Elle refuse ainsi d’écrire avec des tournures de phrases artistiques, car elle souhaite retranscrire les « couleurs et les limites du monde où vivait [son] père » . Toutefois, elle n’utilise pas non plus le langage révolté, parfois vulgaire, attribué aux classes populaires. Son transfuge de classe va donc même jusqu’à s’exprimer par son style, où elle mêle son milieu d’origine et les contraintes littéraires.

Conclusion

Dans La Place, Ernaux dresse le portrait d’une forme de violence sociale et morale endurée par ceux qui deviennent des transfuges de classe. Son autobiographie est donc un instrument de révolte, qui renvoie au concept de violence symbolique de Bourdieu. Ainsi, l’écriture-même d’Ernaux vise à lutter contre la violence sociale qu’elle a subi, le tout dans un hommage à sa famille et à son milieu d’origine.

D’autres oeuvres en lien à travailler sur la question de la violence sociale sont Au Bonheur des Dames de Zola (1883) et En Finir Avec Eddy Bellegueule d’Edouard Louis (2014). Tu peux également consulter tous nos articles et fiches d’oeuvres sur “la violence” pour l’épreuve de CG 2024.

 

Sources : cet article s’appuie en partie sur le cours de ma professeure de Lettres de CPGE I. Bucchioni lors de l’étude de La Place pour le thème du “Monde”.