Analyser la notion de violence dans nos sociétés occidentales démocratiques nécessite de se pencher sur d’autres notions : l’une d’entre elles est la désobéissance civile. Si, comme nous allons le voir, il n’est pas si facile de la définir, c’est en partie parce que la frontière entre désobéissance civile et violence n’est pas bien tracée. Nous nous appuierons sur la réflexion de différents penseurs de la désobéissance civile, en insistant sur la pensée d’Hannah Arendt.

Peut-on assimiler la désobéissance civile à une forme de violence ?

La première définition de la désobéissance civile comme non-violence

Avant de comprendre la relation entre désobéissance civile et violence, il faut saisir ce que la désobéissance civile désigne.

Le concept de désobéissance civile prend son origine dans l’oeuvre de Thoreau, qui publie, en 1849, l’essai La désobéissance civile. Mais sa définition contemporaine provient de Rawls et de sa Théorie de la Justice, publié en 1971. Il y décrit la désobéissance civile ainsi :

[Un] acte public, non violent, décidé en conscience mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent afin d’amener un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement.

Ainsi, on peut retenir deux choses de la définition de Rawls : la désobéissance civile est un acte public, et c’est un acte non-violent. Dès lors, on peut se demander quelle part l’action individuelle prend dans la désobéissance civile. Par ailleurs, et c’est ce qui nous intéresse davantage dans notre thème, on peut se demander s’il faut distinguer, comme Rawls le fait, violence et désobéissance civile.

La désobéissance civile est-elle une forme de violence ?

Si on en croit la définition de Rawls, la réponse est non. La désobéissance civile se définit en effet précisément comme une action non-violente. En effet, la violence physique n’est pas utilisée dans des actions de désobéissance civile. Pourtant, la désobéissance civile n’est pas un acte inoffensif : elle n’a qu’une portée seulement symbolique. Il faut donc revenir sur notre définition de la violence.

En effet, on ne peut pas réduire la violence à la violation de l’intégrité physique d’autrui. La violence peut aussi être dirigée vers des biens matériels (destruction de la propriété d’autrui), et non pas vers une personne. Plus encore, la violence ne se réduit pas à son aspect physique. La violence peut aussi être psychologique ou économique.

A la lumière de cette définition plus élargie de la violence, on comprend alors pourquoi la désobéissance civile, aussi passive qu’elle soit, reste une forme de violence. Bloquer une autoroute, par exemple, peut être considéré comme une violence infligée à ses usagers ; de plus, cela a des retombées économiques. Cet exemple, ainsi que la violence caractéristique de la désobéissance civile, montrent néanmoins que les acteurs de la violence peuvent être pluriels : ils ne se limitent pas à l’Etat.

La désobéissance civile comme renversement du monopole de la violence

L’érosion du monopole de la violence

En effet, dans nos sociétés contemporaines, les acteurs de la désobéissance civile sont les citoyens. Ils l’utilisent pour exprimer leur volonté d’un changement de politique de la part du gouvernement. On pourrait dire que les citoyens ont presque le “monopole” (Weber, Le Savant et le politique) de la désobéissance civile (Weber parle de “monopole de la violence légitime” par l’Etat, cette violence étant légitimée parce qu’elle est outil de pouvoir).

Puisque on peut assimiler la désobéissance civile à une forme de violence, on peut donc dire qu’elle permet aux citoyens de se saisir d’un nouveau moyen d’action violente. La violence en société n’est donc plus le seul monopole de l’Etat. C’est pourquoi on peut dire que la désobéissance civile redonne du pouvoir aux citoyens, en équilibrant la balance de la violence.

La violence de l’Etat comme réponse à la désobéissance civile

Ainsi, la désobéissance civile est une réponse à l’autorité : elle émerge lorsqu’un Etat utilise son pouvoir pour imposer des lois sans écouter les voix dissidentes. Or, l’autorité n’est pas la violence : elle se définit justement comme le pouvoir exercé sans la médiation de la force. La violence n’émerge précisément que quand l’autorité a échoué.

La violence sous forme de désobéissance civile est donc une réponse à l’échec de l’autorité. Arendt affirme, ainsi dans “Du mensonge à la violence” :

Une des différences les plus caractéristiques [entre] le pouvoir [et] la violence est que le pouvoir a toujours besoin de s’appuyer sur la force du nombre, tandis que la violence peut s’en passer, dans une certaine mesure, du fait que pour s’imposer, elle peut recourir à des instruments.

Une fois l’autorité remise en question par la désobéissance civile, une seule solution subsiste alors pour l’Etat dépossédé de cette autorité : la violence. Ainsi, la désobéissance civile est une perturbation de l’équilibre du pouvoir, perturbation à partir de laquelle la violence se libère dans la société.

Conclusion

On pourrait donc dire que la désobéissance civile est une forme de violence non-physique. En remettant en question l’autorité d’un Etat, les citoyens qui la pratiquent s’exposent cependant à un déchainement de violence (physique, mais pas seulement) contre eux. Si la désobéissance civile peut donc apparaitre comme une nécessité aux yeux des citoyens lorsque les moyens démocratiques de s’exprimer manquent, on ne peut pas pour autant la considérer comme une obligation.