Dans la Critique de la faculté de juger (1799), Kant évoque la violence du sentiment du sublime. Or, celui-ci est un jugement esthétique : mais comment la beauté pourrait-elle faire violence à celui qui la contemple ?

Kant distingue en fait le beau du sublime : si la beauté transmet l’ordre et le calme, le sublime, lui, donne lieu à une expérience esthétique violente, dans laquelle l’Homme est écrasé par le poids d’une grandeur qui le dépasse.

I – Contexte : la Critique de la faculté de juger, une réflexion sur le jugement esthétique

Pour saisir ce qu’est le sublime kantien et l’intérêt de son étude, il faut d’abord comprendre le procédé philosophique-même de Kant.

A. L’héritage de la Critique de la raison pure : la distance au suprasensible

La Critique de la faculté de juger est la troisième Critique de Kant : elle vient après la Critique de la raison pure (1787) et la Critique de la raison pratique (1791). Ainsi, il faut d’abord comprendre le projet des deux premières critiques pour comprendre celui de la troisième.

D’abord, dans la Critique de la raison pure, Kant a montré que la raison ne pouvait jamais connaître la réalité, c’est-à-dire le domaine des choses en soi. Il existe ainsi un “abîme” (Critique de la raison pure, chapitre “Dialectique transcendantale”) entre le monde sensible, qui est le domaine des phénomènes et de l’apparaître, et l’intelligible, qui est le domaine des choses en soi, c’est-à-dire de l’être.

La raison ne peut donc s’étendre au-delà de son “domaine légitime” (préface de la Critique de la raison pure) : les choses en soi lui sont inaccessibles, car on ne peut pas les saisir dans un jugement de connaissance. En effet, chez Kant, la connaissance vient de l’union d’un concept (donné par la raison) et d’une intuition (donnée par la sensibilité) ; or, si la raison ne peut atteindre la chose en soi, alors aucun concept ne peut en être donné. Dès lors, aucune connaissance n’en est possible : c’est la thèse principale du premier chapitre de l’ouvrage, l’ “Esthétique transcendantale” .

B. La nécessité de la Critique de la faculté de juger : déterminer ce qui est beau

La Critique de la raison pure vise ainsi à déterminer ce qu’il est possible de connaître ou non, c’est-à-dire à déterminer le domaine légitime de la connaissance : comment juger de ce qui est vrai ? Ainsi, “Que puis-je savoir ?” est la première des trois grandes questions kantiennes, qu’il expose dans sa Logique.

La deuxième grande question est “Que dois-je faire ?” , qui correspond à la deuxième critique. La Critique de la raison pratique visera ainsi à déterminer le domaine du jugement moral : comment savoir ce qui est bon ?

Enfin, la troisième critique s’attaquera à la faculté de juger. Elle vise à déterminer le domaine du jugement de goût : comment juger de ce qui est beau ? La Critique de la faculté de juger étudie donc les modalités d’un type de jugement particulier, qui ne vise ni à augmenter notre connaissance, ni à savoir ce qui est bon , mais à déterminer ce qui est beau, voire sublime.

C. Le jugement esthétique et la place accordée au sublime

Kant fait ainsi la différence entre trois types de jugement : le jugement logique, qui a pour but la connaissance, le jugement de goût (le plaisir), intéressé mais qui ne concerne pas la connaissance, et le jugement esthétique, qui lui, est désintéressé.

Celui-si se subdivise en deux : le jugement du beau d’une part, et celui du sublime d’autre part. La Critique de la faculté de juger est donc divisée en deux parties : “L’analytique du beau” , et “L’analytique du sublime”. Mais alors, qu’est-ce qui différencie le beau du sublime ?

Dans le langage courant, on dit parfois de quelque chose qu’on trouve très beau qu’il est sublime. Mais chez Kant, le sublime a une distinction de nature avec le beau, et non de degré : ce n’est pas du “plus beau” (rapport de supériorité), mais du radicalement différent (rapport d’altérité). Ce qui est sublime ne peut donc être appréhendé par la notion de beauté, parce qu’il la dépasse.

II – Le sublime comme expérience de la violence face à sa grandeur

A. La différence entre le beau et le sublime : le sublime comme expérience paradoxale de la violence

En effet, alors que Kant définit le beau comme ce qui témoigne d’une harmonie, et donc d’un ordre, le sublime, lui touche à la démesure. Autrement dit, le sublime se définit non pas par une impression d’ordre, mais au contraire, par une forme de chaos qui met l’esprit en mouvenent. Le beau et le sublime diffèrent donc radicalement parce qu’ils ne donnent pas lieu à la même expérience :

Dans la représentation du sublime de la nature, l’esprit se sent mis en mouvement, tandis qu’il est en contemplation calme dans le jugement esthétique portant sur le beau dans la nature.

Critique de la faculté de juger, §27

Alors que l’harmonie propre au beau permet la contemplation, c’est-à-dire un état de tranquilité, le sublime, lui, perturbe celui qui le vit. Or, ce mouvement s’accompagne, du même geste, d’une paralysie : Kant parle en effet, au §23, du”sentiment d’un soudain blocage des forces vitales“.

La force du sublime a donc pour conséquence de mettre en mouvement l’esprit du spectateur tout en l’immobilisant : il transmet donc un sentiment d’ “effroi” (§27), qui est une violence particulière en ce qu’elle appelle autant à fuir qu’à contempler le sublime. Ce sentiment paradoxal face au sublime et la violence de son expérience viennent ainsi de sa grandeur incommensurable.

B. Par sa grandeur, le sublime est un poids qui écrase celui qui en fait l’expérience

Kant distingue en effet deux grandeurs propres au sublime : la grandeur mathématique, et la grandeur dynamique. Le sublime se subdivise donc lui-même en deux catégories : le sublime mathématique concerne le jugement de la quantité au sens numérique (par exemple, la notion d’infini en mathématiques), et le sublime de la nature . Kant le nomme donc sublime dynamique : il comporte une force, qui exprime une certaine violence.

On comprend donc que le sublime nous écrase sous un poids et “blo[que]” nos “forces vitales” : comme un être minuscule face au Léviathan, nous sommes décontenacés par la grandeur et la force du sublime. La violence du sentiment du sublime vient donc de sa grandeur, son poids et sa force suprêmes. Il faut donc comprendre d’où vient cette force et cette grandeur.

C. Le sublime marque un défaut de l’Homme : il est l’expérience de la violence face à notre distance au suprasensible

C’est ici que joue ce que nous avons indiqué sur la Critique de la raison pure.  En effet, le sublime marque en fait l’inadéquation de la raison au supra-sensible que Kant montrait déjà dans la première critique. Parce que la raison est finie (c’est-à-dire limitée), elle est dans l’incompréhension face à ce qui la dépasse. Ainsi, ce n’est pas parce que le sublime nous ferait saisir le suprasensible qu’il est violent, mais parce qu’il nous montre notre distance avec celui-ci .

Plus précisément, le sublime nous indique une distance avec les Idées de la raison. Ce sont les idées dont qu’on peut penser, mais pas connaître : elles ne servent que de régulateurs à la raison, mais celle-ci ne les atteint pas. Il s’agit en fait des quatre objets du chapitre des “Antinomies de la raison pure” de la première critique : Dieu, l’âme, le monde et la liberté. Le sublime signale ainsi notre distance à ces Idées, qu’il souhaite rendre présentes à une raison qui ne peut cependant les recevoir :

Aucune forme sensible ne peut receler ce qui est véritablement sublime, puisque [le sublime] ne s’adresse qu’aux idées de la raison qui, bien qu’aucune présentation adéquate n’en soit possible, sont rappelées dans l’esprit et provoquées précisément par cette inadéquation dont il est possible de donner une présentation sensible.

Critique de la faculté de juger, §23

La violence du sublime vient donc de ce qu’il donne une image sensible (un orage, une catastrophe, palpables, que l’on saisit par nos sens) de ce qui ne peut être sensible. Les “idées de la raison” ont pour objet des concepts supra-sensibles : dès lors, on ne peut en faire une “présentation” , c’est-à-dire les saisir. C’est donc l’écart entre ce que le sublime souhaite présenter et le fait qu’on ne puisse saisir cet objet présenté qui fait sa violence.

Par cette violence du sublime, Kant pense donc notre rapport au supra-sensible comme un rapport esthétique, et non plus comme scientifique ou même métaphysique : le sublime montre justement que notre connaissance ne peut saisir ce qu’il nous présente, et qu’on a donc une distance infinie avec les choses en soi.

Le jugement esthétique vient donc confirmer, dans la Critique de la faculté de juger, ce que la Critique de la raison pure affirmait d’un point de vue métaphysique et épistémologique. Mais le sublime n’a pas seulement cette dimension esthétique : il a également une dimension morale, et rejoint donc également la Critique de la raison pratique.

III. La violence du sublime comme expérience morale : le sublime comme appel paradoxal au respect

A. Le sublime comme signe vers notre destination morale : l’expérience d’une violence positive

La violence du sublime a en effet un versant positif en tant qu’elle fait signe vers notre destination morale. En éclairant ces passages par la morale kantienne, on comprend en effet que si sublime nous paralyse par effroi face à sa grandeur, il appelle, dans le même geste, à nous tourner vers cette grandeur en nous. Elle consiste en notre caractère moral, qui nous distingue des êtres purements naturels, c’est-à-dire non rationnels :

[L]a force [du sublime] nous fait d’un côté reconnaître, à nous, êtres naturels [et donc finis], notre impuissance sur le plan physique, mais, d’un autre côté, il nous révèle en même temps une faculté de nous juger indépendants par rapport à cette force irrésistible, ainsi qu’une supériorité sur la nature ; cette supériorité fonde une conservation de soi d’un tout autre ordre que celle qui s’offre aux attaques de la nature extérieure et à ses menaces. Ainsi l’humanité en notre personne reste-t-elle invaincue bien que l’homme dût succomber face à cette puissance de la nature.

Critique de la faculté de juger, §28

Si Kant distingue ainsi “l’humanité” de “l’homme” , c’est parce que tout homme, indépendamment de sa particularité, recèle en lui une part d’universalité en tant qu’il appartient à une communeauté des hommes, en vertu de sa raison, qu’il partage avec tout un chacun.

Cette humanité en lui est ce qui l’oriente vers le respect de la loi morale, qui consiste à déceler la même humanité chez l’autre pour le traiter non pas comme un moyen (une chose) mais comme fin (une personne). C’est le sens de cette fameuse maxime de la Critique de la raison pratique :

L’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré (…). Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen.

Si la violence du sublime vient donc de notre distance au supra-sensible, cette distance peut être résorbée là où nous sommes nous-mêmes détenteurs d’une part de transcendance : au sein de notre raison se trouve notre capacité à être des êtres moraux, vers laquelle le sublime appelle.

B. Le sublime comme reconnaissance de notre caractère moral

Si en effet nous ne pouvons comprendre les Idées de la raison que le sublime présente, nous pouvons tout de même les penser, ce qui révèle notre part de transcendance, c’est-à-dire notre parenté avec le supra-sensible, que Kant pense comme une supériorité de l’Homme face à la nature : 

Notre jugement esthétique ne considère donc pas que la nature est sublime parce qu’elle provoque la crainte, mais parce qu’elle mobilise en nous notre force (qui n’est pas de l’ordre de la nature), laquelle nous permet alors de considérer comme petits les objets de notre préoccupation (biens, santé et vie) ; par conséquent de ne pas tenir la force de la nature (à laquelle nous sommes de toute façon soumis lorsqu’il s’agit de ces préoccupations), et sans tenir compte de nous-mêmes et de notre personnalité, pour une puissance telle que nous fussions obligés de nous y soumettre dès qu’il s’agirait de nos principes suprêmes, et lorsqu’il faudrait les maintenir ou les abandonner. Ainsi nous appelons ici sublime la nature simplement parce qu’elle élève l’imagination à la capacité de présenter ces situations où l’esprit peut prendre conscience du caractère véritablement sublime de sa destination, supérieure même à la nature.

Critique de la faculté de juger, §27

Autrement dit, parce que le sublime présente le supra-sensible, sa violence est un appel au respect de la loi morale : seul l’homme moral “reste inconvaincu” face à l’effroi provoqué par le sublime, puisqu’il sait que sa grandeur peut tout de même être retrouvée par la moralité. Le sublime est donc une violence ambivalente.

C. La violence ambivalente du sentiment du sublime : un “plaisir mêlé d’effroi

Par le sentiment du sublime, nous sommes en effet confronté à ce que Kant nomme un “plaisir négatif” : la négativité du sentiment esthétique, qui prend la forme d’une répulsion, donne en effet lieu, du même geste, à un mouvement d’attraction. Ainsi,

L’esprit est (…) alternativement attiré et repoussé par l’objet (…). La satisfaction [face au sublime] (…) recèle moins de plaisir positif que d’admiration ou de respect, il vaut donc mieux le qualifier de plaisir négatif.

Critique de la faculté de juger, §27

Le sublime n’est donc ni totalement un “plaisir positif” , ni, comme nous l’avons vu, un pur effroi : bien plutôt, il appelle au “respect” – terme éminemment moral et crucial chez Kant, qui renvoie ici aux thèses de la Critique de la raison pratique que nous venons d’évoquer. Le sublime appelant au respect, il ne peut être un plaisir totalement positif, puisque chez Kant, le plaisir pur est intéréssé.

En effet, lorsque je goûte un verre de vin qui me plaît, il me plaît parce que j’aime son odeur, son goût ou l’effet qu’il produit sur mon corps. Je l’aime donc en fonction de ce qu’il m’apporte. Or, si le sublime signale que je suis moral, alors il ne peut être intéréssé, le devoir moral étant par définition une position de pur désintéressement.

Le sublime est donc certes un “plaisir” vers lequel on est “attiré” , mais c’est un attrait “négatif puisque dans cette attirance, je découvre non pas un objet qui a un intérêt pour moi, mais quelque chose qui me dépasse : je découvre que je dois être désintéréssé, c’est-à-dire moral. 

Conclusion

Dans l’esthétique kantienne de la Critique de la faculté de juger, le sublime est une expérience de la violence, qui vient de notre distance avec la transcendance : il nous montre notre incapacité à rendre présentes les Idées de la raison définies dans la Critique de la raison pure.

Mais si le sublime est un “plaisir négatif” , il permet du même geste de nous tourner vers l’obligation de désintéressement, c’est-à-dire la loi morale, ou le respect. L’effroi ressenti face à la violence du sublime est donc un appel vers notre destination supra-sensible, et le signe que lon recèle nous-mêmes une forme de transcendance, en tant que nous appartenons à une humanité réunie par l’universalité de la raison.

En “blo[quant] nos forces vitales” , la violence du sublime renvoie donc paradoxalement à un impératif de mouvement, qui consiste à résorber notre distance au sensible pour devenir des êtres de raison qui considèrent systématiquement l’humanité en l’autre. Le sublime est donc aussi bien de répulsion que d’attraction, et constitue ainsi une violence ambivalente, qui s’avère féconde, car fondamentalement morale.