Nous allons nous intéresser dans cet article à la théorie du désir de Kant.

Quelques mots sur Kant et son ouvrage

Nous nous penchons ici sur un texte de Kant, célèbre philosophe allemand du XVIIIe siècle. Ce texte se trouve dans son ouvrage principal de philosophie morale, la Critique de la raison pratique, plus précisément en I, §3, scolie I.

Dans cet ouvrage, Kant élabore une conception extrêmement exigeante de la moralité, déconnectant celle-ci de toute forme d’intérêt égoïste.

Le thème de ce texte

-Ce texte porte sur le thème du désir, et plus précisément sur le rapport du désir à la moralité.

La question philosophique posée dans ce texte

Kant pose la question suivante : faut-il admettre une hiérarchie des désirs, distinguant des désirs supérieurs et des désirs inférieurs ?

Les enjeux de la question

-Pour bien comprendre l’intérêt de la question, il faut saisir ses enjeux : on peut considérer ce texte comme une réponse à la distinction opérée par des philosophes comme Thomas d’Aquin entre une forme de désir supérieure, de nature spirituelle, et une forme de désir inférieure, de nature sensible. Il s’agit pour Kant de montrer qu’une telle distinction ne suffit pas pour revaloriser le désir, et plus précisément qu’elle ne suffit pas à le faire entrer dans la sphère de la moralité.

THOMAS D’AQUIN – Désire-t-on les choses spirituelles comme on désire les choses terrestres ?

La thèse de Kant

La thèse défendue ici par Kant est donc que le désir, qu’il soit de nature spirituelle ou de nature sensible, est toujours amoral (c’est-à-dire situé en dehors du cadre de la moralité) dans la mesure où il ne vise que l’intérêt (le plaisir) du sujet désirant.

Le plan du texte

Kant commence par exposer la conception dont il fera ensuite la critique, à savoir la distinction entre une faculté supérieure et une faculté inférieure de désirer. Il montre alors que cette distinction est irrecevable du point de vue moral, car tout désir vise uniquement à satisfaire un intérêt égoïste.

Dans un second temps, Kant donne un second argument, à savoir que le fait que nous comparons nos désirs pour savoir lequel nous profitera le plus prouve qu’ils sont de nature homogène. Il montre ensuite qu’il faut rejeter la distinction entre désirs raffinés et désirs grossiers.

Pour terminer, Kant indique brièvement qu’il est possible de concevoir une forme de désir authentiquement supérieur et moral, qui pousse à agir sur la seule impulsion de la raison, sans viser la satisfaction d’un intérêt égoïste

I – Critique de la distinction traditionnelle entre les désirs supérieurs et les désirs inférieurs

1) Rappel de cette distinction

Le texte s’ouvre sur le rappel de la distinction traditionnelle entre une « faculté inférieure » et une « faculté supérieure » de désirer. Pour élaborer cette distinction, il faut disposer d’un critère, et ce critère est, traditionnellement, la nature des choses qui causent le plaisir. Autrement dit, dans la conception traditionnelle que résume ici Kant avant d’en faire la critique, notre désir est d’une espèce inférieure s’il porte sur une chose sensible (un gâteau, un partenaire sexuel potentiel, une séance de massage…), mais il est d’une espèce supérieure s’il porte sur une chose intellectuelle (les connaissances contenues dans un livre de Kant…).

2) Rappel de la conception kantienne de la moralité

Kant cependant rejette cette hiérarchie des désirs dans la mesure où il juge qu’elle n’est pas pertinente du point de vue moral. Pour bien saisir la position de Kant sur cette question, il est nécessaire de rappeler sa conception exigeante de la moralité, qui est ici présupposée sans être explicitement formulée : du point de vue de la morale kantienne, seule l’action désintéressée est véritablement morale. Une action qui vise un intérêt, même si elle possède les apparences de la moralité, est en réalité immorale. C’est la fameuse distinction entre les actes moraux et les actes seulement conformes à la loi morale. C’est donc l’intention qui distingue l’acte moral et l’acte non moral.

Si, par exemple, vous donnez 10€ à un sans-abri par pur désintéressement, votre acte est authentiquement moral ; mais si vous lui donnez pour briller aux yeux de l’ami qui vous accompagne, votre acte n’est pas moral, bien qu’il soit extérieurement conforme à la morale.

3) Critique : tout désir vise toujours un plaisir égoïste

C’est au nom de cette conception très exigeante de la moralité, donc, que Kant va rejeter la distinction traditionnelle entre désirs inférieurs et désirs supérieurs. Son argument principal est le suivant :

Les représentations des objets peuvent être aussi diverses que l’on voudra […], le sentiment de plaisir cependant, grâce auquel seul elles constituent proprement le principe déterminant de la volonté (l’agrément, le plaisir que l’on attend, qui excite l’activité à produire l’objet) est toujours de la même espèce

Ainsi, les objets de nos désirs ont beau être de nature différente (de nature sensible ou de nature intellectuelle), il n’en demeure pas moins que notre mobile, notre intention, quand nous désirons ces objets, est l’obtention d’un sentiment de plaisir. Il semble donc que le désir soit toujours intéressé, raison pour laquelle il ne relève pas de la moralité au sens où Kant l’entend.

II – La comparaison des désirs et le rejet de la distinction désirs raffinés/désirs grossiers

1) La comparaison des désirs prouve leur commune nature

Kant montre par un second argument que les différents désirs sont fondamentalement d’une nature identique, et ce quel que soit la nature de leur objet. L’argument est le suivant : le simple fait que nous puissions comparer nos désirs, préférer la poursuite d’un désir plutôt que celle d’un autre, montre qu’ils peuvent être évalués sur une même échelle, et donc qu’ils partagent une propriété commune. La commensurabilité (possibilité de les comparer) des désirs prouve leur commune nature. Et cette propriété commune, c’est justement le fait qu’ils visent un plaisir.

Quand nous comparons plusieurs désirs pour choisir lequel doit être préféré, nous avons affaire à des éléments de même nature (en tant qu’ils mènent au plaisir) qui ne diffèrent que par la quantité (certains mèneront à un plus grand plaisir que d’autres).

2) Rejet de la hiérarchie des désirs

De là, Kant tire la conséquence que la distinction entre des désirs raffinés et des désirs grossiers n’est pas moralement pertinente. Les désirs raffinés sont ceux qui visent des « jouissances plus raffinées », et nous les qualifions ainsi

parce qu’elles sont plus que d’autres en notre pouvoir, qu’elles ne s’émoussent pas, qu’elles fortifient bien plutôt le sentiment, pour en jouir davantage, et qu’en même temps qu’elles nous réjouissent, elles nous cultivent

On peut penser tout simplement au plaisir intellectuel d’accumuler des connaissances : contrairement par exemple au « plaisir grossier » de manger de telle nourriture, il est facile d’accès (les livres s’achètent facilement), on ne s’en lasse pas mais au contraire on apprécie davantage le plaisir de la connaissance au fur et à mesure qu’on apprend plus de chose, et c’est aussi un plaisir qui développe nos compétences. En ce sens, on peut « à bon droit », dit Kant, parler de désirs et de plaisirs raffinés.

Mais ce n’est pas une raison pour négliger une différence beaucoup plus fondamentale : certes, on peut distinguer les désirs selon leur degré de raffinement sur la base des critères qu’on vient de mentionner ; mais les désirs grossiers comme les désirs raffinés, cependant, sont fondamentalement de même nature en ce qu’ils visent un plaisir (que celui-ci soit grossier ou délicat). Ainsi, du point de vue de la morale kantienne, qui ne valorise que le désintéressement, le plus grossier des désir est équivalent au plus raffiné. Celui qui désire contempler les toiles des maîtres néerlandais du XVIIe siècle est certes plus raffiné que celui qui préfère regarder Fast and Furious 8, mais du point de vue de la moralité, les deux individus se valent : ils ne font tous deux que viser ce qui leur apporte le plus de plaisir.

III – Le désir authentiquement moral

Kant cependant n’abandonne pas totalement l’idée d’une faculté supérieure de désirer : il conserve cette notion, mais en la redéfinissant radicalement. La faculté supérieure de désirer, pour lui, ne sera donc plus celle qui vise des plaisirs raffinés, par opposition à la faculté inférieure qui ne viserait que des plaisirs grossiers. Tout désir qui tend à satisfaire un intérêt appartient pour Kant à la faculté inférieure de désirer, quel que soit le degré de raffinement des plaisirs visés.

1) Le désintéressement

Cette faculté supérieure de désirer, qui relèvera de la sphère morale par opposition à son homologue inférieure, est ici définie selon deux caractéristiques, le désintéressement et l’autonomie :

la raison pure doit être pratique par elle seule, c’est-à-dire que, sans présupposition d’un sentiment quelconque, donc sans représentation de l’agréable et du désagréable […] elle doit pouvoir déterminer la volonté

Cette faculté de désirer est donc d’abord désintéressée en ce qu’elle agit non pas en vue de satisfaire un intérêt, mais purement et simplement parce que la raison le lui commande. Dans le cadre de la moralité, donc, ma volonté est désintéressée parce qu’elle n’agit pas en vue d’un plaisir.

2) L’autonomie

Mais cette faculté supérieure de désirer a une deuxième caractéristique importante : elle est autonome. L’autonomie renvoie au fait de se déterminer par soi-même, et s’oppose à l’hétéronomie, qui renvoie au fait d’être déterminé de l’extérieur. Quand je désire manger un burger ou contempler une toile de maître hollandais, je suis hétéronome, car mon action m’est dictée par une stimulation extérieure. Quand au contraire j’agis suivant le commandement de ma raison, je suis autonome car mon action m’est dictée par une instance intérieure.

Pour résumer ce texte de Kant

  • On distingue traditionnellement une faculté inférieure et une faculté supérieure de désirer selon la nature de l’objet visé par le désir (objet intellectuel/sensible) ou de la nature du plaisir (raffiné/grossier). Kant considère que cette distinction n’est pas moralement pertinente, car tout désir quel qu’il soit se définit avant tout par le fait qu’il cherche à satisfaire un intérêt, démarche étrangère à la moralité.
  • Le fait que nos désirs soient commensurables prouve qu’ils sont fondamentalement de même nature (en tant qu’ils visent le plaisir). Si tel n’était pas le cas, il serait impossible de les comparer.
  • On peut cependant concevoir une faculté supérieure de désirer, qui obéit aux exigences de la moralité. Elle consiste à vouloir non pas par intérêt et suivant la stimulation d’un objet extérieur, mais de façon désintéressée et suivant le commandement de la raison. Cette faculté supérieure de désirer, par opposition à la faculté inférieure, est donc désintéressée et autonome.

Retrouvez nos autres articles ICI 😉