Cet article est le deuxième d’une série consacrée au problème du monde dans Madame Bovary ; retrouve le premier ici.

Après avoir évoqué le rapport d’Emma Bovary au monde et aux arrière-mondes, nous aimerions traiter le rapport établi entre monde et désir dans Madame Bovary.

Il s’agit principalement ici de commenter cet article d’Annie Rizk, professeure de lettres modernes, qui porte sur la notion d’érotisme cosmique dans ce roman. Elle étudie ainsi les notions d’Eros (l’amour, le désir) et de Cosmos (le monde) dans cette oeuvre de Flaubert – ainsi que dans le célèbre roman de D.H. Lawrence, Lady Chatterley’s Lover (1928), que nous n’aborderons cependant pas ici.

L’article d’A. Rizk étant très riche, nous ne le couvrirons pas en entier ; mais nous ajouterons cependant quelques points distincts, pour que tu aies plusieurs éléments de réflexion afin de traiter tes dissertations sur le sujet.

Le rapport entre Eros et Cosmos, thème central du roman

Rappel. Le procès de Madame Bovary

Comme tu le sais, en 1857 a lieu le procès de Madame Bovary (ainsi que celui des Fleurs du Mal) pour outrage aux moeurs – d’où le rapprochement avec l’oeuvre de D.H. Lawrence, que tu peux donc également utiliser, si tu la connais, pour traiter le thème de la mondanité. Cette atteinte aux moeurs s’explique notamment parce que le roman laisse une grande place à l’adultère.

Notons donc que c’est dire que la réception de l’oeuvre s’inscrit d’abord dans son rapport au monde, dont l’auteur n’est donc jamais exempt ; en l’occurrence, ici, il s’agit d’un rapport jugé critique, qui rappelle les débats sur le réalisme supposé de Flaubert.

Si l’on peut rappeler que Flaubert s’inspire effectivement pour cette oeuvre d’un voire plusieurs faits divers ayant eu lieu quelques années plus tôt, A. Rizk avance que cette condamnation vient également du rapport qu’établit Flaubert entre le thème du désir (Eros) d’une part et celui du monde (Cosmos) d’autre part.

Le bovarysme comme outrage à la mondanité

En effet, elle insiste sur l’idée que l’outrage aux moeurs ne suffit pas à expliquer la condamnation morale, sociale et juridique du roman. Le style non plus : si selon elle, certes, « ce qui a choqué a autant à voir avec le formulé que le représenté, avec l’écriture que le réel, avec le signe que le référent » (c’est à dire qu’il est question à la fois du contenu, mais également du style), il n’est pas suffisant pour expliquer l’outrage : il faut aussi comprendre la raison pour laquelle le bovarysme-même a provoqué le procès.

Il faut donc comprendre ce qu’est ce bovarysme qui dérange autant ce qu’A. Rizk appelle une « société dégénérée ». Elle revient donc sur sa définition ; et c’est bien parce qu’il implique par essence un rapport spécifique du sujet au monde – notamment social – que le bovarysme est rejeté par ce même monde.

Rizk définit en effet le bovarysme comme une « insatisfaction existentielle de l’être qui devient essentielle au point de préférer le vague du désir sans objet réel à sa satisfaction même ». Nous l’avons évoqué, c’est en effet parce qu’elle cherche à fuir le monde qu’Emma sombre peu à peu, jusqu’à ne pouvoir que le quitter, faute d’autre moyen. Mais cela ne suffit pas : pour comprendre véritablement le bovarysme et sa réception, il faut également évoquer sa composante sociale.

Monde érotique et monde social. Emma Bovary et Madame Bovary

Si le personnage d’Emma a autant choqué, c’est parce qu’elle est bien Emma Bovary, et non la simple Madame Bovary, épouse de Charles. Elle vient ainsi à l’encontre des codes du monde social (qui sont par ailleurs en grande partie des codes genrés), de par son adultère – relevant du monde érotique – et le portrait de son intériorité – relevant du monde intérieur. Différents mondes s’entrechoquent donc, ce qui schématiquement, donne lieu à la controverse.

En particulier, le désir d’Emma et sa description prennent une dimension beaucoup plus importante que ce que la société française du XIXème siècle était habituée à lire : son expansion est beaucoup trop grande. Voici ce qu’écrit A. Rizk sur cette expansion :

« [l]es élans [d’Emma Bovary] s’orientent vers une expansion de nature cosmique, dans cette négation même du contexte collectif qui fait de l’amour un acte antisocial par excellence »

On comprend donc que le bovarysme choque parce qu’il est expansion d’un monde singulier – érotique, féminin, intime, marqué par le désir et l’intensité – au-delà des limites que lui assigne le monde social.

Mais si ce désir est bien expansion, en quoi est-il cosmique ? Pour mieux cerner ce qui justifie qu’on lui attribue ce qualificatif, c’est-à-dire qu’il relève d’un monde à part entière, il faut mieux définir ce qu’est cet érotisme. Dans quel mesure le désir d’Emma Bovary fait-il monde ?

Le désir cosmique d’Emma en question

Définition de l’érotisme cosmique

Selon A. Rizk, la question est de savoir si Emma “croi[t] trouver ou [bien si elle] trouv[e] réellement [son] salut par l’érotisme” ; or, on peut dire que c’est en cherchant à teinter le monde de son désir – ou en tout cas en tentant de faire -, le modifiant ainsi par cette action, qu’Emma cherche ce salut.

A. Rizk cite ainsi plusieurs passages du roman pour illustrer cette projection du désir dans le monde, que nous t’invitons à lire directement grâce au lien cité plus haut. Tu peux également consulter les extraits de notre dernier article sur le sujet, notamment celui où Emma “s’abandonn[e]” à Rodolphe.

Dans cet extrait, le lecteur n’a en effet accès qu’à sa représentation romantisée et idéale de la nature qui l’environne, en une sorte de pathetic fallacy inversée qui mime son désir érotique. Jamais la description de l’acte en lui-même n’est livrée : tout se passe comme s’il ne comptait pas, et que seul le désir – et non son aboutissement – et le monde qu’il crée n’importaient.

Ainsi, les différents extraits montrent qu’Emma éprouve moins du désir – pour Rodolphe, pour Léon, pour un monde idéal, une existence romantisée – qu’elle ne projette ce désir sur le monde qui l’entoure : elle le tord à son avantage, le voyant comme elle aimerait qu’il soit, et non comme il est.

Illustration

Citons A. Rizk pour commencer à comprendre plus en détail pourquoi l’on peut donc attribuer l’adjectif cosmique à cette manière particulière de désirer :

La dimension cosmique [du désir d’Emma] vient de ce formidable mouvement vital qui point à chaque nouvelle saison. Un vitalisme concret se dépasse en une conception ésotérique de la vie conçue comme sacrée. Des formules comme « bourgeons des noisetiers », « fleurissaient », « poules chaudes », « femelles couveuses » offrent des images de germination et de naissance qui annoncent celle du personnage en proie à une véritable résurrection. « Constance se baissa pour le surveiller, perdue en une sorte d’extase. La vie !, la vie ! » La dimension cosmique est énoncée explicitement à travers le point de vue du poussin qui regarde l’univers, en contraste avec le sentiment d’évanouissement qui est le sien. Elle risque de disparaître d’une mort à la fois physique et morale car elle n’est pas encore à l’unisson avec la vie de l’univers.

A. Rizk définit donc l’érotisme cosmique par la manière dont le désir d’Emma se propage dans le monde pour en donner une représentation qui n’est plus objective, mais dépeint au contraire davantage son état d’esprit que son environnement.

Ainsi, l’étreinte érotique (c’est-à-dire l’aboutissement du désir, son achèvement, le désir étant fondamentalement défini comme une tension vers un but) est un évènement, et non pas un simple moment : l’évènement se différencie du simple instant en ce qu’il est marquant, grand voire grandiose. C’est bien parce que le désir est cosmique – c’est à dire qu’il touche à la totalité, à l’infini presque – qu’un simple moment charnel atteint de telles dimensions. L’importance du désir, entendu comme cosmique, vient d’ailleurs notamment du fait qu’il est pour Emma le moyen – ou la tentative plutôt – de dépasser son plus grand malheur, le bovarysme.

L’érotisme cosmique comme expansion

Le bovarysme consiste […] en une sensation d’étouffement dans un espace restreint“, écrit A. Rizk : rappelons que comme nous l’avons vu plus haut, le bovarysme est donc ce rapport particulier à un monde qui n’est jamais assez grand, assez satisfaisant ni assez beau.

Faire de son désir quelque chose de cosmique, c’est donc vouloir lui prêter une expansion qui compense la petitesse du monde : c’est, en termes communs, projeter des “idées de grandeurs” sur notre environnement pour qu’il nous ennuie moins.

Ce procédé est particulièrement visible dans les descriptions de la nature dans Madame Bovary, tournées notamment de telle sorte à compenser la médiocrité qu’Emma voit dans la Normandie qu’elle habite :

On était aux premiers jours d’octobre. Il y avait du brouillard dans la campagne. Des vapeurs s’allongeaient à l’horizon, contre le contour des collines ; et d’autres, se déchiraient, montaient, se perdaient. Quelquefois, dans un écartement de nuées, sous un rayon de soleil, on apercevait au loin les toits d’Yonville, avec les jardins au bord de l’eau, les cours, les murs et le clocher de l’église. Emma fermait à demi les paupières pour reconnaître sa maison et jamais ce pauvre village où elle vivait ne lui avait semblé si petit. De la hauteur où ils étaient, toute la vallée paraissait un immense lac pâle, s’évaporant à l’air. Les massifs d’arbres de place en place saillissaient comme des rochers noirs ; et les hautes lignes des peupliers, qui dépassaient la brume, figuraient des grèves que le vent remuait.

Cet extrait est d’autant plus parlant qu’il correspond à la description qu’Emma fait du monde alors qu’elle est avec son amant, et donc dans un état d’esprit tourné vers le désir et la romantisation. Flaubert joue ici avec les symboles du Romantisme : la hauteur, les arbres perçant le brouillard, la vallée ; Emma se prend pour Le Voyageur contemplant une mer de nuage, célèbre tableau de C.D. Friedrich. Cette parodie exploite le rapport déréalisé au monde d’Emma pour dénoncer son bovarysme ; or, ce rapport déréalisé passe par son désir, à la fois de l’autre (Rodolphe, Léon) et de l’Autre : un Idéal qu’elle ne saurait atteindre, et qu’elle projette sur le paysage qu’elle voit à défaut de pouvoir le vivre.

Elle vise également à montrer que c’est justement en laissant son désir faire monde, c’est-à-dire en le laissant être vecteur de sa représentation (son désir crée son monde, entendu comme perception de ce qui l’entoure), qu’elle s’enfonce davantage dans le bovarysme.

Erotisme cosmique et bovarysme

Comme tentative de dépassement du bovarysme, l’érotisme cosmique n’est qu’une tentative vaine ; si cosmique qu’il soit, il ne permet en effet pas à Emma d’obtenir satisfaction quant au monde qui l’entoure. C’est au contraire parce qu’il est cosmique, c’est-à-dire “cosmisant” (ce mot n’existe pas, donc ne l’utilisez pas, il n’est qu’instrumental), qu’il le rend beaucoup plus grand qu’il est (sublime au sens kantien), alors qu’il n’en est rien : et la chute, comme on le sait, sera rude. A. Rizk commente ainsi l’extrait cité plus haut :

La description de Yonville est estompée par le brouillard et perçue depuis une hauteur. Au lieu d’embellir les lieux, de les esthétiser, la distance déréalise, pour laisser la place au vague des désirs et rend les dimensions plus petites : “jamais ce pauvre village où elle vivait ne lui avait semblé si petit” [écrit Flaubert].

L’érotisme cosmique chez Flaubert est donc la conjugaison d’une description du désir et de celle du monde orientée de telle sorte qu’il soit impossible de dépasser le bovarysme. Voyez la description de Yonville dans le tout début de la deuxième partie du roman : elle est sèche, presque scientifique, et contraste avec la description déréalisée et déréalisante qu’en fait Emma. C’est une manière pour Flaubert d’opposer encore une fois réalité et idéal, monde et projection.

Ainsi, si Emma “cherche [son] salut”, tout le roman, notamment et surtout son suicide, montrent bien qu’elle ne le trouve pas, tout comme le font les allusions éparpillées par Flaubert durant cette fameuse scène de mort qui indiquent qu’elle ne le trouvera pas plus dans l’au-delà qu’ici bas (voir article 1). L’érotisme cosmique n’atteint donc pas son but : mais c’est justement parce que c’est un désir cosmique, et non pas un désir mondain.

Erotisme cosmique, érotisme mondain

En effet, l’expansion du désir d’Emma est cosmique non pas parce qu’il s’étend dans le monde – auquel cas il serait en fait mondain -, mais parce qu’il crée véritablement un autre monde, celui qu’Emma produit de toute part pour échapper le réel. Elle crée ainsi cette frontière, que nous avons déjà citée dans notre premier article ; ce “décalage entre la description faussement réaliste de la campagne et des sous-bois et l’expansion cosmique des effets qu’elle produit sur Emma parce qu’elle sert de cadre à ses ébats” (A. Rizk).

L’autrice écrit également que parce qu’il est projeté sur le monde et permet ainsi la création d’un autre monde, “le procédé flaubertien consiste à montrer les héros qui se regardent vivre leur vie plutôt que de la vivre“. Or, c’est toujours le symptôme d’une insatisfaction, et la cause d’un anéantissement de la vie, au sens nietzschéen – une vie teintée d’imaginaires rassurants n’est selon lui pas une existence pleine. A. Rizk écrit ceci sur “l’élan vital” d’Emma :

Même lorsque la vie n’est pas à l’état du néant de la médiocrité, elle est en quelque sorte néantisée par l’imaginaire qui la revit, paradoxalement dans un mouvement de recherche de survalorisation.

Ainsi, c’est parce que la vie reste d’Emma reste, par son désir, cosmique (créatrice et donc hors du monde) et non mondaine (dans le monde) qu’elle s’auto-anéantit en tant qu’elle se nie ; la véritable tragédie d’Emma est donc d’être toujours cosmique, mais jamais mondaine ; c’est ainsi, dans une lecture nietzschéenne, non seulement une négation du monde, mais une négation de la vie.

Conclusion

L’érotisme, en tant qu’il est cosmique, est crucial dans Madame Bovary : il est pour Emma le moyen de dépasser le bovarysme. Mais cette tentative de dépassement, comme nous l’avons dit, n’aboutit jamais ; Flaubert rappelle d’ailleurs toujours son personnage à l’ordre, avec une ironie permanente. A. Rizk écrit ainsi que “se conjugue chez Flaubert la mise en scène cosmique de l’érotisme de Madame Bovary et sa déréalisation par l’écriture ironique“.

Le désir d’Emma n’est que mise en scène, producteur d’arrière-monde, artifice, qui la coupe du réel. Rodolphe évoque ainsi une “conjuration du monde : s’il n’y a qu’une seule citation sur le rapport d’Emma Bovary au monde à retenir, c’est bien celle-là.

De ce fait, Emma reste toujours Madame Bovary (la représentante du bovarysme, d’un désir qui la dépasse et la dépersonnalise) et non pas Emma Bovary (une personne à part, maîtresse d’elle-même, qui ne serait pas dominée par ses désirs). C’est donc par l’érotisme cosmique que le projet littéraire de Flaubert est saisissable dans sa pleine puissance.

Cet érotisme cosmique n’est cependant pas un érotisme mondain. C’est en comprenant la différence entre ces deux types de désir – c’est-à-dire entre deux manières de se rapporter, ou non, au monde – qu’on comprend le drame que vit Emma :

Projetant son désir sur le monde qui l’entoure, Emma s’en détache ; ce désir fait de projection est donc cosmique en tant qu’il crée un monde à part ; mais il n’est pas mondain, et ne peut pas l’être, en tant qu‘il a justement pour essence de de détacher le désirant du monde. Le désir d’Emma se définit par une négation, et donc un rejet –  de son mari, des conventions sociales, du monde qui l’entoure en somme. Il est le vecteur de ce dédoublement cosmique qui caractérise son état ambivalent : si elle est présente dans le monde, elle n’est jamais au monde.

Le rapport entre amour et monde, ou plutôt entre désir et monde, reflète donc le rejet du monde opéré par Emma. C’est en vivant un amour idéal et idéalisé (qu’elle ne vit donc jamais vraiment, puisqu’il est transcendant, c’est-à-dire hors du monde réel, phénoménal) qu’elle rejette le monde terrestre. L’érotisme cosmique est donc ce qui empêche Emma Bovary d’être véritablement mondaine, la mondanité étant ici entendue comme appartenance au monde.

Madame Bovary est donc un excellent exemple pour réfléchir au rapport du sujet au monde : ici, le sujet quitte malgré lui le monde. Flaubert montre en effet qu’un désir exacerbé garantit ce qu’A. Rizk appelle dans son article une « négation de soi », et donc du monde.