Dans De la critique, précis de sociologie de l’émancipation, Luc Boltanski traite du rapport entre la sociologie et la critique sociale. Apparemment, rien à voir avec la notion de monde. Pourtant, l’auteur y développe une distinction entre le monde et la réalité, très importante dans sa théorie des institutions.

Il part en effet de l’idée que la réalité est socialement construite. La réalité, c’est l’ordre établi, ce qui tient en place dans une société donnée. Mais si on identifie ainsi la réalité à l’ordre social, il faut la distinguer du monde, c’est-à-dire l’ensemble de tout ce qui arrive, y compris ce qui fragilise l’ordre social.

Quelques éléments de contexte

Luc Boltanski est un sociologue français. Il commence sa carrière comme élève de Pierre Bourdieu. Cependant, il s’en sépare à partir des années 1980, pour fonder sa propre conception de la sociologie. Boltanski reproche en effet à Bourdieu de ne pas assez insister sur les capacités de réflexion et d’action des individus. Bourdieu propose une sociologie qui montre combien l’ordre social est solide et comment les individus sont dominés. Boltanski critique cette façon de faire de la sociologie, parce qu’elle risque de conduire au fatalisme. Si la domination est partout, comment peut-on espérer changer les choses?

Avec d’autres sociologues, Boltanski fonde donc à partir des années 1980 la “sociologie de la critique” . Plutôt que de critiquer la réalité sociale en montrant qu’elle est traversée par des dominations et des inégalités (ce que fait Bourdieu), Boltanski préfère partir des critiques que les personnes formulent elles-mêmes, et étudier la façon dont l’ordre social y répond.

Le livre qui nous intéresse pour cet article, De la critique, est publié en 2009. Il y revient sur ces débats, avec plus d’une vingtaine d’années de recul, et explique ce qu’il maintient de sa position et ce qu’il change.

Dans les deux premiers chapitres, l’auteur réfléchit au rôle des sociologues dans la critique de l’ordre établi. Dans les chapitres 3 et 4, Boltanski propose de faire une théorie de la façon dont l’ordre social se maintient ou au contraire peut être fragilisé. C’est dans ce contexte qu’il formule la distinction entre la réalité et le monde qui nous intéresse ici.

La distinction entre monde et réalité

Boltanski se distingue de Bourdieu parce qu’il lui reproche de décrire un ordre social tellement solide qu’il ne donne plus de perspectives pour le transformer. Quand il propose sa propre théorie, Boltanski insiste donc au contraire sur la fragilité de la réalité, et sur la façon dont on peut la modifier.

Boltanski part de l’idée que la réalité est socialement construite. Dire cela revient à identifier la réalité à l’ordre établi : la réalité est ce qui tient en place dans une société. Par exemple, quand on dit qu’un projet est “réaliste”, on veut dire qu’il semble possible étant donné l’état de la société. Il ne suppose pas que la réalité soit radicalement transformée pour réussir. La réalité, au sens où Boltanski la définit ici, est construite au sens où il y a des institutions qui servent à la maintenir en place et à imposer l’idée qu’elle doit rester telle qu’elle est.

Cependant, si on admet cette définition de la réalité, alors cela veut dire que parmi les choses qui arrivent, certaines ne sont pas conformes à la réalité. Par exemple, si la réalité est socialement construite, cela veut dire qu’on peut agir pour la contester, et réussir à la changer ! Mais ce changement n’est possible que s’il y a des choses extérieures à la réalité. En effet, si rien n’existait à part elle, on ne voit pas pourquoi elle pourrait être remise en  cause. C’est pourquoi Boltanski a besoin de distinguer la réalité du monde.

Le monde est défini par Boltanski comme “tout ce qui arrive (p.93). Le monde est donc l’ensemble de toutes les choses qui arrivent, qu’elles soient ou non intégrées dans la réalité. Quand il se passe un événement imprévu, qui fragilise l’ordre existant, cet événement s’oppose à la réalité, mais il appartient au monde.

La réalité n’englobe jamais le monde

Pourquoi cette distinction est-elle si importante ? Parce qu’elle permet de comprendre pourquoi un ordre social est transformable. Boltanski énonce une thèse importante : le monde “ne peut pas être résorbé” dans la réalité (p.93).

Il va donc plus loin que l’idée qu’il y a une différence entre la réalité et le monde. Ce qu’il affirme, c’est que la réalité est toujours impuissante à recouvrir entièrement le monde.

Certes, s’il y a un ordre social, c’est qu’il y a des institutions qui s’efforcent de donner de la cohérence à la réalité. Mais elles n’y arrivent jamais complètement, parce qu’il y a toujours des éléments du monde qui leur échappent. Dans ce contexte, le monde, c’est ce qui fait que l’ordre social peut changer. Le monde est imprévisible, et c’est pour ça qu’il n’est pas totalement contrôlable.

Comment la critique se saisit du monde

La conséquence de ce qui précède est que la critique sociale, c’est-à-dire la contestation de la réalité, peut se servir d’éléments qu’elle puise dans le monde. Pour L. Boltanski, c’est quand elle fait cela que la critique est la plus radicale.

Certes, on peut critiquer la réalité en exposant ses contradictions internes. C’est ce que l’on fait quand on explique que des institutions ne respectent pas les lois, par exemple. Dans cet exemple, celui qui critique la réalité le fait au nom de cette même réalité. Il s’oppose à l’institution, non pas parce qu’elle est mauvaise en soi, mais parce qu’elle ne fait pas ce pour quoi elle est prévue.

Cependant, il est également possible de critiquer la réalité sans faire appel à ses propres normes. Dans ce cas, la critique fera plutôt appel à des éléments du monde pour contester la réalité. Boltanski prend l’exemple des mouvements LGBT : ceux-ci prennent appui sur des expériences vécues par les personnes homosexuelles pour critiquer la réalité, par exemple en montrant qu’elles sont discriminées. Ils partent donc d’éléments du monde (ici des expériences vécues) pour contester la réalité, en montrant qu’elle ne donne pas de place à ces expériences.

La critique qui puise ses éléments dans le monde est plus radicale, parce qu’elle ne se réclame pas de la réalité elle-même. Pour remettre en question radicalement la réalité, il faut partir d’expériences vécues dans le monde. C’est l’existence d’éléments dans le monde qui ne sont pas pris en charge par la réalité qui incite à contester cette réalité et à tenter de la transformer.

Conclusion : l’intérêt de l’ouvrage de L. Boltanski pour “Le monde”

Le concept de monde apparaît chez Boltanski dans un contexte particulier, que nous avons essayé de restituer : mais comment s’en servir dans une dissertation? Pour t’y aider, nous allons nous concentrer sur le concept de monde, et essayer d’en tirer quelques idées plus générales.

Tout d’abord, une idée qui ressort du livre de Boltanski est que le monde est imprévisible. Prenons un exemple. Les cérémonies d’une fête nationale servent à confirmer la réalité, à montrer qu’elle tient bien en place. Mais le monde peut se manifester de façon inopinée et perturber la réalité, sous la forme d’un événement imprévu. C’est par exemple le cas si un orateur chargé de faire un discours se met à bégayer au moment décisif, ou si un problème technique empêche les lumières de s’allumer au moment voulu.

Cette idée en amène une deuxième : il n’est pas possible de complètement connaître ou contrôler le monde. Puisque le monde est imprévisible, aucune réalité ne peut arriver à être totale, au sens où elle réussirait à intégrer tous les éléments du monde.

Il faut donc laisser une place à l’imprévisibilité du monde dans la vie sociale. Pour Boltanski, une réalité qui chercherait à être entièrement cohérente est nécessairement violente. En effet, elle serait amenée à réprimer toutes les manifestations du monde qui lui échappent. Boltanski appelle “domination” les situations où les institutions ne laissent aucune place à la critique, et cherchent à maîtriser entièrement le monde. Au contraire, l’émancipation suppose que l’on reconnaisse la fragilité de la réalité, plutôt que de chercher à tout prix à résorber la contradiction entre la réalité et le monde.

Nous espérons que cette oeuvre de L. Boltanski te sera utile pour l’épreuve de Culture Générale ! Pour la préparer au mieux, tu peux retrouver tous nos articles sur “Le monde” ici. Notre présentation de la notion, le plan de travail sur l’année et la liste de sujets possibles, notamment, devraient pouvoir t’aider !