Dans cet article, nous allons nous intéresser aux réflexions de Nozick sur le rapport de l’amour-propre à l’égalité.

Quelques mots sur Nozick et son ouvrage

Robert Nozick est un philosophe américain du XXe siècle. Il est principalement connu pour ses travaux de philosophie politique. Dans son principal ouvrage Anarchie, État et utopie, il défend le libertarianisme, théorie insistant sur l’importance des droits individuels (notamment du droit de propriété) et préconisant subséquemment une réduction des fonctions de l’État.

Dans cet article, nous étudions la section du chapitre VIII de ce livre, intitulée « Amour-propre et envie ».

La question philosophique posée dans ce texte

Nozick pose ici 2 questions : quelles sont les causes psychologiques de l’égalitarisme, c’est-à-dire du souci de l’égalité sociale ? L’égalisation des conditions permet-elle de satisfaire l’amour-propre de tous ?

Les enjeux de la question

Pour bien comprendre l’intérêt de ces questions, il faut saisir ses enjeux : la philosophie libertarienne, en donnant à l’individu un droit absolu sur ses propriétés, a pour conséquence de légitimer de très grandes inégalités sociales et de refuser toute intervention redistributive de l’État. Elle s’oppose donc frontalement aux conceptions, comme celles de Rawls ou de Marx, qui visent davantage l’égalisation des conditions. En proposant une psychologie de l’égalitarisme, Nozick cherche à décrédibiliser cette position et à montrer qu’elle naît de tendances qui n’ont rien à voir avec le souci de la justice. Il cherche également à montrer que l’égalisation des conditions ne doit pas être recherchée.

La thèse de Nozick

Les 2 thèses défendues par Nozick sont en effet les suivantes : l’égalitarisme naît de l’amour-propre des individus, et plus particulièrement de l’envie des mois bien lotis. Pourtant, la réalisation de l’égalité des conditions n’est pas une solution véritable à leurs blessures d’orgueil.

Le plan de l’article

On définira d’abord les notions centrales d’égalitarisme, d’envie et d’amour-propre et on montrera comment l’amour-propre débouche sur l’exigence d’égalité. On verra ensuite que l’envie est inéliminable et que par conséquent la quête de l’égalité est vaine.

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I – De l’amour-propre à l’égalitarisme

1) Amour-propre => envie => égalitarisme

La première thèse défendue par Nozick est la suivante : l’égalitarisme, c’est-à-dire les philosophies politiques qui cherchent à défendre l’égalisation des conditions sociales (revenus, positions sociales, etc.), naît de l’envie des moins bien lotis socialement. L’envie elle-même naît de l’amour-propre, c’est-à-dire du souci de sa propre valeur. La thèse de Nozick s’oppose donc à celle qui soutiendrait que l’égalitarisme naît d’une pure exigence de justice.

2) Définition de l’envie

L’envie est l’attitude qui consiste à préférer la situation A, où ni moi ni l’autre ne possédons X, à la situation B, où l’autre possède X mais où je ne possède rien. Autrement dit, l’envieux veut déposséder l’autre même quand cette dépossession ne l’avantage en rien.

3) La relativité de l’amour-propre

Pour comprendre l’origine de l’envie, il faut comprendre le fonctionnement psychologique de l’amour-propre. C’est un sentiment relatif, et non absolu. Autrement dit, la valeur que je m’attribue à moi-même ne dépend pas de mes caractéristiques considérées isolément, mais plutôt de mes caractéristiques comparées à celles des autres. Il ne suffit pas que j’aie un revenu de x€ pour que mon amour-propre soit satisfait. Il faut que ce revenu soit bien placé dans la hiérarchie des revenus des individus de mon entourage social. Bref, l’amour-propre ne dépend pas de ce que je possède en soi, mais dépend de la comparaison avec autrui.

D’où le phénomène de l’envie : si je préfère qu’autrui ait moins même si ça ne me profite pas, c’est parce qu’en le rapprochant de mes conditions, j’augmente la valeur relative que je m’attribue. Je suis humilié si mon voisin gagne 5 fois plus que moi, mais je me sens mieux s’il ne gagne plus qu’1,5 fois plus, même si mon revenu est le identique dans les deux situations. C’est ainsi que naissent, pour Nozick, les exigences égalitaristes.

4) Le problème des inégalités : une blessure d’orgueil

Par conséquent, si les inégalités de revenus ou de positions déplaisent, ce n’est pas parce qu’elles sont imméritées, mais précisément parce qu’elles sont (perçues comme) méritées. Dans le premier cas, en effet, les inégalités affecteraient seulement mon pouvoir de consommation ou mon prestige social. Mais dans le second, elles affectent le sentiment que j’ai de ma propre valeur, mon amour-propre.

II – L’égalité pour soigner l’amour-propre : impossible

1) Pourquoi ne pas égaliser les conditions sociales ?

Si les inégalités sociales sont source de souffrance d’orgueil pour les individus, une solution simple vient évidemment à l’esprit : il faut abolir les inégalités de conditions pour soigner les blessures de l’amour-propre. L’égalisation sociale mène au bien-être psychologique.

2) L’immortelle envie

Mais pour Nozick, cette solution est illusoire. En effet, c’est pour lui un principe psychologique que l’envie est immortelle, inéliminable. Si on la supprime sous l’une de ses formes, elle réapparaîtra sous une autre. Si, par exemple, on supprime les inégalités de revenus et de positions sociales, alors l’envie relative à ces avantages disparaîtra. Mais ce sera uniquement pour se fixer sur d’autres caractéristiques restées inégalement réparties (culture, intelligence, beauté, etc.). Ainsi, il existe une dose inéliminable d’envie, qui peut se fixer indifféremment sur telle ou telle caractéristique. Si on égalise les conditions sur tel aspect de la vie, l’envie se fixera sur une autre forme d’inégalité.

3) L’exemple de la lecture et de l’écriture

Ainsi, quand tout le monde possède une certaine chose, celle-ci n’est plus la base de l’amour-propre. Aux époques où seule une élite savait lire et écrire, ces compétences nourrissaient le sentiment de notre valeur. Mais aujourd’hui en Occident, étant presque universellement possédées, elles n’alimentent plus du tout l’amour-propre. Personne n’est fier de savoir lire si tout le monde sait en faire autant.

4) Conclusion : la vanité de la quête de l’égalité

La conclusion de Nozick est donc la suivante : la quête de l’égalité, sociale ou autre, est vaine. Si l’on égalise les conditions sur tel point (les revenus, les positions sociales), l’amour-propre des moins bien lotis ne sera pas satisfait. L’envie se reportera simplement sur des caractéristiques où l’égalisation n’a pas encore été réalisée, et ainsi de suite à l’infini.

Pour résumer

  • L’amour-propre est le souci de sa propre valeur. L’envie est le fait de vouloir priver quelqu’un de ce qu’il a de plus que moi même si ça ne me profite pas. L’égalitarisme est l’ensemble des conceptions qui visent l’égalisation des conditions, notamment sociales.
  • L’égalitarisme ne naît pas du souci de la justice, mais de l’envie des moins bien lotis, qui naît elle-même de l’amour-propre.
  • L’égalisation des conditions sociales ne permettra jamais de satisfaire l’amour-propre des moins bien lotis. En effet, l’envie est psychologiquement inéliminable : si on égalise les conditions sur telle caractéristique (revenus, positions sociales), elle se reportera nécessairement sur d’autres caractéristiques encore inégalement réparties (intelligence, beauté, etc.), et ainsi de suite à l’infini.
    La quête de l’égalité est donc vaine et ne doit pas être poursuivie.