Dans cet article, nous vous proposons l’analyse d’une chanson méconnue de Georges Brassens intitulée Saturne. Retrouve aussi  tous nos article sur le thème de l’année 2022 ICI.

Quelques mots sur Brassens et sa chanson

Brassens est un chanteur français du XXe siècle. Il est connu, avec quelques autres grands noms de la chanson française comme Jacques Brel ou Jean Ferrat, pour avoir écrit des chansons particulièrement riches sur le plan du texte. Ses chansons promeuvent un hédonisme tranquille et libertin, hostile aux fanatismes politiques et religieux. Mais il a aussi écrit aussi, comme on va le voir, des chansons exprimant la passion amoureuse.

La chanson que nous allons commenter s’appelle « Saturne », et se trouve dans son dixième album, Les Copains d’abord, sorti en 1964.

Le thème de la chanson Saturne

Brassens traite ici un thème relativement original : l’amour qu’on peut avoir pour une femme d’âge mûr et sa beauté.

Une chanson d’amour à contre-courant

L’originalité de ce thème vient du fait qu’il s’oppose, évidemment, à un thème opposé et beaucoup plus classique, pour ne pas dire rebattu, dans la poésie et dans l’art en général : l’amour qu’on peut avoir pour une femme jeune. On ne compte plus les films, les poèmes, les chansons, les tableaux ou les statues qui présentent la jeune femme comme archétype de l’objet d’amour. En chantant l’amour de la femme mûre, Brassens prend donc le contre-pied de ce lieu commun de l’art galant.

Remarques formelles

La chanson est écrite en octosyllabes (vers de 8 syllabes). Elle est composée de 6 strophes de quatrains (strophes de 4 vers) ou de sizains (strophes de 6 vers), selon qu’on compte ou non la répétition par Brassens des 2 derniers vers de chaque strophe. Cette seconde option est intéressante du point de vue de l’interprétation, car elle permet d’insister sur la présence forte du nombre 6 dans la forme de la chanson. Or, le nombre 6 est traditionnellement considéré comme un symbole de la beauté, de l’harmonie et de l’amour. Il s’agit d’une hypothèse d’interprétation vraisemblable étant donnée la rigueur des compositions poétiques de Brassens. La présence formelle du 6 permet d’insister, par la forme même du poème, sur la beauté et l’harmonie paradoxale du corps de la femme mûre.

I – Un pied de nez à la tradition poétique : aimer la jeunesse ?

1) Saturne, le dieu du temps : inquiétant, mais joli

La première strophe du poème consiste dans la présentation du dieu du temps de la mythologie antique, « Saturne » en latin, qui donne son nom à la chanson. Il y est dépeint comme « morne », « taciturne » et « inquiétant ». Cette triade d’adjectifs permet d’attribuer d’emblée au passage du temps une dimension négative, hostile, menaçante. Cette négativité est néanmoins compensée par un adjectif plus positif, celui de « joli », attribué au nom du dieu. L’opposition qui caractérise fondamentalement la chanson est donc posée : le temps est à la fois une menace et une source de beauté. C’est l’idée qui est développée dans la suite du texte.

2) Contre Ronsard : aimer la jeunesse ou aimer la maturité ?

On doit évidemment explorer le lien de cette idée avec la tradition poétique. C’est le poète de la Pléiade (groupe français de 8 poètes du XVIe siècle) Ronsard qui constitue ici l’interlocuteur poétique de Brassens. Dans son très célèbre poème « Mignonne allons voir si la rose… », Ronsard compare la jeune et belle fille à la rose du matin. L’objectif du poème, par cette comparaison, est d’exprimer les ravages du temps sur la beauté féminine : d’abord au sommet de sa beauté, le temps et l’âge l’enlaidiront. Il y a donc pour la jeune femme, selon le poète, une urgence à jouir des plaisirs de l’amour (avec lui sans doute !) pendant qu’elle le peut. Le temps s’oppose à la beauté.

Brassens inverse complètement l’idée du poème de Ronsard. Sa chanson évoque d’abord la menace du temps sur la beauté féminine, mais le poème prend progressivement un ton plus optimiste pour finir, comme on va le voir, sur un éloge absolu de la beauté marquée par le temps. Le temps non seulement ne s’oppose pas à la beauté, mais même il la porte à son plus haut degré.

3) Bousculer les roses

Dans la deuxième strophe qui est la plus sombre du poème, Saturne est présenté comme un dieu qui s’ennuie et cherche à se divertir, image on ne peut plus adaptée pour le dieu qui symbolise simplement le passage d’un instant à l’autre, indéfiniment, et sans contenu. Mais le plus intéressant est le vers suivant :

Il joue à bousculer les roses

On retrouve l’image traditionnelle de la rose qui représente la jeune femme. Mais le plus poétique et le plus mystérieux, dans ce vers, est le terme « bousculer ». Comment le temps, une entité immatérielle, peut-il « bousculer » quoi que ce soit, rose ou femme ? En réalité, il s’agit d’illustrer la violence du passage du temps. Le présenter comme un choc renforce l’idée de la violence que la durée inflige, ou veut infliger, à la jeune femme en dégradant sa beauté.

4) L’impôt du temps

La troisième strophe du poème tient non plus un discours général concernant les effets du temps sur la beauté, mais particularise le propos. On arrive à l’objet précis de la chanson : la femme mûre aimée par le poète, dont il se charge de faire un portrait élogieux. Mais dans cette strophe, il s’agit d’abord de poser sur elle l’effet du temps, de le décrire. Cette description est accomplie par une autre des images majeures de la chanson :

Toi qui as payé la gabelle

Un grain de sel dans tes cheveux

Une petite précision historique est requise pour saisir cette image : la gabelle était, sous l’Ancien Régime, l’impôt sur le sel. C’est donc le blanchissement des cheveux, symbole du vieillissement, que Brassens exprime ici : payer l’impôt du temps, c’est avoir un grain de sel dans ses cheveux, c’est-à-dire blanchir des cheveux. On remarquera que, bien qu’il décrive l’effet du temps sur la femme aimé, Brassens ne le fait pas en termes négatifs. Dans cette strophe, l’idée d’une beauté supérieure de la femme mature n’est pas encore exprimée clairement, mais cette image délicate permet déjà de poétiser le phénomène du vieillissement, et donc d’éviter une description plus crue et dédaigneuse (qui porterait par exemple sur les rides du visage).

II – Aimer malgré le temps, ou grâce au temps

1) Déjouer la menace du temps

Le milieu du poème, c’est-à-dire le passage aux trois dernières strophes, constitue un point de bascule. Dans les trois premières strophes, c’était avant tout la menace du passage du temps qui était mise en exergue. Dans les trois suivantes, cette menace est déjouée : loin d’être enlaidie par Saturne, la femme mûre non seulement conserve sa beauté, mais possède même en quelque sorte une beauté paradoxalement supérieure à celle de la jeunesse.

2) Une beauté alternative : les fleurs d’automne

Une métaphore particulièrement représentative de la chanson dans son ensemble exprime cette beauté alternative de la femme d’âge mûr :

C’est pas vilain les fleurs d’automne

Encore une fois, Brassens joue d’une opposition avec les lieux communs poétiques et les détourne à ses fins. L’image commune est celle du printemps comme saison de l’amour par excellence, et des fleurs qui correspondent à cette saison, notamment la rose. Dans les vers de Brassens, c’est la saison de l’automne qui devient symbole d’une beauté d’une autre sorte. La femme mûre est la fleur d’une autre manière d’aimer, d’une autre saison de l’amour moins mise en lumière, mais tout aussi séduisante. Le même retournement est opéré avec l’évocation de la « marguerite de l’été de la Saint-Martin », qui fait référence à une période douce de fin d’automne qui passe pour être une sorte de deuxième été.

3) Le temps : aimer plus = admirer plus

Ainsi le temps, loin d’amoindrir l’amour de l’amant pour son amante comme la conception ordinaire le suppose, l’augmente au contraire. Brassens s’oppose donc aussi à l’idée d’un amour-passion puissant mais éphémère, qui meurt avec les années. Au contraire, la familiarité accrue avec l’aimée, l’approfondissement de la relation amoureuse sur la durée, la contemplation prolongée de la beauté de l’autre, permettent l’accroissement du sentiment amoureux :

Je sais par cœur toutes tes grâces

4) La beauté de la jeunesse discréditée

L’ensemble de la chanson est écrit dans un style particulièrement raffiné, tant au niveau du sens que de la forme. On notera que Brassens n’apocope aucun « e » caduc. Autrement dit, il ne « mord » pas les « e » comme on le fait souvent dans le style relâchée de la chanson, par opposition à la poésie classique. Mais il y a une exception, qui prend un sens particulier : c’est l’apocope de deux « e » de l’avant-dernier vers :

Et la petit’ pisseus’ d’en face

Peut bien aller se rhabiller

Cette apocope côtoie d’ailleurs une expression familière, « aller se rhabiller », et un terme vulgaire, « pisseuse ». Pris ensemble, ces trois éléments expriment un net mépris. La « petite pisseus’ d’en face » doit être considérée comme le symbole de la concurrente potentielle, jeune et belle, de la femme mûre aimée par le poète. Le terme « pisseuse » peut vouloir dire deux choses qui sont ici mêlées : d’abord, il s’agit d’un synonyme d’« allumeuse », de « femme séductrice ». D’autre part, c’est un terme qui désigne vulgairement une petite fille.

Ces termes durs visent à disqualifier l’amour facile de cet archétype poétique qu’est la femme jeune et belle pour lui préférer l’amour de la femme mûre. Le terme « pisseuse » inspire le dégoût par l’évocation de l’incontinence de la petite enfance, et en rapprochant abusivement la jeune femme de son équivalent prépubère, de l’enfant, il la présente de façon provocante comme non aphrodisiaque. D’où le vers final : elle « Peut bien aller se rhabiller ». L’expression est à prendre au sens propre comme au figuré : la beauté de son corps n’est en réalité pas si séduisante, et de ce fait, les jeunes femmes en général sont congédiées par le chanteur-poète.

5) L’amour débutant et l’amour supérieur

Ainsi, Brassens oppose deux esthétiques et deux amours. Il y a d’un côté l’esthète traditionnel, l’esthète débutant, qui aime cet objet d’amour caricatural qu’est la jeune femme. Mais Brassens le disqualifie pour promouvoir ce qui nous est présenté comme le goût d’un esthète supérieur, qui sait aimer une forme de beauté plus subtile : celle de la « fleur d’automne », de la femme d’âge mûre non pas enlaidie, mais paradoxalement embellie par le passage du temps et l’approfondissement subséquent de la passion amoureuse.

Ce qu’il faut retenir de Saturne de Brassens

  • Le thème de la chanson est l’amour pour la beauté de la femme d’âge mûr.
  • « Saturne » est le dieu du temps dans la mythologie latine.
  • Brassens s’oppose à la tradition poétique incarnée par Ronsard, qui fait de la jeune femme l’objet d’amour par excellence et déplore la destruction de la beauté féminine par le passage du temps.
  • Contre cette tradition, Brassens montre que la femme déjoue la menace du temps et qu’elle offre une beauté alternative, moins souvent célébrée mais tout aussi digne d’admiration.
  • C’est ce qu’exprime l’une des images principales du poème, qui fait de la femme mûre une « fleur d’automne », par opposition à la « rose » qu’est la jeune femme.
  • Brassens va jusqu’à présenter l’amour de la femme mûre, et sa beauté, comme supérieurs à l’amour et à la beauté de la jeune femme.
  • Renversant ainsi complètement la hiérarchie esthétique traditionnelle, il congédie avec mépris la « pisseuse », la jeune femme aux charmes inopérants, pour lui préférer les charmes plus profonds et subtils de la femme vieillissante.