Comte-Sponville

Dans cet article, nous étudierons la tempérance d’après l’ouvrage de Comte-Sponville : Le Petit Traité des grandes vertus.

Quelques mots sur Comte-Sponville et son ouvrage

André Comte-Sponville est un philosophe français contemporain né en 1952. Ce dernier, ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’ULM, agrégé de philosophie et docteur de troisième cycle, a été notamment influencé dans ses écrits par Claude Lévi-Strauss, Marcel Conche et Clément Rosset.

Parmi les ouvrages qu’il a publiés, on trouve notamment le Petit Traité des grandes vertus, ouvrage publié en 1995, qui a rencontré un franc succès. Cette œuvre retrace les vertus essentielles à la vie en société en 18 chapitres. On y trouve entre autres la fidélité, le courage, la justice, l’humilité, l’humour, l’amour…

Tu l’auras compris, cet ouvrage est une mine d’or qui peut te servir dans un grand nombre de sujets oraux ou écrits.

Introduction

Dans cet article, nous allons étudier ensemble le chapitre 4 du livre de Comte-Sponville traitant de la tempérance. Chapitre que tu peux lire en cliquant ici !

Pour Comte-Sponville, être tempérant ne signifie pas ne pas profiter de la vie ou jouir le moins possible, mais jouir mieux. En cela, la tempérance se différencie de l’ascèse qui se définit comme la suppression de l’intégralité des plaisirs et désirs. Contrairement, à la tempérance, l’ascétisme conduit l’homme vers une vie triste, où ce dernier est impuissant.

La tempérance, quant à elle, repose sur une modération des désirs sensuels permettant ainsi une jouissance plus pure et plus pleine, c’est-à-dire une satisfaction complète de notre partie sensible. Ainsi, l’homme sage doté d’un goût éclairé, maîtrisé et cultivé préfère satisfaire moins de désirs, mais privilégie les plus nécessaires. La tempérance n’interdit donc pas de prendre des plaisirs, mais privilégie la qualité sur la quantité afin d’amplifier la jouissance qui en résulte.

« Il est donc d’un homme sage d’user des choses et d’y prendre du plaisir autant que l’on peut sans aller jusqu’au dégoût, ce qui n’est plus du plaisir. […] Il est d’un homme sage de faire servir à sa réfection et à la réparation de ses forces des aliments et des boissons agréables pris en quantité modérée […] sans aucun dommage pour autrui. »

Spinoza, Éthique, IV, scolie de la prop. 45 (trad. Appuhn)

Comte-Sponville s’appuie alors sur Spinoza pour ouvrir sa réflexion sur la tempérance. Dans cet extrait, Spinoza fait l’éloge du plaisir. Ainsi, le fait que Comte-Sponville s’appuie sur ce passage pour étayer sa démonstration prouve que pour lui la tempérance n’exclut pas le plaisir.

Mais alors, en quoi la tempérance peut être une source de plaisir pour l’homme ?

La tempérance, une source d’indépendance et de liberté

La recherche d’indépendance et de liberté

La jouissance plus pure et plus pleine apportée par la tempérance est basée sur la liberté. Être maître de ses plaisirs conduit l’homme à jouir certes mieux, mais également à jouir de sa propre liberté.

En effet, tous les plaisirs résident dans l’indépendance de l’homme face à ses désirs et ses plaisirs. Ainsi, boire sans être prisonnier de l’alcool, faire l’amour sans être maîtrisé par ses désirs ou fumer en pouvant s’en passer, tout cela amplifie la sensation de satisfaction procurée par les plaisirs. Ceux-ci sont plus purs, plus joyeux, plus sereins puisque plus libres, mieux maîtrisés et moins dépendants.

Pour autant, être modéré et maîtriser ses désirs, est-ce toujours facile ou possible ? C’est précisément parce qu’il est difficile de devenir maître de ses désirs et maître de soi que la tempérance est une vertu, une excellence. La tempérance est ce juste milieu fragile, difficile à atteindre, entre les deux extrêmes que sont l’intempérance et l’insensibilité.

 

L’homme intempérant, asservi par ses désirs

L’intempérant, quant à lui, est un esclave, asservi par ses désirs. Ces chaînes d’esclaves sont forgées à partir de sa faiblesse qui l’empêche de limiter et de maîtriser ses désirs. Il est prisonnier, dépendant de son corps, de ses désirs ou de ses habitudes, et par extension de lui-même.

Ainsi, Épicure, Aristote ou Platon utilisaient pour qualifier la tempérance le mot « autarkeia ». Par la tempérance, l’homme devient alors autosuffisant, c’est-à-dire qu’il se satisfait pleinement de ce qui est et ne court pas après ce qui n’est pas. Pour Comte-Sponville, l’autarkeia, c’est ce vers quoi l’homme doit tendre. C’est pourquoi il se réfère à Épicure dans ce chapitre.

« Nous regardons l’indépendance comme un grand bien, non pour qu’absolument nous vivions de peu, mais enfin que, si nous n’avons pas beaucoup, nous nous contentions de peu, bien persuadés que ceux-là jouissent de l’abondance avec le plus de plaisir qui ont le moins besoin d’elle, et que tout ce qui est naturel est facile à se procurer, mais ce qui est vain difficile à obtenir. »

Épicure, Lettre à Ménécée, 130 (trad. M. Conche).

Consentir au peu

Lorsqu’une société ne possède que le nécessaire, presque rien ne vient à manquer. Les plus pauvres savent généralement se satisfaire du strict nécessaire plutôt que de songer constamment à mieux ou plus. Alors que dans une société aisée où tout est disponible et accessible, les hommes manquent de tout alors qu’ils ont tout.

Ce paradoxe réside dans l’insatisfaction constante des hommes. Ainsi, comment l’homme insatisfait peut-il atteindre le bonheur ? Comment peut-il être satisfait alors que ses désirs n’ont pas de limites ? Selon Comte-Sponville, être tempérant, c’est pouvoir se contenter de peu. Mais ce n’est pas le peu qui importe : c’est le pouvoir et c’est le contentement. Ce contentement de la partie sensible de l’être conduit au BONHEUR.

En somme, là où la tempérance conduit à la liberté de l’esprit et au bonheur, il apparaît que l’illimitation de nos désirs nous fait prisonnier d’un monde imaginaire où le bonheur est impossible.

L’illimitation des désirs, une maladie de l’imagination

L’intempérant sans limites n’est pas heureux

La tempérance relève de l’art de jouir. Cet art nécessite un travail du désir sur lui-même et du vivant sur lui-même. La tempérance est une vertu éthique qui repose sur le souci de soi puisqu’elle dépend davantage du bon sens que de la morale.

En effet, là où la morale est une réflexion philosophique qui nous permet de définir nos devoirs, le bon sens se définit davantage comme la faculté de raisonner juste, d’identifier ce qui est dans notre intérêt. Ainsi, l’homme doué de bon sens prend conscience que son intérêt va de pair avec la tempérance, c’est-à-dire avec une prudence appliquée aux plaisirs. Donc, la tempérance consiste en une intensification de la sensation ou de la conscience procurée par des objets, sans pour autant multiplier les plaisirs.

Pour illustrer son propos, Comte-Sponville s’appuie sur l’exemple de Dom Juan. Don Juan, en véritable sensualiste, est dominé par ses sens et ne perçoit les femmes que par leur beauté. Ce personnage mythique est dans un mouvement constant, il voit chaque nouvelle jeune femme à séduire comme une nouvelle bataille. Entraîné dans un tourbillon infernal, il est prisonnier de son corps, de ses désirs, qu’il ne parvient ni à contrôler ni à satisfaire. Ainsi, il ne parvient jamais à atteindre le bonheur, puisque ni libre ni satisfait.

Conséquemment, l’illimitation des désirs n’est qu’une maladie de l’imagination. D’après ce qui est dit précédemment, l’illimitation des désirs rime avec l’absence de bon sens. Or, le bon sens est une faculté qui nous ancre dans la réalité. Ainsi, en illimitant nos désirs, on s’enferme dans un monde imaginaire où rien n’est à notre portée.

« Nous avons les rêves plus grands que le ventre, et reprochons absurdement à notre ventre sa petitesse », écrit Comte-Sponville. Nous sommes prisonniers du manque au point qu’il finit, dans la satiété, par nous manquer.

La nécessité de limites aux désirs pour le sage

Compte-Sponville s’accorde avec Épicure pour dire qu’il faut apprendre à différencier les désirs. Les désirs vains et insatiables, les désirs naturels et nécessaires, et les désirs acceptables. « Les bornes au désir » que se fixe le sage sont les bornes du corps et celles de la tempérance. Mais, les intempérants ignorent les limites, qui selon eux entravent leur liberté. Ainsi, ils deviennent prisonniers du plaisir, au lieu d’en être, par le plaisir lui-même, libérés. Les intempérants sont en quête constante de liberté, mais l’irrespect des limites les en prive.

L’intempérant souffre d’une maladie de l’imagination. Ainsi, le glouton et l’alcoolique, tous les deux malades, sont malheureux. Et pourtant, ne ressentons-nous pas autant de plaisir devant un repas simple que devant un festin digne de Trimalcion – célèbre personnage du Satyricon de Pétrone –, devant un bon verre de vin que devant une rangée de shots ?

La tempérance, une « vertu qui surmonte tous les genres d’ivresses »

La simple satisfaction des besoins élémentaires

Comte-Sponville s’appuie sur Montaigne pour développer sa réflexion :

« L’intempérance est peste de la volupté, et la tempérance n’est pas son fléau : c’est son assaisonnement [qui permet de savourer le plaisir] en sa gracieuse douceur. »

Montaigne, Essais, III, 13

Ainsi, pour Montaigne et pour Comte-Sponville, le sage en gourmet de soi, de la vie, du plaisir anonyme et impersonnel de manger, de boire, d’aimer… tente de se rapprocher au plus près du soi et de l’essentiel en préférant la qualité de son plaisir à l’objet qui l’occasionne. Le sage est un connaisseur, différent de l’esthète qui lui est attiré et guidé par la beauté.

Donc, il faut prendre les plaisirs comme ils viennent, apprécier la simple satisfaction des besoins élémentaires et n’aimer le superflu que lorsqu’il se présente. Celui à qui la vie suffit, de quoi pourrait-il manquer ? On peut alors même apprécier le plaisir d’être maître de ses plaisirs.

Une vertu ordinaire et humble

Pour illustrer sa réflexion, André Comte-Sponville relate l’exemple de Saint-François d’Assise. Ce dernier trouva le bonheur en vivant dans la pauvreté. Une pauvreté humble loin du superflu et de la richesse responsable de la corruption des hommes. L’exemple de Saint François d’Assise appelle notre société d’excès et de consommation à s’interroger sur la véritable origine de la souffrance humaine. L’intempérance ne fait-elle pas bien plus souvent souffrir que la famine ou l’ascétisme ?

Bien que Comte-Sponville présente Saint-François d’Assise comme un modèle de tempérance, il ne considère pas celle-ci comme accessible uniquement à des individus uniques ou exceptionnellement courageux. C’est au contraire une vertu ordinaire et humble, une vertu de règle et de mesure. En somme, la tempérance réduit donc à néant « tous les genres d’ivresses » : à la fois l’ivresse du plaisir et l’ivresse de la vertu.

À retenir

  • Par la tempérance, nous restons maîtres de nos plaisirs, au lieu d’en être esclaves. La tempérance conduit à une jouissance libre et meilleure, puisqu’elle jouit aussi de sa propre liberté. En effet, quel plaisir de boire lorsque l’on n’est pas prisonnier de l’alcool.
  • La tempérance l’emporte par la difficulté, car elle porte sur les désirs les plus nécessaires, les plus difficiles à maîtriser comme boire, manger ou faire l’amour. Il faut apprendre à les contrôler, à les régler et à les maintenir en équilibre afin de ne pas dépasser les limites.
  • En somme, pour Comte-Sponville, la tempérance est une régulation volontaire des pulsions irraisonnées de vie, une saine affirmation de notre puissance d’exister. De sorte que la tempérance n’est pas un sentiment, mais une puissance, c’est-à-dire une « vertu qui surmonte tous les genres d’ivresses ». Celle du plaisir et celle de la vertu (car la tempérance est une vertu humble).