Dans cet article, nous nous penchons sur la conception du désir d’Épicure, philosophe grec du IVe siècle av. J.-C, héritier de Démocrite et maître de Lucrèce.

I – Définition du bonheur

Pour bien saisir les réflexions d’Épicure sur le désir, il faut préalablement comprendre sa conception du bonheur.

1) Le bonheur est plaisir

Pour Épicure, le bonheur consiste dans le plaisir. Épicure est donc un philosophe hédoniste : l’hédonisme, en effet, est le nom de la théorie philosophique selon laquelle le bonheur consiste dans le plaisir.
Par conséquent, nous jugeons tout bien d’après le plaisir pris comme critère de la vie pratique. Notre comportement vise avant tout à maximiser notre plaisir.
Jugée hâtivement à partir de cette conception du plaisir comme but suprême de l’existence humaine, la philosophie épicurienne peut être perçue, et a effectivement été perçue, à son époque aussi bien qu’aujourd’hui, comme une incitation à la débauche. Il est commun de se présenter comme « épicurien » pour signifier qu’on est un bon vivant, qu’on ne se refuse aucun plaisir. Georges Brassens, par exemple, se qualifie lui-même en ce sens de « pourceau d’Épicure » dans une de ses chansons.
Pourtant, il s’agit là d’un contresens radical sur l’éthique épicurienne. Celle-ci, quoique reconnaissant dans le plaisir le bien suprême, préconise au contraire une vie extrêmement mesurée, quasiment ascétique et supposant un tri drastique de nos désirs.

2) Euthymie = aponie + ataraxie

Pour mieux comprendre cet apparent paradoxe, il faut examiner de plus près la conception épicurienne du bonheur. Celui-ci consiste pour Épicure dans la santé du corps ou aponie et la santé de l’âme ou ataraxie. Autrement dit, la vie bienheureuse est faite de deux moitiés, le bonheur du corps et le bonheur de l’âme. La réunion des deux est l’euthymie (son contraire étant la dysthimie). De ce point de vue, comme on le verra plus bas, tous les désirs ne se valent pas : soit ils servent cette fin, soit ils lui sont indifférents, soit ils l’entravent.
Épicure définit donc le bonheur de manière négative : c’est l’absence de souffrance (pour le corps) et l’absence de trouble (pour l’âme). Nous n’avons besoin d’un plaisir que quand nous souffrons par suite de l’absence de ce plaisir. La souffrance est donc essentiellement liée au manque. Quand nous ne souffrons pas, nous ne manquons de rien et n’avons besoin d’aucun plaisir supplémentaire.
Mais pourquoi Épicure propose-t-il cette conception négative du bonheur ? Pourquoi valoriser l’absence de la souffrance plutôt que la présence du plaisir ?

3) Plaisir en mouvement et plaisir en repos

En réalité, Épicure distingue le plaisir cinétique (plaisir en mouvement, correspondant à la satisfaction en train de se réaliser) et le plaisir catastématique (plaisir stable, plénitude qui suit la satisfaction). Le plaisir qu’on ressent quand on se nourrit est un plaisir cinétique et passager : c’est ce qu’on peut appeler la satisfaction ; le plaisir qu’on ressent après le repas, et qui consiste dans l’absence de faim, est un plaisir catastématique et stable : c’est ce qu’on peut appeler la plénitude.
L’ataraxie et l’aponie sont les seuls plaisirs catastématiques ; les autres plaisirs sont des plaisirs cinétiques. Or, selon Épicure, le plaisir catastématique (plénitude) est un état de repos et de perfection, c’est une qualité plutôt qu’une quantité. Le plaisir cinétique (satisfaction) ne fait que rétablir ou diversifier cet état de repos sans augmenter le bonheur intensivement.
C’est la raison pour laquelle Épicure valorise le moment du repos, de la plénitude plus que le moment du mouvement, de la satisfaction. Le but de l’éthique épicurienne est d’atteindre le plaisir comme état de plénitude, et le plaisir comme satisfaction n’est qu’un moyen en vue de cette fin. La satisfaction d’un désir n’est que le moment transitoire du rééquilibrage en vue de l’équilibre.

II – Le triage des désirs

1) Classification des désirs

Par conséquent, tous les désirs ne se valent pas : pour savoir s’il faut les satisfaire ou non, il faut savoir si leur satisfaction éloigne ou rapproche de la plénitude visée comme fin suprême par la philosophie épicurienne.
À cette fin, Épicure présente une classification des désirs. Parmi les désirs, certains sont des désirs naturels, les autres sont des désirs vides ; parmi les désirs naturels, certains sont des désirs nécessaires, les autres sont des désirs superflus ; parmi les désirs nécessaires enfin, certains sont des désirs nécessaires au bonheur, d’autres des désirs nécessaires à la santé du corps, d’autres des désirs nécessaires à la vie.
Les désirs vides sont les désirs qui naissent des opinions fausses (ainsi le désir d’être immortel, qui naît de l’opinion vide qui fait de la mort un mal). Les désirs naturels superflus sont ceux dont la non-satisfaction n’a pas de conséquence sur les fonctions vitales (boire sans soif ou manger du caviar plutôt que du pain).

2) La science pour détruire les désirs vides

Les désirs vides ne doivent ni ne peuvent être satisfaits. Ils doivent au contraire être détruits par la science afin de chasser les troubles psychiques qu’ils occasionnent. Le rôle du fameux quadruple-remède d’Épicure est précisément de détruire les désirs vides en détruisant les quatre principales croyances fausses dans lesquelles ils s’enracinent (il faut craindre les dieux ; la mort est un mal ; le bien est difficile à obtenir ; le mal est difficile à éviter).

3) L’organisation des désirs

Par ailleurs, il faut, en vue du bonheur, savoir organiser correctement ses autres désirs, c’est-à-dire disposer d’un critère pour trier ceux que l’on va satisfaire et ceux que l’on va laisser de côté. Ce critère, nous le connaissons, c’est la perpétuation du plaisir-plénitude. Il faut donc procéder à un calcul des plaisirs et des douleurs (métriopathie) en vue d’atteindre et de perpétuer cet état idéal aussi longtemps que possible.
Il faut bien évidemment satisfaire les désirs nécessaires (à la vie, à la santé et au bonheur). Quand aux désirs superflus, ils ne doivent pas être absolument bannis : ils peuvent être satisfaits seulement s’ils ne mettent pas en péril le plaisir-plénitude et si l’on n’en devient pas dépendant.

4) La suffisance à soi

La philosophie épicurienne considère en effet la suffisance à soi ou autarcie comme un grand bien. Elle ne consiste pas à faire usage de peu et à se priver de plaisir en toutes circonstances, mais à ne pas avoir besoin de beaucoup. On peut ainsi jouir des plaisirs superflus s’ils sont accessibles, mais on n’en a pas besoin, et la privation de ces plaisirs n’est pas un mal pour nous. Le plaisir est ainsi déconnecté du besoin ; le plaisir est un superflu dont on peut se passer sans dommage.
Il faut se soumettre à un régime de vie simple et sobre, car il permet aussi bien que le régime profus de combler le manque (donc d’atteindre l’aponie), et que même le repas le plus frugal donne le plaisir le plus élevé quand on le prend dans le besoin. Mais le régime simple a ce très grand avantage de nous mettre à l’abri des revers de la fortune, et donc de supprimer la crainte de l’avenir.

III – Hédonisme du repos et hédonisme du mouvement

Nous pouvons maintenant mieux comprendre en quoi la philosophie épicurienne, quoique résolument hédoniste, est une philosophie de la modération des désirs et non une philosophie de la débauche.

1) La neutralité morale du désir

Il ne faudrait cependant pas tomber d’un contresens dans le contresens opposé. Si Épicure rejette l’hédonisme de la démesure, ce n’est absolument pas parce qu’il rejetterait certains désirs au nom de la morale, comme ce sera le cas de la théologie chrétienne. Dans la perspective épicurienne, le désir est moralement neutre : nul désir n’est un mal en soi ; les maux se trouvent uniquement dans les éventuelles conséquences de la satisfaction du désir.
Il ne faut donc pas satisfaire tous ses désirs dans une perspective éthique étroite qui ne considérerait que le plaisir immédiat, mais élargir cette perspective éthique jusqu’aux conséquences futures des plaisirs, et évaluer tel plaisir en fonction de ces données présentes et futures, selon la logique du calcul des plaisirs et en vue de la perpétuation du plaisir-plénitude.

2) L’épicurisme, un hédonisme frugal

Pour mieux comprendre la spécificité de l’hédonisme épicurien, on peut l’opposer à deux autres formes d’hédonisme : un hédonisme du mouvement, et un hédonisme de la démesure.
L’hédonisme du mouvement, valorisant la satisfaction des désirs plus que le repos qui en découle, a été défendu par l’école cyrénaïque fondée par Aristippe. Celui-ci considérait le plaisir catastématique comme une absence de vie, comme une apathie sans valeur, et préconisait au contraire la recherche du plaisir cinétique. Mais cet hédonisme reste un hédonisme modéré en ce sens qu’il n’invite pas aux excès.
L’hédonisme de la démesure, au contraire, est celui du personnage fictif de Calliclès dans la République de Platon. Calliclès soutient qu’il faut cultiver tous ses désirs, nécessaires comme superflus, autant que possible, et disposer des ressources nécessaires (richesse, pouvoir…) pour les satisfaire.
Cependant il convient de noter que l’opposition entre ces trois variantes de l’hédonisme n’est que relative : dans chaque cas, les désirs et plaisirs sont considérés comme moralement neutres, et le plaisir est conçu comme essence du bonheur. Ces trois versions différentes de la théorie hédoniste ne s’opposent que sur l’espèce de plaisir à privilégier. C’est parce que la philosophie épicurienne valorise avant tout le plaisir-plénitude, le plaisir comme repos qu’elle débouche sur une éthique de la mesure des désirs et de la frugalité.
On notera donc pour terminer que, contrairement à l’idée qu’on s’en fait, l’épicurisme est en réalité la version la plus sobre de la théorie hédoniste.

Pour résumer la pensée d’Epicure sur le désir frugal

Le bonheur consiste dans le plaisir.
Le plaisir est à la fois la satisfaction et la plénitude (absence de troubles) qui en découle. Il faut privilégier le plaisir-plénitude pour être heureux.
Il faut donc organiser ses désirs de manière à atteindre et perpétuer le plaisir-plénitude : chasser les désirs vides par la science, satisfaire les désirs nécessaires, satisfaire si possible les désirs superflus, mais sans en dépendre (autarcie).
L’épicurisme est une éthique très sobre, visant le repos et la modération des désirs.
Lisez nos autres articles ICI 😉