Dans cet article, nous allons nous intéresser à un personnage de la Renaissance qui, de notre point de vue contemporain, va nous apparaître comme bien curieux. Il s’agit de Giulio Camillo Delminon, dit “le divin Camillo”, qui fut célèbre à son époque en France et en Italie, puis oublié par la suite. La notoriété de ce vénitien vient du fait qu’il a construit, à Venise puis à Paris, un théâtre en bois en l’honneur de François Ier, appelé théâtre de la mémoire. Nous en ignorons aujourd’hui l’apparence, mais il correspondait vraisemblablement à celui qu’il avait décrit dans L’Idea del Teatro, publié à Venise et à Florence en 1550, après sa mort. A la Renaissance, en raison de l’essor de l’imprimerie, il ne reste presque plus rien de l’art mnémotechnique antique dans le mouvement humaniste. Mais avant cette disparition, la théorie antique de la mémoire atteignit son apogée avec ce théâtre de la mémoire.

Avant de nous intéresser à ce curieux théâtre, nous allons tout d’abord rappeler les trois grands principes de l’art mnémotechnique antique. Ce rappel est nécessaire car le théâtre de la mémoire de Camillo est construit à partir de ces principes. Nous allons ainsi pouvoir comprendre en quoi consistait ce théâtre, et quel était le but de sa construction.

1) L’art mnémotechnique antique

  • L’invention de la mnémotechnie par Simonide

Durant la période archaïque et classique de l’Antiquité grecque, la mémoire était sacralisée, comme le prouve l’existence de la déesse de la mémoire Mnémosyme. Mais en produisant une distinction entre la mémoire en tant quelle, la mnène, qui est la simple capacité à conserver le passé, et l’anamnèsis, la réminiscence, qui est le rappel volontaire d’un passé dans le présent, Aristote a désacralisé et laïcisé la mémoire. 

L’émergence de nouvelles techniques de la mémoire, de la mnémotechnie, s’explique par la combinaison de cette laïcisation de la mémoire avec l’invention de l’écriture. Dans son De Oratore (II, LXXXVI), Cicéron rapporte une légende religieuse dans laquelle il fait de Simonide l’inventeur de la mnémotechnie.

D’après cette légende, Simonide avait été invité à un banquet organisé par un noble de Thessalie, Scopa, pour chanter un poème faisant ses louanges. Mais une fois le poème récité, Scopa dit à Simonide qu’il ne lui paierait que la moitié de la somme convenue pour ce service, et qu’il n’avait qu’à demander l’autre moitié aux Diosures eux-mêmes (c’est-à-dire à Castor et Pollux) puisqu’il avait davantage loué Castor et Pollux. Quelques instants plus tard, on demanda à Simonide de se rendre à l’extérieur du banquet car deux personnes l’auraient demandé. Une fois dehors, le toit de la maison s’écroula sur Scopa et ses invités, tant et si bien que leur cadavres écrasés devinrent inidentifiables. Mais Simonide, qui se souvenait de l’ordre dans lequel était assis les invités, put les identifier un à un et les remettre à leurs parents respectifs.

Simonide fixa ainsi les deux principes de la mnémotechnie selon les anciens 1) le premier principe est celui du souvenir des images, qui sont nécessaires à  la mémoire ; 2) le second est la nécessité d’une organisation, d’un ordre dans lequel on range ces images. C’est aussi sans doute à Simonide que l’on doit la distinction fondamentale entre les lieux de mémoire, auxquels on associe un objet, et les images, qui sont des symboles permettant le rappel mnémonique.

  • Les caractéristiques de la mnémotechnie

Les connaissances dont nous disposons sur la mnémotechnie, autrement nommée mémoire artificielle (traduction de leur expression memoria artificiosa) proviennent de trois textes latins : La Rhétorique Ad Herenmium, une compilation réalisée par un anonyme romain au Ier siècle av. JC ; le De Oratore de Cicéron (55 av. JC) et l’Institutio Oratoria de Quitilien à la fin du Ier siècle ap. JC.

A partir de ces trois textes, nous pouvons distinguer les  trois points fondamentaux de la mnémotechnie :

 I) Tout d’abord, une distinction fondamentale est faite entre lieux et images, en attribuant à l’image un caractère actif dans le processus de remémoration (images actives, imagines agentes) ;

II) Ensuite, on réalise une distinction entre moire des choses (memoria rerum) et mémoire des mots (memoria verborum) ;

III) Enfin, on considère que la mémoire est un élément de la rhétorique, c’est-à-dire qu’elle fait partie de cet art de la parole lié à l’écrit. Elle est la cinquième opération de la rhétorique, opération que nous allons détailler : 1) l’intentio (trouver quoi dire) ; 2) le dispositio (mettre en ordre ce que l’on a trouvé) ; 3) l’elocutio (ajouter l’ornement des mots, des figures) ; 4) l’actio (jouer le discours comme un acteur par des gestes et la diction) ; 5) la memoria (memoria mandare, confier à la mémoire).

2) Le théâtre de la mémoire : quintessence de cet art

  • Le théâtre de la mémoire : un projet humaniste

Ce théâtre est une représentation de l’univers et du savoir accumulé jusqu’à la Renaissance. L’ambition de Camillo Giulio était de représenter l’ensemble du savoir ancien et moderne. Cette ambition incarne par excellence le projet humaniste de son époque, qui est un projet encyclopédiste.

Comme nous vous le disions en introduction, Giulio Camillo construisit son théâtre de la mémoire en s’appuyant sur les principes de l’art mnémotechnique antique. Il avait pour projet d’organiser et de mettre en ordre l’encyclopédie du savoir, représentée par des images au fort pouvoir évocateur, pour que les hommes puissent se souvenir de toutes les sciences. Outre les sciences, il voulait également capturer les secrets de la beauté, et par son théâtre, aider les hommes à se souvenir et à reproduire ces secrets qui sont au principe des grandes œuvres littéraires, architecturales, etc. Par la transmission des secrets de la création, la mémoire de ce savoir universel avait pour vocation de susciter celle-ci. C’est donc une mémoire active, pourvue d’une fonction créatrice : elle doit aider les hommes à produire des œuvres nouvelles dans les sciences et dans les arts.

  • La structure du théâtre

A partir du schéma proposé par Camillo Giulio dans son ouvrage L’Idea del Teatro, de nombreux contemporains ont essayé de réaliser des représentations visuelles de ce théâtre de la mémoire (voir ci-dessus). Comme vous pouvez le voir, le théâtre de la mémoire est un amphithéâtre romain en bois, inspiré de l’architecture de Vitruve. Il a ceci de particulier que le spectacle n’a pas lieu sur la scène, mais dans les gradins. C’est pourquoi le spectateur doit paradoxalement se placer sur la scène. Dans ce théâtre, nous trouvons quarante-neuf cases, ou “lieux de la mémoire”, qui sont obtenues par le croisement entre deux types d’ordre : l’un qui fonctionne verticalement, ce sont les sept colonnes représentées par sept planètes (Mars, Apollon, Jupiter, etc.) et l’autre qui fonctionne horizontalement, ce sont les sept degrés qui correspondent aux rang des gradins pour chaque colonne.

Conformément aux principes de l’art mnémotechnique, à chaque lieu de mémoire sont attribuées une ou plusieurs images, qui représentent une figure symbolique empruntée à la mythologie, à la cabale ou à l’hermétisme. Chacune de ces images étaient une allégorie qui servait à renvoyer vers des concepts ou des textes antiques, comme par exemple Le Banquet de Platon. Chaque image présente une signification physique, métaphysique et divine. Mais c’est au spectateur de déchiffrer ces différents niveaux de signification. C’est pourquoi, même si les images sont visibles par tous, elles font un tri parmi les spectateurs : seuls les individus aptes à saisir leurs différents sens cachés en perçoivent la signification profonde.

  •  La métaphore du théâtre

Il reste à savoir pourquoi Giulio Camillo choisit un théâtre comme représentation allégorique du savoir universel. Tout d’abord, il faut remarquer que le thème de la vue est central dans ce projet encyclopédique : en tant que spectateur, nous disposons d’une vision circulaire, globalisante, de tout ce savoir. C’est ce qui peut expliquer le choix du terme de théâtre, puisqu’en grec le verbe theaonomai signifie “regarder, contempler”, ce qui renvoie à la vision. S’il est vrai qu’en employant le terme de théâtre, Giulio Camillo songeait au théâtre antique, c’est-à-dire au lieu physique de l’amphithéâtre romain, il pensait aussi à la dimension symbolique de ce terme, à l’opération mentale qui consiste à créer un monde totalisant et visible. La construction d’un théâtre est aussi une construction intellectuelle, qui a pour but de créer une vision totale du monde.

Paradoxalement, le théâtre de la mémoire ne se déroule pas sur la scène puisque c’est le spectateur, utilisateur de ce théâtre, qui s’y trouve. C’est donc le contraire de ce qui se produit dans un théâtre ordinaire, où le spectacle a lieu sur la scène : ici, le spectacle se contemple depuis la scène et se trouve en dehors d’elle, dans les quarante-neuf lieux de mémoire.

Dans ses écrits, Giulio Camillo s’est justifié sur l’emploi de la métaphore du théâtre pour représenter le savoir universel. Pour lui, le théâtre propose un langage universel, qui permet de transmettre à tous un message. Ce langage est celui des images, qui peuvent, quelle que soit la langue du public qui  assiste à ce spectacle, transmettre un message sur la réalité. Giulio Camillo voudrait faire en sorte que son théâtre, grâce à ses images, puisse rendre visible l’intériorité de l’esprit humain. Nous avons tous en nous des images cachées, qui se trouvent dans notre esprit et auxquelles sont rattachées un message, et c’est le théâtre qui permet de les rendre visibles. Ainsi, le spectateur est au centre, où il peut contempler les lieux de mémoire, mais c’est en fait l’esprit l’humain qu’il observe. C’est pourquoi en réalité le spectacle se trouve bien sur la scène, car les lieux de mémoire ne sont que la projection extérieure de l’esprit du spectateur.

A retenir :

Le théâtre de la mémoire est une technique qui repose sur les principes de l’art mnémotechnique antique. Celles-ci visent à perfectionner la mémoire naturelle de l’homme. Il s’agit d’une bibliothèque où s’accumulent des images, qui sont le reflet visible de l’intériorité cachée de l’homme.

Ce théâtre de la mémoire, qui représente le savoir universel accumulé par les hommes, est ainsi la réalisation du projet encyclopédiste des humanistes, et confère à la mémoire une fonction créatrice. La mémoire est ici active, et non passive, elle ne doit pas simplement permettre de conserver le passé, mais aussi susciter la production d’œuvres scientifiques et artistiques.

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