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Voici la deuxième partie de l’article portant sur les analyses du sous-développement. Il est fortement conseillé d’avoir lu la première partie afin de comprendre les analyses internes (qui datent des années 1950/60). Dans cet article, nous allons voir les analyses des années 1960-70, qui réhabilitent les théories marxistes et les appliquent à un contexte d’économies internationalisées.

 

Le rôle des relations économiques internationales

Prebisch et la dégradation des termes de l’échange

Le rôle des relations économiques internationales se trouve au cœur du débat sur la dégradation des termes de l’échange. Une thématique étudiée en profondeur par R. Prebisch dans son ouvrage de 1950 sur le développement économique de l’Amérique latine et ses principaux problèmes. Cette analyse, connue sous le nom de thèse Prebisch-Singer en référence aux travaux de Singer sur lesquels Prebisch s’est basé, remet en question la théorie classique de l’avantage comparatif de Ricardo.

Contrairement à cette théorie, Prebisch avance que la spécialisation économique ne conduit pas nécessairement à la croissance et au développement des nations. Il soutient que le sous-développement découle de la division internationale du travail qui polarise les nations en deux groupes. Le centre, constitué de pays technologiquement avancés capables d’orienter les termes de l’échange à leur avantage. Et la périphérie, composée de nations exportant des produits primaires et important des biens manufacturés du centre.

 

Cette polarisation entraîne une dégradation des termes de l’échange

En effet, les produits primaires voient leur valeur diminuer par rapport aux biens manufacturés. Les pays en développement ne pouvant qu’exporter des produits primaires ou faiblement transformés, les échanges internationaux sont délétères pour eux. La valeur de ce qu’ils échangent est bien plus faible que ce qu’ils achètent. Prebisch étaye sa thèse en se basant sur une étude de l’ONU portant sur le commerce de l’Angleterre entre 1876 et 1938, démontrant une dégradation des termes de l’échange des produits primaires de 43 % par rapport aux produits manufacturés.

Cette évolution a des conséquences significatives pour les nations périphériques, les contraignant à exporter davantage pour maintenir leur niveau de revenu (et ainsi compenser la valeur des importations). Cette disparité de valeur s’explique en partie, selon l’auteur, par l’inégalité dans le partage des gains de productivité entre les pays du centre, où les travailleurs syndiqués peuvent obtenir des augmentations salariales. Ce qui augmente donc les prix des biens exportés à la périphérie.

De plus, la structure des marchés internationaux désavantage les exportateurs de produits primaires de la périphérie. Les marchés de biens manufacturés sont souvent contrôlés par des oligopoles, tandis que les marchés de produits primaires sont plus compétitifs, voire oligopsones. Ce qui exerce ainsi une pression à la baisse sur les prix. Les produits primaires ont également une faible élasticité par rapport au revenu, signifiant qu’une augmentation du revenu mondial n’aura pas nécessairement un impact favorable sur leur demande.

Pour faire face à cette situation, de nombreux pays périphériques ont adopté des politiques d’industrialisation par substitution des importations et érigé des barrières protectionnistes pour stimuler leur économie.

 

La nuance de Bairoch

Dans son ouvrage de 1993 intitulé Mythes et paradoxes de l’histoire économique, P. Bairoch apporte une nuance importante à l’analyse de la dégradation des termes de l’échange. Il remet en question la méthodologie de Prebisch, soulignant l’importance du choix des années de référence dans le calcul de l’indice des termes de l’échange net. Ce choix n’est pas neutre, car il peut influencer le résultat de l’analyse.

En effet, Bairoch critique l’étude de Prebisch qui avait examiné la période de 1876 à 1938. Selon Bairoch, cette période incluait des années atypiques en raison de la crise économique des années 1930, ce qui faussait les résultats. En limitant l’étude à 1929, la dégradation des termes de l’échange n’était que de 20 %. De plus, Prebisch avait pris en compte les coûts de transport, qui influent sur les prix des produits primaires de manière différente que sur les produits manufacturés.

En élargissant l’analyse à l’échelle mondiale, Bairoch observe une amélioration des termes de l’échange de 10 % à 25 % pour la plupart des produits, à l’exception du sucre de canne. Ce qui explique le sentiment de dégradation ressenti par Prebisch. Bairoch souligne également que des événements contemporains tels que les chocs pétroliers ont eu un impact significatif sur les termes de l’échange, entraînant une dégradation de 22 % pour les pays non producteurs de pétrole. Illustrant ainsi le principe selon lequel « l’erreur d’hier peut être la réalité d’aujourd’hui ».

 

Le sous-développement, une conséquence de l’impérialisme des pays développés ?

De nombreux économistes, tels que Samir Amin et Celso Furtado, ont revisité l’analyse de Raúl Prebisch en la croisant avec les théories marxistes.

Cette approche élargit le contexte de la dégradation des termes de l’échange en l’inscrivant dans le cadre de l’impérialisme, considéré comme la dernière phase du capitalisme selon les théories marxistes.

 

Une « dépendance » des pays de la périphérie dans le rapport économique mondial

L’idée de la « dépendance » des pays périphériques dans le système économique mondial est un concept clé dans les analyses marxistes et dépendantistes. Selon cette perspective, le sous-développement économique des nations périphériques n’est pas un accident, mais plutôt le produit inévitable du capitalisme mondial.

Samir Amin, dans son ouvrage de 1971 intitulé L’Afrique de l’Ouest bloquée, met en lumière la spécialisation forcée résultant de la colonisation. Il illustre comment des nations, comme le Sénégal, ont été contraintes de se spécialiser dans la culture d’arachides en raison des politiques coloniales françaises. Et cette spécialisation forcée a persisté même après la décolonisation. Les entreprises des pays développés, en particulier les grandes firmes multinationales, exercent leur influence sur les marchés et les ressources des pays en développement, orientant ainsi les termes de l’échange de manière défavorable. Cette dépendance conduit à un transfert de richesses des pays périphériques vers les centres impérialistes. Maintenant ainsi les peuples de ces nations dans un état d’exploitation économique.

A. G. Frank ajoute une dimension importante en soulignant la complicité des élites bourgeoises nationales des pays sous-développés dans ce processus. Il observe que ces élites souvent collaboraient avec les puissances étrangères, en stoppant le développement économique local. Par exemple, dans de nombreux pays d’Amérique latine, les grandes bourgeoisies nationales ont entravé le développement en favorisant l’importation de produits sophistiqués du centre, au lieu de soutenir la production locale.

Ainsi, ces analyses mettent en lumière le rôle complexe des acteurs nationaux et internationaux dans le maintien de la dépendance économique des pays périphériques. Ce qui souligne que le sous-développement n’est pas simplement le résultat de forces économiques, mais aussi le produit de politiques délibérées et de rapports de pouvoir inégaux à l’échelle mondiale.

 

La théorie de l’échange inégal complète celle de la dépendance

La théorie de l’échange inégal, initialement proposée par A. Emmanuel en 1969 dans son ouvrage L’Échange inégal et ensuite développée par Samir Amin en 1973 dans L’Échange inégal et la loi de la valeur, prolonge la perspective de la dépendance en analysant les mécanismes de transfert de valeur de la périphérie vers le centre du système économique mondial. Cette théorie, inspirée des concepts de la valeur-travail de Marx, met en lumière l’exploitation différenciée des travailleurs dans les pays du centre et de la périphérie.

Selon cette thèse, les biens exportés par les pays de la périphérie intègrent moins de valeur parce que les travailleurs y sont moins bien rémunérés. Contrairement aux pays du centre où les travailleurs reçoivent des salaires plus élevés. Cette disparité dans les salaires entraîne un transfert de valeur des pays périphériques vers les pays du centre lors des échanges internationaux. Ainsi, le mécanisme d’exploitation a évolué. Plutôt que d’exploiter principalement les prolétaires nationaux, le centre exploite désormais les travailleurs de la périphérie en payant des salaires plus bas pour les biens exportés.

Cette exploitation inégale a contribué au sous-développement de la périphérie. L’impérialisme a favorisé un « développement du sous-développement », où chaque avancée sociale dans les pays du centre s’est accompagnée d’une expansion impérialiste vers la périphérie. Cela a conduit à l’idée que le développement authentique de la périphérie ne peut se réaliser dans le cadre d’une division internationale du travail impérialiste.

Samir Amin a notamment développé des modèles de « développement autocentré », prônant la « déconnexion » par rapport au système capitaliste mondial. Cette déconnexion est considérée comme essentielle pour engager un processus de développement dynamique et équilibré, permettant aux nations périphériques de définir leurs propres voies de développement, indépendamment des contraintes imposées par le centre impérialiste.

 

Pour aller plus loin

La question de la responsabilité de la colonisation dans le sous-développement des anciennes colonies est complexe et multifacette.

Spécialisation défavorable : les pays colonisés ont souvent été spécialisés dans la production de matières premières, les rendant dépendants des fluctuations des cours mondiaux et limitant leur capacité à diversifier leur économie. Après l’indépendance, ces nations ont eu du mal à s’industrialiser efficacement, en partie en raison de cette spécialisation héritée.

Structure économique et sociale désarticulée : les puissances coloniales ont souvent organisé la production pour répondre à leurs besoins, entraînant une désarticulation des économies locales. Par exemple, l’Inde a été spécialisée dans la production de coton brut selon les besoins de l’industrie textile britannique. En Afrique, les territoires ont été orientés vers les ports côtiers pour favoriser les exportations. Ce qui a entravé les échanges intérieurs.

Infrastructures publiques insuffisantes : bien que certaines infrastructures publiques aient été développées pendant la colonisation, elles n’ont souvent pas été suffisantes pour stimuler le développement économique et social des pays nouvellement indépendants.

Commerce colonial : les travaux de chercheurs tels que Jacques Marseille ont montré que le commerce colonial n’a pas été aussi bénéfique pour les pays colonisateurs que l’on pourrait le penser. Cependant, cela ne nie pas le fait que les pays du tiers-monde ont subi des pertes considérables en raison du colonialisme. Tant en termes de ressources que de potentiel de développement.

En fin de compte, le consensus parmi les experts est que si l’Occident n’a pas nécessairement gagné économiquement de manière significative grâce au colonialisme, les pays du tiers-monde ont subi d’énormes pertes en termes de développement économique, social et politique. Le colonialisme a laissé un héritage complexe et difficile à surmonter pour de nombreux pays. Ce qui a contribué de manière significative à leur situation de sous-développement actuelle.