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Voici la deuxième partie de la fiche détaillée portant sur le système monétaire de Bretton Woods, où nous allons étudier l’effondrement et la disparition de ce SMI. Ce moment crucial a marqué un changement radical dans la façon dont les pays interagissent sur la scène économique mondiale, influençant profondément les politiques monétaires et les échanges internationaux. Plongeons dans le contexte historique et les conséquences de cet événement qui a redéfini l’économie mondiale telle que nous la connaissons aujourd’hui.

Si ce n’est pas déjà fait, je te conseille d’aller lire la première partie de cet article ainsi que l’étude du système monétaire précédant celui de Bretton Woods, afin de bien comprendre les enjeux présents dans cet article.

 

Années 1960 : un système progressivement miné par la surabondance de dollars

Le dilemme de Triffin et le problème de confiance

Dans les années 1960, le système monétaire de Bretton Woods fit face au dilemme de Triffin, mis en évidence par l’économiste Robert Triffin en 1960. Ce dilemme résultait du fait qu’une monnaie nationale servant également de monnaie internationale posait des problèmes contradictoires.

D’un côté, si les États-Unis refusaient de fournir suffisamment de dollars aux autres pays, le développement du commerce international et des investissements serait entravé, comme cela se produisait lors des périodes de pénurie d’or (dollar gap). La conséquence de ce système serait alors une limitation du développement économique mondial.

D’un autre côté, s’ils fournissaient ces dollars en abondance, la confiance dans la convertibilité en or au prix fixe de 35 $ serait compromise (le dollar, trop abondant, perdrait de sa valeur par rapport à l’or). Cela entraînerait inévitablement une fuite hors du dollar, mettant ainsi en péril la viabilité du système de Bretton Woods, qui repose sur la convertibilité du dollar en or (dollar glut).

 

Du « dollar gap » au « dollar glut »

Le « dollar gap » avait été résolu dans les années 1950, mais la situation évolua vers un « dollar glut » dans les années 1960, caractérisé par une augmentation des dollars en circulation. Ce qui contribua positivement à la croissance mondiale. Cependant, un décalage croissant se créa entre les réserves de dollars détenues à l’étranger (en hausse) et les réserves d’or américaines (en baisse).

Le rapport entre ces réserves passa de moins de 1 en 1964 à 5 en 1971, suscitant des doutes quant à la capacité de la Banque centrale américaine (Fed) à assurer la convertibilité du dollar en or. Ce qui remettait en question la confiance dans le système.

Ce paradoxe se transforma en une contradiction interne. Pour que le système de Bretton Woods fonctionne, les États-Unis devaient accepter une balance déficitaire, ce qui, à terme, risquait de remettre en cause la convertibilité or du dollar. C’est-à-dire les fondements mêmes du système.

Les doutes quant à la convertibilité du dollar en or ébranlèrent la confiance des autres pays dans le système. Cela contribua à fragiliser l’ensemble du système monétaire de Bretton Woods.

 

Les causes de l’abondance de dollars

Une détérioration de la balance des paiements américains

Jusqu’à la fin des années 1960, les États-Unis affichaient un excédent courant. C’est-à-dire qu’ils exportaient plus qu’ils n’importaient, ce qui contribuait à maintenir un flux de dollars positif vers l’étranger (la quantité de dollars à l’étranger était limitée du fait de ces exportations importantes).

Cependant, cette situation commença à changer dans les années 1960. Les pays européens commencèrent à exporter davantage vers les États-Unis, réduisant ainsi l’excédent courant américain. De plus, le développement des investissements directs étrangers (IDE) en Europe, payés en dollars, et les aides gouvernementales et les dons en dollars contribuèrent à une sortie accrue de dollars vers l’étranger.

En parallèle, les dépenses budgétaires américaines augmentèrent, notamment en raison des coûts liés à la guerre du Vietnam, aux programmes spatiaux, à Medicare, etc. Pour financer ces dépenses, les États-Unis ont recouru à la création monétaire, conduisant à une hausse de la quantité de dollars en circulation dans l’économie mondiale.

 

Une détérioration rendue indolore par l’asymétrie du système

Le « Principe N–1 » désignait une asymétrie du système monétaire de Bretton Woods. Si N était le nombre total de monnaies dans le système, il n’était nécessaire d’assurer que N–1 taux de change, car le taux de change avec la monnaie de référence (le dollar américain) était maintenu stable. Cela signifiait que les États-Unis n’avaient pas l’obligation de respecter un taux de change fixe vis-à-vis d’une autre monnaie, alors que les autres pays devaient le faire avec le dollar américain.

Le double statut du dollar en tant que monnaie nationale et internationale donnait aux États-Unis un « privilège exorbitant », selon l’expression de Valéry Giscard d’Estaing en 1964. Ce privilège leur permettait de régler leurs dettes dans leur propre monnaie (et donc de créer de la monnaie), sans craindre les crises de change ou la cessation des financements extérieurs. En revanche, en cas de déficit de leur balance courante, les autres pays devaient payer en or ou en devises.

Le maintien des taux de change était principalement à la charge des pays dont les monnaies avaient tendance à s’apprécier, comme la République fédérale d’Allemagne. Les États-Unis cherchaient à stabiliser leur taux de change en émettant massivement des liquidités mondiales, ce qui incitait les autres pays à accumuler des réserves en dollars.

Cependant, cet afflux de dollars dans les réserves étrangères avait des effets pervers, car il augmentait l’offre de monnaie, entraînant ainsi une inflation importée dans les pays détenteurs de ces réserves. La stabilité du système reposait donc surtout sur les épaules des autres pays.

 

L’émergence des « eurodollars » échappant au contrôle des autorités monétaires

Les « eurodollars » étaient des dépôts libellés en dollars et détenus en dehors des États-Unis. Le développement des « eurodollars » était lié à des prêts américains, à la diffusion du dollar à l’étranger et aux avoirs liquides placés dans des banques européennes.

Une des raisons de leur émergence était la réglementation Q, qui limitait la rémunération des dépôts aux États-Unis, ce qui poussait les détenteurs de dollars à les déposer en dehors du pays.

Cette situation permettait la création monétaire hors du contrôle des autorités américaines, contribuant ainsi à une hausse des investissements spéculatifs.

 

Les étapes d’inconvertibilité du dollar

La tentative d’endiguement du pool de l’or

Dès les années 1950, le système monétaire de Bretton Woods connut sa première crise. Certains pays commencèrent à exprimer leur désir de convertir leurs encaisses en dollars en or, entraînant une baisse significative du stock d’or détenu par la Banque centrale américaine (de 23 milliards de dollars en 1958 à 11 milliards en 1959).

En 1960, le cours de l’once d’or sur le marché libre augmenta (du fait de cette demande de convertibilité en or), passant de 35 $ à 40 $, ce qui suscita une défiance envers le dollar. La Banque d’Angleterre intervint alors pour stabiliser le cours du dollar en vendant de l’or contre des dollars, tandis que d’autres pays demandaient la conversion de leurs dollars en or à la Réserve fédérale (Fed). Cela entraîna une baisse des réserves d’or détenues par la Fed.

En 1961, pour faire face à cette situation, les principaux pays européens constituèrent le « pool de l’or ». Ce mécanisme impliquait que ces pays vendaient de l’or sur le marché libre en échange de dollars pour stabiliser la valeur du dollar. Cette mesure fut efficace pour un certain temps, mais elle transforma le système de Bretton Woods en une responsabilité partagée pour la convertibilité du dollar, car d’autres banques centrales en dehors de la Fed devaient également intervenir pour maintenir la stabilité.

 

Le double marché de l’or

Vers la fin des années 1960, la spéculation contre le dollar se renforça, et en 1967-1968, le « pool de l’or » fut dissous. Cela conduisit à la création d’un double marché de l’or. Le marché officiel de l’or réservé aux banques centrales, où l’once d’or était toujours fixée à 35 $, et le marché libre, où l’once d’or fluctuait en fonction de l’offre et de la demande, entraînant une surévaluation du dollar par rapport à la parité officielle.

 

L’abandon de la convertibilité en 1971

La situation économique américaine se détériora au début des années 1970, avec un déficit commercial croissant, une récession économique et une hausse du chômage. En conséquence, de plus en plus de spéculateurs anticipèrent une dévaluation du dollar.

Le 15 août 1971, le Président américain Richard Nixon annonça la suspension de la convertibilité du dollar en or, mettant fin au système de Bretton Woods tel qu’il était initialement conçu. Nixon imposa également une taxe de 10 % sur les importations pour protéger l’économie américaine.

Cette décision radicale était justifiée par la nécessité pour les États-Unis de faire face à leurs problèmes économiques sans être soumis aux contraintes liées au système monétaire international. Nixon déclara : « Les États-Unis ne peuvent plus continuer à se battre avec une main attachée dans le dos. » Tandis que le secrétaire du Trésor, John Connally, affirma : « Le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème. »

Cette mesure marqua la fin de la convertibilité-or du dollar et le début d’une nouvelle ère de changes flottants dans le système monétaire international.

 

Les interprétations de l’effondrement du système

Un laxisme des États-Unis profitant de l’asymétrie du système

Plusieurs économistes ont critiqué les États-Unis pour avoir adopté une attitude laxiste profitant de l’asymétrie du système monétaire de Bretton Woods.

Jacques Rueff, dans son ouvrage L’Âge de l’inflation en 1963, reprochait aux États-Unis de privilégier leur croissance économique et leurs priorités nationales au détriment de la stabilité monétaire internationale, s’éloignant ainsi des principes keynésiens.

Charles P. Kindleberger, dans son livre The International Economic Order publié en 1988, mettait en avant le refus des États-Unis de prendre en charge les charges liées à leur rôle de leader économique mondial. Ce qui a conduit à une augmentation de l’instabilité dans le système monétaire international. Cette théorie s’inscrit dans le cadre de la stabilité hégémonique.

 

Contradictions croissantes entre objectifs intérieurs et stabilité des changes : le triangle d’incompatibilité de Mundell

Les années qui ont suivi 1958 ont vu émerger des contradictions croissantes entre les objectifs économiques intérieurs des différents pays et la stabilité des taux de change, comme l’a décrit l’économiste Robert Mundell. Jusqu’en 1958, avec des mouvements de capitaux limités, les changes fixes étaient en vigueur et les pays jouissaient d’une plus grande autonomie politique monétaire.

Cependant, après 1958, l’augmentation des mouvements de capitaux a entraîné des tensions fortes entre la recherche de stabilité des taux de change et les objectifs économiques nationaux. Les États-Unis ont privilégié leurs objectifs économiques internes, ce qui a été perçu comme une menace pour la stabilité monétaire internationale. Par exemple, l’Allemagne a fait face à un afflux de devises étrangères, ce qui a conduit à des achats d’actifs en dollars pour maintenir un taux de change fixe. Cela a entraîné une augmentation de la masse monétaire en Allemagne, ce qui a eu pour conséquence l’importation d’inflation.

La critique monétariste du système de Bretton Woods mettait en avant que les changes fixes entravaient les ajustements automatiques nécessaires via les variations des taux de change pour refléter les fondamentaux économiques des pays. Milton Friedman, dans son article « The Case for Flexible Exchange Rate » publié en 1953, plaidait en faveur des changes flottants comme moyen de retrouver une autonomie monétaire et de lutter contre l’inflation.

Les changes flottants permettent en effet aux taux de change de s’ajuster en fonction des évolutions économiques des pays, sans les contraintes imposées par un système de changes fixes. Cette critique monétariste a été confirmée par l’adoption ultérieure des taux de changes flottants après la fin du système de Bretton Woods en 1971.

 

La transition vers les changes flottants

L’expérience avortée des droits de tirages spéciaux

Les droits de tirages spéciaux (DTS) étaient des droits qui permettaient aux pays membres du FMI de se procurer de la monnaie internationale sans avoir besoin de fournir de contrepartie. Initialement, leur valeur était fixée en fonction de l’or, puis elle fut liée à un panier de monnaies internationales.

En 1969, les États-Unis ont proposé la création des DTS comme un instrument de réserve national dans le but de freiner l’abondance de dollars en circulation et de dépasser le paradoxe de Triffin. Cependant, la France s’y opposa, souhaitant plutôt un retour à un étalon-or.

Entre 1970 et 1972, les premières séries d’allocations de DTS ont été réalisées pour un montant total de 9,5 milliards de dollars. Malgré cela, les avoirs en dollars détenus par les banques centrales étrangères ont augmenté de 50 milliards de dollars sur la même période. En réalité, les États-Unis ont principalement utilisé les DTS pour racheter des dollars sans entamer leurs réserves d’or.

 

La dérive du SMI vers les changes flottants

Les accords de la Smithsonian Institution (décembre 1971)

Face à la crise monétaire, des accords ont été conclus lors d’une réunion à la Smithsonian Institution en décembre 1971. Ils ont conduit à une dévaluation officielle du dollar à 38 dollars l’once d’or, mais le dollar est resté non convertible. Les marges de fluctuations des devises ont également été élargies avec la mise en place d’un « tunnel » de fluctuations de ± 2,25 %, ce qui a offert une plus grande souplesse aux taux de change. Cependant, une asymétrie dans les obligations persistait : les États-Unis n’étaient pas tenus de stabiliser leur taux de change, ce qui créait des déséquilibres.

Pour répondre à ces changements, les pays de la Communauté économique européenne (CEE) ont créé en avril 1972 un système appelé le « Serpent monétaire européen ». Ils ont décidé de limiter leurs fluctuations de taux de change à ± 1,25 %, cherchant ainsi à maintenir une certaine stabilité entre leurs monnaies.

 

La marche vers les changes flottants

En 1973, une nouvelle vague de spéculation s’est abattue sur les marchés monétaires, conduisant à une nouvelle dévaluation du dollar à 42 dollars l’once d’or.

Le « Serpent » monétaire européen, censé conserver des taux de changes fixes entre les monnaies européennes, a été rapidement déstabilisé. En 1972, la livre sterling en est sortie, suivie en 1976 par le franc français. Ces événements ont marqué le début du déclin du système monétaire de Bretton Woods et ont ouvert la voie à l’adoption généralisée des taux de changes flottants, où les valeurs des devises fluctuent librement en fonction de l’offre et de la demande sur les marchés des changes.