Burkina Faso

Le Sahel, situé au sud du Sahara, est une région où des groupes djihadistes créent une insécurité chronique qui déstabilise les États. Les 17 et 18 février derniers s’est tenu un sommet Union européenne-Afrique visant à refonder les relations entre les deux continents. Mais dans le même temps, c’est au Sahel que la force européenne Takuba est en échec, tandis que l’opération Barkhane française se retire du Mali.

Les interventions extérieures comme l’action des autorités locales n’ont pas réussi à endiguer le terrorisme islamiste qui progresse, menaçant de déstabiliser de nouvelles zones frontalières et un nombre croissant d’États. Les démocraties y vacillent, des coups d’État ont porté en Guinée, au Mali et récemment au Burkina Faso des militaires au pouvoir.

Cet article a pour objectif d’éclairer la complexité de la région à partir de la situation très concrète d’un État, le Burkina Faso, pays jusqu’en 2015 épargné par la fièvre djihadiste, mais qui, depuis, semble sombrer sous ses attaques. Il va s’intéresser à ses acteurs, à son peuple d’abord, à ses militaires qui y ont pris le pouvoir, aux djihadistes qui s’y installent, à ses voisins africains, aux Français qui entretiennent des liens étroits avec le pays.

Et d’abord que traduit le coup d’État militaire de janvier dernier ? La volonté surtout de combattre autrement l’insécurité ? Ou une malédiction africaine qui nous ramènerait dans le passé et à des pratiques coutumières en Afrique subsaharienne ? Est-ce le signe d’un épuisement démocratique, qui n’est pas propre à l’Afrique ? Est-ce la marque au contraire d’un sursaut citoyen ?

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Que s’est-il passé le 14 novembre 2021 au Burkina Faso ?

Il y a trois mois environ, le 14 novembre 2021, dans la province nord du Burkina Faso, la base militaire d’Inata est attaquée par les djihadistes. Cela faisait une quinzaine de jours que les gendarmes qui y étaient stationnés appelaient à l’aide, mais la région était tellement dangereuse que la garnison n’était plus relevée régulièrement, les remplaçants exigeant des hélicoptères, un appui aérien pour s’y déplacer, conditions irréalisables.

Les gendarmes y sont donc assiégés, dans une région largement contrôlée par les mouvements djihadistes, sans ravitaillement, contraints d’aller chasser, de braconner en brousse pour se nourrir. Le 14 novembre, les djihadistes arrivent à bord de pick-up et de motos, les combats sont intenses mais la garnison tombe, les bâtiments sont pillés, détruits, les assaillants emportent toutes les armes. 53 gendarmes sont tués sur une garnison qui en comptait environ 120 à 150.

Cette attaque est la plus meurtrière commise contre les forces armées burkinabées depuis les débuts de l’insurrection. Le président du Burkina Faso, Kaboré, décrète trois jours de deuil national. Dans plusieurs villes du pays, des manifestants protestent contre l’incapacité du gouvernement face à ce danger sécuritaire, un convoi de l’armée française qui transportait du ravitaillement de la Côte d’Ivoire vers Gao au Mali est bloqué quelques heures. Acte manifestant un rejet aussi de l’action française.

Le massacre d’Inata explique-t-il trois mois plus tard la révolte des militaires ?

Aujourd’hui, nous allons aborder le concept de terrorisme islamiste, mais surtout nous intéresser à la problématique du développement africain en réfléchissant au fonctionnement des États, au poids de l’explosion démographique, aux enjeux fonciers, à la difficulté d’une croissance inclusive, aux échecs du panafricanisme.

L’événement : le coup d’Etat militaire de janvier 2022 au Burkina Faso

Le 24 janvier dernier, à Ouagadougou, capitale du Burkina Faso, les militaires arrêtent à l’aube le président de la République Roch Marc Christian Kaboré, président depuis 2015, réélu en 2020, et le place en résidence surveillée. Le lieutenant-colonel Paul-Henri Damiba, 41 ans, établit une junte militaire nommée « Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration ».

Les institutions et la constitution sont suspendues, les frontières du pays fermées (même si c’est pour partie théorique), un couvre-feu est instauré. Les militaires justifient le putsch par la volonté de lutter plus efficacement contre les groupes radicaux qui assaillent le pays et menacent son intégrité territoriale. Dans les rues de Ouagadougou, des jeunes manifestants crient leur confiance dans les soldats et leur soutien à la junte, sans que l’on puisse en déduire un soutien massif de la population.

Le 16 février, Damiba est investi président du Burkina Faso par le Conseil constitutionnel et prête serment de défendre la constitution. Sa priorité est la sécurisation du pays.

Les causes du coup d’Etat

Depuis fin 2015 en effet, le pays subit le long de sa frontière nord des attaques de groupes djihadistes de plus en plus fréquentes. Des groupes de combattants djihadistes arrivent dans des villages, pillent, volent le bétail, massacrent les civils récalcitrants, ciblant parfois les imams, les chefs de villages, les enseignants comme s’il s’agissait de casser le lien social, la capacité à vivre ensemble.

Face à ce risque ou ces exactions, les populations des régions du Nord n’ont d’autre choix que d’abandonner leurs villages, leurs champs de mil et leur bétail.

La journaliste du journal Le Monde raconte sa rencontre en février 2020 à Dori dans un camp de déplacés avec un vieil homme. Il a quitté son village à 60 km et s’est réfugié là avec sa famille nombreuse. Kouka Ouedraogo, c’est son nom, cherche à comprendre : « Si seulement on savait ce qu’ils veulent… Mais ce sont des massacres gratuits, ils tirent dans le tas, peu importe ton ethnie, que tu sois un enfant ou une femme, qu’est-ce qu’ils cherchent à la fin ? » C’est bien de terrorisme dont il s’agit, peur et incompréhension devant cette violence aveugle et gratuite dominent dans les populations civiles.

Ces attaques ont fait plus de 2 000 morts depuis 2015. Une ONG, ACTED, porte ce chiffre à près du double fin 2021, si l’on prend en compte les représailles intercommunautaires ou les exactions imputées aux forces de sécurité. Il est difficile d’avoir des statistiques convergentes, mais le Burkina Faso est aujourd’hui le pays le plus touché par ces violences.

Les déplacés à l’intérieur du pays sont environ 1,5 million, mais ces migrations ajoutent une pression supplémentaire sur les ressources disponibles dans les régions d’accueil et impactent la situation humanitaire des populations vivant là où les réfugiés s’installent. Les stocks alimentaires, l’accès à l’eau, à la santé… tout devient plus difficile. L’ONG estime à 1,2 million les personnes en insécurité alimentaire et à 2,2 les personnes en besoin d’aide humanitaire.

Les militaires sont-ils la solution ? Damiba se pose en spécialiste. Il a publié un livre en 2021 sur les armées ouest-africaines et les politiques antidjihadistes.

Ce coup d’État militaire n’est pas le premier au Burkina Faso

N’est-il qu’une répétition de l’histoire qui rappelle les années postcoloniales ? Après tout, le putsch peut sembler un mode de gestion du politique courant dans l’histoire du pays qui en est à son septième ou huitième coup d’État depuis l’indépendance de 1960.

Et plus largement, en Afrique de l’Ouest, les militaires semblent revenir en force aux premiers postes. Le Burkina ne s’inscrit-il pas dans cette tendance régionale ? Un coup d’État militaire à l’été 2020 au Mali a renversé le président en exercice (IBK, Ibrahim Boubacar Keïta). Le pays est dirigé par le colonel Assimi Goïta, 38 ans, qui n’a pas hésité à opérer un second coup d’État en mai 2021 pour écarter le Président de transition et son Premier ministre.

En Guinée, le général Doumbouya a renversé le président Alpha Condé, qui avait certes fait modifier la constitution pour se faire réélire pour un troisième mandat. Au Tchad, après la mort d’Idriss Déby l’année dernière en 2021, c’est son fils, le général Idriss Déby Itno, qui assure la présidence. Dans tous ces pays, les juntes au pouvoir parlent de période de transition, mais transition toujours à durée indéterminée, largement conditionnée par le rétablissement hypothétique de l’ordre.

Alors ce coup d’État n’est-il que la réponse au danger islamiste ? Au Burkina Faso et ailleurs dans les pays voisins ? En géopolitique, tout est toujours un peu plus compliqué.

Le contexte  : Le Burkina Faso et ses habitants,

Quelques mots d’abord sur le Burkina Faso et ses habitants

Le Burkina Faso est un pays grand comme la moitié de la France ( 275 000 km²), situé en Afrique subsaharienne dans la zone tropicale. Il s’agit d’un pays enclavé, qui a pour voisin au nord-est, le Niger, au Nord, le Mali et au Sud, d’ouest en est, la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Togo et le Bénin. Les régions au nord appartiennent au Sahel. C’est là que l’on trouve la zone des trois frontières, aux confins du Mali, Niger et Burkina Faso. Le Sahel est le nom de cette bande de terres semi-arides s’étendant le long de la frontière sud du Sahara.

Cette région est fragilisée par l’évolution climatique au XXIᵉ siècle. Les sécheresses y sont plus fréquentes. Selon les Nations unies, le Sahara aurait gagné un million et demi d’hectares par an pendant la décennie 2000. La moitié sud du pays a, quant à elle, un climat toujours tropical mais plus humide, plus favorable à l’agriculture. Les études menées sur l’évolution du climat au Burkina Faso depuis les années 1980 montrent que les températures augmentent légèrement partout (les températures moyennes annuelles tournent autour de 28-30 °C), le volume des précipitations tend à diminuer, au sud surtout.

Quelques informations sur les Burkinabés et la capitale Ouagadougou

Sur cette terre, les Burkinabés sont environ 22 millions en cette année 2022. 64 % d’entre eux ont moins de 24 ans. C’est dire l’extrême jeunesse de la population. La fécondité y est de cinq enfants par femme (4,8 sans doute), c’est beaucoup mais moins qu’il y a 20 ans (6,8 en 2000). L’explosion démographique que le pays a connue et connaît encore est une donnée centrale de l’équation politique du pays. Le pays comptait 12 millions d’habitants à peine vers l’an 2000 et les projections lui attribuent 48 millions d’habitants en 2050.

Or, cette population est encore pour près des trois quarts une population rurale. La capitale, Ouagadougou, communément appelée Ouaga, compte plus de 2,5 millions d’habitants. Elle avait 60 000 habitants au moment de l’indépendance en 1960 et 800 000 au début du XXIᵉ siècle. L’urbanisation est récente, rapide et concentrée sur la capitale.

Le Burkina Faso appartient à cette catégorie de pays que l’on appelle les PMA

Il en a les caractéristiques : pauvreté de sa population, faible IDH, vulnérabilité de son économie (et moins de 75 millions d’habitants). Son IDH le place au 180ᵉ rang mondial sur 189 pays classés. C’est dire les besoins de la population. L’espérance de vie y est de 61 ans et l’alphabétisation ne concerne encore que 41 % de la population. Les trois quarts des actifs sont agriculteurs, mais l’activité ne contribue qu’à 1/3 du PIB.

De quoi vivent ces paysans ? Ils cultivent pour eux-mêmes sorgho, mil, maïs et riz au Sud. La principale culture de rente est le coton cultivé au centre et au sud du pays, au Sahel, la pauvreté du milieu explique l’importance d’un élevage très extensif.

Ce pays se transforme. Au cours de la dernière décennie (2009/2019), la croissance y fut en moyenne de 5,6 % par an (très bon chiffre, mais à rapporter à la croissance de la population de près de 3 % par an). Les années qui précédèrent la pandémie, le pays dépassait les 6 %, notamment du fait d’un plan « Marshall à la burkinabée », lancé par l’État et misant sur les infrastructures routières et les centrales solaires. Le pays a besoin d’investissements dans l’énergie, les mines, l’agriculture. Il a des défis économiques et sociaux considérables à relever, avant même que les djihadistes ne s’en mêlent.

Qui sont ces djihadistes en Afrique de l’Ouest ?

Les combattants djihadistes dans cette région sud du Sahel relèvent de deux organisations rivales. D’une part, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) est un groupe affilié à Al-Qaïda. Il est très implanté au Mali et domine le nord-ouest du Burkina Faso. D’autre part, l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) est lui implanté plus fortement sur la zone des trois frontières, au nord et nord-est du Burkina Faso et au Niger.

Le phénomène djihadiste vient originellement du Nord. Deux événements ont contribué à la constitution de ces groupes. D’une part, la guerre civile algérienne qui s’est achevée en 1999 a provoqué l’arrivée au Sahara de combattants islamistes algériens chassés de leur pays, qui ont contribué à la formation d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et ont tissé des liens avec des groupes rebelles locaux. D’autre part, la chute du colonel Khadafi en 2011 a ouvert la frontière sud de la Libye et a permis la circulation intense d’hommes, d’armes, de chefs de guerre qui n’ont pas eu de mal à recruter localement.

Ces groupes terroristes sont ainsi dirigés par des membres des ethnies Touaregs ou Sahraouis, même si localement, plus on va vers le sud, plus ils recrutent auprès des populations locales, notamment dans l’ethnie Peuls. Il y a ainsi des effets dominos, un système de conflit qui s’étend. L’originalité sahélienne est que ces deux grands groupes (et de nombreux autres groupes plus ou moins affiliés) se partagent les territoires plus qu’ils ne se combattent (du moins, en général, car des luttes en 2019/2020 auraient fait 300 morts dans des combats entre l’EIGS et le GSIM).

Mais que veulent-ils ?

Il s’agit officiellement de mouvements islamistes, c’est-à-dire visant à l’instauration de pouvoir politique islamique, imposant leurs règles à l’économie et à la société (la Charia, ou loi islamique). De fait, l’islam est une religion majoritaire au Sahel et dans toutes les régions au nord de celui-ci. Or, à l’exception de la Mauritanie, seul État se définissant comme islamique, les constitutions des États sahéliens, comme le Burkina Faso, affirment leur caractère laïc. 50 à 60 % environ des Burkinabés sont musulmans, lorsque l’on se déplace vers le sud, les chrétiens sont plus nombreux.

De nombreux États en Afrique de l’Ouest, comme le Nigéria ou la Côte d’Ivoire, voient coexister musulmans au nord et chrétiens au sud. En réalité, l’islam ouest-africain est extrêmement varié et depuis très longtemps. Il est soumis depuis les indépendances à l’influence croissante de l’islam wahhabite, un islam puritain et intégriste originaire d’Arabie saoudite. Il est aussi influencé par l’islam marocain plus « soft », plus ouvert.

L’un des spécialistes français de l’Afrique de l’Ouest, Marc-Antoine Pérouse de Montclos réfute l’idée d’une transformation de l’islam africain qui expliquerait le djihadisme. Il écrit : « L’émergence de groupes terroristes se revendiquant de l’islam fondamentaliste ne traduit pas la radicalisation des musulmans de l’Afrique subsaharienne. »

Comment expliquer alors l’essor du djihadisme ?

Le djihad est un effort vers Dieu. Il peut revêtir plusieurs aspects, dont celui de guerre menée au nom de la religion. Au Sahel, le djihadisme est un mode de combat qui allie temporairement des forces qui ont des intérêts communs. Il cache en réalité une multitude de conflits. Par exemple, la zone des trois frontières est un endroit où existaient déjà avant l’apparition de ces combattants des tensions entre les agriculteurs et les populations pastorales (éleveurs), en fonction de la mauvaise répartition des terres et/ou de la désertification.

Comment recrute le djihadisme ?

Le djihadisme recrute grâce à la pauvreté, aux inégalités, à l’absence de perspectives économiques pour des masses de jeunes désœuvrés. Il se nourrit aussi de ses succès. C’est pourquoi il est très important pour ces groupes de poster des vidéos, de faire de la propagande en étalant le matériel pris à l’ennemi, l’entraînement des recrues, en filmant leurs opérations victorieuses. Dans ces régions très peu peuplées de la bande sahélienne, éloignées des capitales et du pouvoir, les frontières sont poreuses. De part et d’autre, les mêmes ethnies, les mêmes langues facilitent le recrutement.

Ces groupes armés visent à contrôler des territoires grâce à un rapport de force instauré par une violence aveugle. Près de 2 000 civils ont été tués dans la zone des trois frontières entre 2016 et 2020. Les objectifs sont locaux, il s’agit d’édifier sur un territoire un émirat. Certes, l’un des deux grands groupes terroristes présents au Burkina Faso est affilié à Al-Qaïda et l’autre à l’EI, mais il s’agit surtout d’une sorte de « franchise ».

Prêter ainsi allégeance permet d’augmenter en visibilité, de faciliter le recrutement, d’obtenir des formes de soutien logistique ou financier. Il y a donc souvent un fossé entre les objectifs affichés (établir un émirat islamique) et la réalité de pratiques qui relèvent du banditisme le plus violent.

Mais la question de fond demeure, face à ces groupes multiformes, pourquoi l’État burkinabé se révèle-t-il impuissant ? 

Au cœur de cette histoire, il y a la construction de l’État  Retour sur l’histoire du Burkina Faso (ex Haute Volta).

Avant la colonisation française, le territoire qui correspond au Burkina Faso actuel était partagé entre différents royaumes ou chefferies, par exemple le royaume mossi autour de Ouagadougou. Colonisé à partir de 1890, ce territoire est intégré à l’Afrique occidentale française. Les frontières administratives de la Haute-Volta, ancien nom du Burkina Faso, apparaissent à l’entre-deux guerres. Le pays obtint son indépendance en 1960 (en même temps qu’une grande partie de l’Afrique francophone).

Alors que se profilait la décolonisation, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor proposa en 1958 l’union de plusieurs territoires d’Afrique de l’Ouest dans une fédération du Mali. Mais les intérêts particuliers, les appétits de pouvoir des dirigeants comme l’influence française firent échouer le projet. Et c’est cette région de la Haute-Volta qui devint indépendante le 5 août 1960 sous le nom de République de Haute-Volta. Cette période finalement brève de colonisation – 70 ans – bouleversa les structures en place. En particulier, d’un point de vue politique, les frontières ont précédé l’État.

C’est l’inverse de l’Europe, où les États se sont affirmés au cours des siècles, ont établi peu à peu des pouvoirs centraux, des pratiques de gouvernements et ont, par conquête ou diplomatie, fixé peu à peu les frontières qui sont celles d’aujourd’hui. L’autorité du roi de France s’est affirmée avant que les frontières ne soient fixées.

En Afrique, c’est presque toujours l’inverse. Le Burkina Faso naît avec des frontières héritées de l’action du colonisateur français. C’est un pays enclavé, rassemblant des peuples différents faisant fi des frontières (une soixantaine d’ethnies présentes), des religions différentes, des langues différentes. Tout était à faire dans ce pays qui ne comptait en 1960 que 4, 5 millions d’habitants et qui d’emblée voit se succéder des régimes autoritaires avec, à partir de 1966, des militaires putschistes à sa tête.

Le plus marquant de ces officiers : Thomas Sankara

Il prend le pouvoir en 1983 et instaure un pouvoir d’inspiration marxiste. Il rebaptise son pays Burkina Faso, ce qui veut dire « le pays des hommes intègres ». Alors que le Burkina est l’un des pays les plus pauvres du monde, il s’attaque à des objectifs de développement : la lutte contre la malnutrition, l’analphabétisme généralisé, l’approvisionnement en eau… Il est renversé et assassiné dès 1987, lors d’un nouveau putsch qui amène Blaise Compaoré au pouvoir.

Compaoré dirige le pays pendant 27 ans de 1987 à 2014. Il décide de se faire élire président de la République en 1991. C’est tendance à l’époque, dans la continuité de l’ouverture de l’Europe de l’Est, une élection factice sans débat démocratique. Il se fait réélire à trois reprises. À partir de 2011, les manifestations de rue se développent contre le pouvoir et croissent alors que le Président entend briguer un cinquième mandat en 2015.

Des mouvements citoyens font leur apparition, notamment un qui porte ce joli nom, « le balai citoyen », mouvement qui entend balayer le pays de la corruption, lutter contre la mal-gouvernance. Il est fondé par deux jeunes musiciens et se réclame du régime ancien de Sankara. Sous sa pression notamment, B. Compaoré est contraint de renoncer et fuit le pays en octobre 2014.

Si c’est un militaire qui assure la transition, c’est dans un pays havre de paix comparé au Mali voisin qu’a lieu l’élection de 2015, élection démocratique, la plus transparente depuis l’indépendance du pays, qui porte Kaboré à la présidence. Ainsi, vaille que vaille, se construit un État, un gouvernement de plus en plus soucieux de développement, c’est-à-dire du bien-être de son peuple par une croissance qui profite à tous…

Le danger djihadiste explique-t-il à lui seul le nouveau putsch au Burkina Faso ?

Nous pouvons nous demander pourquoi l’État démocratique pour lequel s’était levée une jeunesse citoyenne en 2014 contre Compaoré semble aujourd’hui en déliquescence. Plusieurs raisons peuvent expliquer cela.

Face aux djihadistes, le pays a perdu le contrôle du tiers nord de son territoire

L’État n’y est plus présent. L’armée a des ressources limitées (7 000 hommes et 4 000 gendarmes). Le pouvoir a bien essayé de soutenir l’armée en constituant des bataillons de supplétifs : les Volontaires de défense pour la patrie, formés en 15 jours pour assurer des missions de sécurité locale, mais c’est une force faible. Le 23 décembre dernier, un convoi de commerçants protégé par ces Volontaires a été attaqué dans le Nord. 41 jeunes volontaires ont été tués. Des milices rurales se constituent de manière autonome et l’autorité de l’État est absente.

Le lien social se brise au sein du pays et les tensions augmentent entre les communautés

En 2019, les djihadistes massacrent les Mossis dans un village. Parce que de nombreux Peuls font partie des djihadistes, des violences intercommunautaires éclatent dans le pays. Les Peuls sont ciblés et stigmatisés (on observe la même chose aujourd’hui en Côte d’Ivoire). Les réfugiés mettent en tension des régions jusqu’alors épargnées, mais incapables de faire face à la fois aux besoins de leur population et à ceux des réfugiés. ½ million d’écoliers sont privés de classes. Tout cela déstructure la société, crée des fractures durables.

Le fossé se creuse entre villes et campagnes au Burkina Faso

Le pouvoir de Kaboré a cherché à dynamiser l’économie nationale, mais le fossé se creuse entre villes et campagnes. La croissance n’est pas inclusive, les inégalités augmentent. La corruption est toujours là, même si elle a baissé. L’ONG Transparency International classe les États selon leur niveau de corruption. Le Burkina est au 80ᵉ rang mondial, ce qui le distingue nettement de bien des pays africains plus mal classés (il est un relativement bon élève en Afrique avec un score de 42/100, tandis que le score moyen de l’Afrique subsaharienne est de 33 – la France a un score de 71 par comparaison au 22ᵉ rang).

Le putsch traduit tous ces espoirs déçus, alors que ceux-ci avaient été vifs après le départ de Campaoré.

L’avenir est-il si sombre pour le pays ? Plus largement, comment le Sahel peut-il surmonter ces difficultés ?

Quels sont les enjeux et perspectives géopolitiques pour le Burkina Faso ?

Revenons sur trois questions majeures.

1°) Le pouvoir des militaires signifie-t-il l’échec de la démocratie burkinabaise ?

La démocratie africaine ne saurait se limiter et se juger à l’aune seulement des élections

L’écrivain sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, prix Goncourt 2021, est critique sur les formes démocratiques africaines. « En Afrique de l’Ouest, la région que je connais le mieux, dit-il dans une interview au magazine Jeune Afrique, j’ai toujours l’impression qu’on est dans un ‘régime démocratique de basse intensité’. Une forme de démocratie au rabais, en somme. Il suffit qu’une élection se passe à peu près bien dans un pays pour qu’on salue sa vitalité démocratique, mais les populations ne l’expérimentent pas au quotidien dans des attitudes citoyennes, des débats d’idées, l’existence de contre-pouvoirs, la liberté de la presse. »

Reconnaissons que ces critiques ne sont pas propres à l’Afrique et la démocratie est attaquée sous d’autres formes en Europe comme en Amérique. Mais si la démocratie était balbutiante en Afrique, elle progressait. Ainsi, dans la continuité de la chute de Blaise Comparoé est né le mouvement citoyen international Tournons la page, dont le mot d’ordre est : « En Afrique, comme ailleurs, pas de démocratie sans alternance. » Alors, que va devenir le pouvoir burkinabé ?

La junte dirigée par Paul-Henri Damiba parle d’une période de transition

Il est difficile encore de discerner ce que veut Damiba, ni même s’il a un contrôle total de la situation. L’officier de 41 ans, diplômé de l’École de guerre de Paris, donne la priorité à la sécurisation du pays. Mais comment ? Un pouvoir pris par la force n’a pas de légitimité et ouvre la voie à d’autres coups de force.

Pourquoi faire confiance aux militaires, dont l’institution n’est pas exempte, loin de là, de corruption ? (Détournements d’armes et de ravitaillement.) La CEDEAO, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest, à laquelle appartient le Burkina Faso, entend défendre les processus constitutionnels légaux.

Elle a décidé des sanctions contre la Guinée et contre le Mali après la prise du pouvoir par les militaires. Elle a suspendu le Burkina Faso, mais n’a pas posé de sanctions supplémentaires attendant, dit-elle, un calendrier raisonnable pour un retour à l’ordre constitutionnel. Agenda que le nouveau pouvoir promet d’ici la fin du mois. La démocratie burkinabaise ne doit pas être enterrée trop vite.

2°) Quel est le rôle des acteurs extérieurs ? Sont-ils à même d’aider le Burkina Faso ?

Il est temps de parler de la France. Elle est peu présente au Burkina, où elle n’a que des forces spéciales qui sont basées à Ouaga. Mais elle est encore très présente au Sahel. Rappelons quelques jalons.

2013 : la France intervient à l’appel du Mali pour protéger Bamako d’une agression dhijadiste. C’est l’opération Serval.

2014 : la France décide de rester au Sahel et met en place l’opération Barkhane, qui va compter jusqu’à 5 000 hommes pour lutter contre les groupes terroristes islamistes. Elle agit en coopération avec les États de la région, ceux-ci se regroupent à l’instigation de la France dans le G5 Sahel qui inclut Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad. Les pays concernés entendent développer les coopérations militaires pour faire face au risque terroriste et lient étroitement développement et questions sécuritaires.

Néanmoins, si la France remporte indéniablement des succès, avec notamment l’élimination en 2020 de l’Émir d’AQMI, ou encore, à l’été 2021, du chef de l’État islamique dans le Grand Sahara tué par un drone français, la mort de hauts dirigeants islamistes est insuffisante pour enrayer la dynamique de progression.

Le sommet de Pau du G5 en 2020 décide de concentrer les efforts sur la zone des trois frontières, mais force est de constater qu’il n’y a pas de solution purement militaire et que les exactions djihadistes s’étendent.

Dans ce contexte, l’opinion publique de ces États manifeste de plus en plus des sentiments antifrançais

Cela a été constaté lorsqu’un convoi militaire français d’Abidjan à Gao en novembre 2021 fut arrêté au Burkina et surtout au Niger, où se produisit un accrochage entre civils et militaires français. Les manifestants africains rappellent à la France que la situation actuelle n’est qu’une conséquence de son intervention en Libye ou que, depuis huit ans qu’elle est déployée au Sahel, la situation ne fait qu’empirer.

C’est une critique aisée, dit le sociologue ivoirien Francis Akindès, qui permet de ne pas interroger la responsabilité d’États faibles, qui n’ont d’armée que le nom et sont la cible de désinformation russe. Sans doute, mais cela n’enlève rien au bilan très mitigé de ces interventions extérieures. La force des Nations unies pour le Mali, la MINUSMA, n’a pas eu plus de succès. En sept ans, plus de 150 Casques bleus ont été tués, en majorité des victimes africaines, trois fois plus que les soldats français tués lors de Barkhane.

Depuis l’été 2021, la France a décidé de se désengager progressivement. Les relations devenues exécrables avec le Mali ont accéléré les choses. Le jeudi 17 février dernier, Emmanuel Macron annonce la fin de l’opération Barkhane et le redéploiement de son action dans la région en coordination avec quelques pays comme le Niger, le Tchad, la Côte d’Ivoire et le Sénégal. La mission européenne Takuba, pensée pour prendre le relais des Français, à peine lancée, quitte également le Mali.

Au fond, qu’est venue faire la France au Sahel ?

Lutter contre un danger terroriste qui la menace ? Assez peu, tant ces mouvements s’ancrent davantage dans des problématiques locales. Empêcher le délitement de la région car la déliquescence des États se traduirait par de possibles vagues migratoires ? Peut-être. Affirmer son statut de puissance ? Sûrement, à la fois aux yeux de la communauté internationale pour mériter ce siège permanent au Conseil de sécurité et aux yeux de ses alliés africains. Mais Paris a compris les limites de la réponse sécuritaire. Elle privilégie aujourd’hui un engagement militaire le plus discret possible et souhaite mettre l’accent sur le soutien à l’action civile des États.

Que reste-t-il ?

Force est de constater la faiblesse des solutions panafricaines en dépit de structures anciennes comme la CEDEAO ou nouvelles comme le G5. L’Union africaine est très absente tant sur le plan sécuritaire (en dépit de formes de coopération avec le G5 Sahel et d’une mission de l’UA pour le Mali et le Sahel) que politique. Elle a adopté en 2012 une charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, et vient de condamner le putsch au Burkina Faso.

Mais les rêves panafricains vifs au moment de l’indépendance n’ont pas été concrétisés. La forme d’État né de la colonisation s’est avérée très résiliente et l’UA semble désespérante d’inutilité face à la situation du Sahel ou face aux putschs à répétition. Or, et c’est nouveau, la CEDEAO, Organisation régionale de l’Afrique de l’Ouest, a également perdu une partie de son influence et de sa crédibilité, même si elle n’a pas dit son dernier mot.

Il reste les Russes

Ils ne sont pas présents au Burkina Faso, mais entre 600 et 1 000 mercenaires russes du groupe Wagner seraient présents au Mali pour appuyer le pouvoir. Un proche de V. Poutine, Evgueni Prigojine, et très lié au groupe Wagner, s’est félicité du coup d’État à Ouagadougou saluant « une nouvelle ère de décolonisation ». Les choses sont claires, la Russie fait de l’entrisme en Afrique, elle entend saper ici l’influence occidentale et particulièrement française.

Ce n’est pas nouveau, elle est déjà en Centrafrique avec Wagner qui se rémunère par des contrats miniers. Poutine a organisé en 2019 le premier sommet Russie-Afrique. La Russie accueille des étudiants africains, utilise ses médias comme Russia Today ou l’agence de presse Sputnik pour sa propagande antioccidentale. Mais on ne voit pas en quoi ils apportent une solution aux questions sécuritaires et économiques.

3°) Le djihadisme peut-il être contenu par l’action de l’État burkinabé ?

Alors, quel avenir pour le Burkina Faso ? 

La sécurité est une priorité. L’armée aurait-elle plus de réussite sur le front du nord avec un pouvoir aux mains des militaires ? Peut-être, si les soldats ont des équipements, des armes et des munitions, des rations alimentaires, un encadrement crédible… Toutes choses qui ont souvent manqué. Mais le djihadisme ne sera combattu efficacement que si ses causes le sont.

C’est parce que l’État est absent que les groupes djihadistes se développent

C’est parce que les États n’ont pas réussi à construire un modèle de développement inclusif, adapté aux spécificités de leurs sociétés. Il faut rappeler que les défis sont colossaux. Le Burkina Faso est confronté au choc climatique, au choc démographique et aujourd’hui, au choc islamiste. C’est considérable. Or, la croissance n’a pas transformé les campagnes, qui subissent fortement les deux premiers chocs : l’impact climatique sur l’agriculture et la fécondité qui demeure forte en campagne, même si elle baisse en ville. Or, la baisse de la fécondité est une partie de la solution.

La question de l’État est centrale en Afrique. L’État burkinabé n’a pas démérité sur tout. Mais il faut que la gouvernance s’améliore et que l’État donne confiance. Prenons l’exemple de la justice. Le sentiment d’impunité nourrit le djihadisme. Un pôle antiterroriste a été créé pour juger les terroristes arrêtés, mais seuls quatre juges y sont affectés. L’État a construit un nouveau palais de justice, dans un bâtiment ultra-sécurisé, un tribunal de grande instance surnommé Ouaga II, dans lequel le premier procès s’est ouvert en 2021.

Mais les enquêtes sont difficiles, le pays manque de tout et il est très difficile d’aller enquêter sur le lieu des exactions, ou simplement de trouver des avocats pour la défense des prévenus, car l’opinion publique peine à comprendre qu’ils puissent être défendus. La justice à l’occidentale est trop lente, peu adaptée, d’autres formes sont possibles.

Y a-t-il une malédiction des États sahéliens ?

Sûrement pas, même si de lourdes incertitudes pèsent sur cette région qui est irrémédiablement vouée au chaos. On observe une extension aujourd’hui du danger islamiste en Afrique de l’Ouest. Le Bénin a connu son premier attentat en décembre 2021. Le 7 février dernier, sept hommes, dont un Français, ont été tués dans un parc naturel transfrontalier géré par le Bénin. Les zones frontalières sont des zones grises particulièrement menacées. Les régions nord du Togo, du Ghana, de la Côte d’Ivoire sont à leur tour visées, le chaos semble progresser. L’inquiétude est réelle.

L’évolution des cinq dernières années est réellement inquiétante

Mais putschs militaires et risques terroristes ne doivent pas masquer les efforts de certains gouvernements, de leur société civile, de leurs citoyens pour se donner un avenir. Des plans de prévention qui ciblent la jeunesse sont mis en place dans plusieurs pays. Ces États ont soixante ans, c’est si peu. S’il en était besoin, la CAN (Coupe d’Afrique des Nations en football) montre que la greffe de l’État et même de l’État-nation a pris en Afrique, mais les tensions identitaires et la méfiance entre les communautés augmentent avec le danger islamique.

La société civile agit

L’Afrique a des femmes et des hommes dans ces pays du Sahel qui par leur intégrité, leurs forces individuelles et collectives, leur sens de l’intérêt général peuvent faire bouger les lignes. Le Think Tank ou laboratoire d’idées WATHI, association citoyenne d’Afrique de l’Ouest, en témoigne. N’hésitez pas à aller voir son site ici.

La lutte contre le djihadisme passe par la lutte contre la pauvreté et les inégalités. L’Europe peut jouer un rôle qui n’est pas forcément sécuritaire. La Commission européenne l’a bien compris en voulant refonder les relations UE-Afrique et en promettant un large plan d’investissement. Il est temps en effet de voir l’Afrique autrement qu’au prisme des risques migratoires ou du danger terroriste. Cela fait aussi partie de la solution au problème.

Les aspects de la dimension de la question sahélienne devraient être plus clairs pour vous désormais. Si vous voulez en savoir plus, vous pouvez consulter la revue Jeune Afrique, le meilleur moyen de suivre l’actualité africaine.

Vous pouvez aussi lire Marc-Antoine Pérouse de Montclos qui a publié en 2021 L’Islam d’Afrique : au-delà du djihad (Vendémiaire éditions).