Ukraine

L’attaque russe contre l’Ukraine, débutée le 24 février 2022, bouleverse autant l’équilibre géopolitique que géoéconomique mondial. C’est également un puissant révélateur des rapports de force et des équilibres qui se dessinent dans ce monde du XXIᵉ siècle. Est-il possible de tirer quelques enseignements de ce qui se passe, à la fois sur l’utilité de la guerre et le concept de puissance ?

Que dit ce conflit des formes et de l’utilité de la guerre au XXIᵉ siècle ?

La guerre en Ukraine semble démontrer que la puissance militaire est d’un intérêt limité

Cela se sait depuis longtemps, les Américains en ont fait l’expérience au Viêtnam, en Irak au XXIᵉ siècle, et singulièrement en Afghanistan (qu’ils ont quitté cet été). Il pouvait sembler paradoxal que V. Poutine fasse confiance à la puissance militaire pour atteindre ses objectifs, même si – et c’est une différence notable avec les États-Unis – il ambitionne des gains territoriaux. Il a en effet une vision territoriale et même impériale de la puissance. La Crimée lui avait montré que c’est possible.

Certes Poutine a la suprématie aérienne, mais son armée est fidèle à ce qu’elle est sur le papier, avec le 1/12e du budget US, ses moyens sont limités et l’Ukraine est un gros morceau. Ce n’est pas l’impuissance de la puissance, ici, mais il est clair que le militaire ne conduit pas à une solution politique durable. Mais Poutine excelle dans l’art des conflits gelés, où une situation militaire acquise sans règlement politique perdure et finit par faire primer la loi du plus fort. C’est peut-être ce qu’il escompte en concentrant ses forces sur les territoires de l’Est et des rives de la mer Noire.

Pour écouter le podcast :

Tu peux retrouver ICI tous les épisodes de notre podcast La Pause géopolitique !

Une guerre hybride qui met au premier plan le rôle de l’information.

L’un des enseignements est la mise en valeur du concept de guerre hybride. Les guerres même en grande partie conventionnelles empruntent d’autres formes. Le recours à des mercenaires privés, la cyberguerre et… l’importance de la communication. C’est l’un des enseignements du conflit en cours.

L’information devient centrale. Pour gagner la guerre, il faut, comme l’expression à la mode le dit, gagner le narratif. 

Le narratif russe est connu

L’opération spéciale avait pour but d’éviter un génocide des populations russophones et de dénazifier le pays. Ensuite, d’autres raisons sont apparues. Les Russes ont prétendu être intervenus alors que les Ukrainiens se préparaient à acquérir la bombe nucléaire, puis qu’ils auraient découvert un réseau de trente laboratoires où sont menées des expériences biologiques sur des souches de maladies comme la peste, le choléra, l’anthrax… Enfin, ce narratif russe repose fondamentalement sur l’affirmation que la responsabilité du conflit incombe à l’OTAN et à ses provocations.

C’est une propagande permanente qui est faite par les médias russes. D’abord en Russie, où il est interdit de parler de guerre. Une peine de 15 ans de prison peut punir les auteurs diffuseurs d’informations mensongères sur l’armée.

Tout cela s’inscrit dans une guerre de l’information qui n’est pas nouvelle. Les médias russes Russia Today et Spoutnik en étaient le cheval de Troie dans l’Union européenne depuis quelques années. Le 2 mars, ils ont été interdits par l’Europe. Ces médias sont subtils. Depuis des années, ils amplifient tout ce qui ne fonctionne pas, tous les mouvements sociaux, ils alimentent toutes les théories du complot, ont recours à des trolls, des bots (faux comptes). Il s’agit toujours de stratégie pour affaiblir la démocratie, accentuer les divisions et augmenter le doute.

Mais l’Ukraine a de bons communicants et de bons informaticiens

Elle a gagné l’information chez elle, et en Occident, le discours de Poutine n’a pas pris. L’Occident s’est ressoudé comme jamais (même la Suisse et Monaco ont voté des sanctions).

L’enjeu porte aujourd’hui sur les crimes de guerre commis en Ukraine et que la Russie réfute. Le retrait des forces russes de certaines zones, notamment autour de Kiev, laisse des régions dévastées et des victimes civiles par centaines. La Cour pénale internationale est compétente pour juger les crimes commis en Ukraine, mais une comparution de Poutine est plus qu’hypothétique. La Russie n’est pas membre de la CPI.

Pour autant, cette guerre de l’information n’est pas close et elle se poursuit

Russia Today a annoncé son ambition de s’étendre désormais en Afrique de l’Ouest. Justement, au Mali, la Junte militaire au pouvoir a annoncé qu’elle suspendait la diffusion de France 24 et de Radio France International à la mi-mars, des médias francophones très suivis en Afrique subsaharienne. La raison : ces médias auraient diffusé de fausses informations faisant état d’exactions commises par les forces armées maliennes contre des civils.

Quelles sont les conséquences du conflit  sur un plan énergétique?

Elles semblent considérables sur le plan énergétique. C’est ce dont on parle le plus, est-ce un nouveau choc pétrolier ? Oui, indubitablement. Deux remarques à ce sujet.

À court terme, c’est un choc pétrolier. Même si à 105 dollars le baril, les sommets atteints en 2008 ne sont pas égalés, mais plus généralement, c’est un choc énergétique aux conséquences économiques néfastes. Une nouvelle stagflation ? Mais le fait marquant est davantage l’accent mis sur l’importance de la sécurité énergétique. Certes, la question n’est pas nouvelle, ni pour les États-Unis, heureux de leur sécurité retrouvée, ni pour la Chine.

Mais le réveil est brutal pour l’Europe. Plus de 45 % du gaz importé en UE est Russe. Si en France, le gaz ne répond qu’à 16 % des besoins énergétiques et ne provient qu’à 20 % de Russie, en Allemagne, c’est ¼ de l’énergie consommée, et ce gaz à 55 % vient de Russie. Choc pétrolier donc, mais moins important en proportion sans doute qu’en 1973, et dont la durée est difficile à estimer. Le retour de producteurs comme l’Iran ou l’accélération de la transition énergétique peuvent changer la donne.

La transition énergétique sera-t-elle accélérée ou ralentie par le conflit ?

Elle est indispensable pour la lutte contre le réchauffement climatique. La dépendance aux hydrocarbures est une dépendance stratégique pour les pays européens comme pour le Japon. Tout cela plaide pour accélérer le Green Deal en Europe, pour le développement des énergies renouvelables, voire du nucléaire, selon les opinions des uns et des autres. Mais dans le même temps, l’urgence à moins dépendre de la Russie et les tensions du marché peuvent conduire à revenir à des centrales à charbon ou à développer les importations de GNL des États-Unis, produit à partir de gaz de schiste.

Le Royaume-Uni, par exemple, a annoncé qu’il voulait augmenter la capacité nucléaire civile du pays, mais relancer aussi l’exploitation de champs gaziers et pétroliers en mer du Nord. Le contexte économique va peser. La transition énergétique est coûteuse et les États sont confrontés à des choix douloureux. L’inquiétude est là quand on constate le peu d’écho des questions climatiques en ce moment.

La sécurité alimentaire mondiale est menacée.

Si les prix de l’énergie ont immédiatement connu une hausse très forte, une flambée des prix agricoles est annoncée, la sécurité alimentaire mondiale serait même menacée selon certains journaux.

L’affaire est encore plus grave que la question énergétique. La guerre en Ukraine menace la sécurité alimentaire mondiale, dans un contexte où les prix étaient déjà structurellement élevés. Juste avant le déclenchement de la guerre, les prix avaient dépassé les sommets atteints en 2008/2009, selon l’indice réel de prix des produits alimentaires publiés par la FAO. La pandémie n’a pas diminué la demande. Or, les récoltes ont été médiocres en Amérique latine et la demande de grains exceptionnelle en Chine avec la reconstitution du cheptel porcin.

Dans ce contexte tendu, au cours des 30 dernières années, la région de la mer Noire est devenue un important fournisseur de céréales et d’oléagineux. L’équilibre du marché mondial est affecté pour trois produits clés : le blé, le maïs et le tournesol. La Russie fournit environ 20 % des exportations mondiales de blé et l’Ukraine 10 à 11 % (moyenne 2018-2021). L’Ukraine seule assure 15 % des exportations mondiales de maïs et ½ des exportations mondiales d’huile de tournesol. Si Poutine avait pu prendre le contrôle total de l’Ukraine, la Russie aurait contrôlé 1/3 du marché mondial du blé, 75 % de celui du tournesol et plus de la moitié du marché des engrais (azotés et potassiques). Un vrai food power !

Alors, quelles sont les régions dépendantes pour leur sécurité alimentaire de la Russie et l’Ukraine ? Autrement dit, qui va souffrir de ces conséquences alimentaires ?

L’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, qui sont les régions les plus dépendantes au monde en matière alimentaire, importent plus de la ½ de leurs besoins en céréales de l’Ukraine et de la Russie.

Si la guerre dure, la situation va devenir insupportable. Pour plusieurs raisons.

  • Pas d’exportations des stocks existants en Russie et en Ukraine. Les exportations vont être rendues plus difficiles par la guerre (infrastructures de transport, port d’Odessa et autres…). Les expéditions ukrainiennes qui se font par les ports de la mer Noire ont été presque entièrement stoppées depuis le début du conflit, même les exportations russes ont été en partie interrompues.
  • Difficulté de stockage de la récolte à venir. Si les silos ne se vident pas, il y aura des problèmes de stockage pour la récolte à venir.
  • Prochaines récoltes ukrainiennes rendues impossibles. Les semis d’orge se font en mars, le maïs à partir d’avril. Bref, la guerre va rendre impossible la production agricole en Ukraine, dont la production va brutalement chuter.

Le conflit a déclenché une spirale de hausses des coûts de production agricole

Les engrais et l’énergie sont plus chers. Les pays comme la Russie et la Biélorussie sont, eux, des grands producteurs et exportateurs d’engrais azotés et de potasse. Ainsi, l’UE dépend pour plus de la moitié de ses importations de potasse de ces deux pays. Le marché des engrais va connaître des prix record, et cela va renchérir le prix des denrées agricoles. Le risque est que les PVD vont limiter leurs importations d’engrais, d’où de mauvaises récoltes locales à un moment où les prix mondiaux vont atteindre des records.

Tout ceci va contribuer à une spirale inflationniste, surtout dans les PVD où l’alimentation est de loin le premier poste de dépense des familles. Enfin, il faut éviter que les tensions énergétiques ne conduisent certains États producteurs agricoles à augmenter la part des biocarburants, au détriment de leurs exportations agricoles. Les risques sont grands, alors que l’ONG Oxfam a alerté en mars sur les risques de famine en Afrique de l’Est pour près de 30 millions de personnes, s’il ne pleuvait pas significativement pendant ce mois.

Les Occidentaux ont massivement choisi des sanctions financières : le système financier international s’en trouve-t-il bouleversé ?

Les Occidentaux ont débranché de grandes banques russes (pas toutes) du système de messagerie interbancaire SWIFT, système de paiement international par transfert financier grâce aux identifiants IBAN. C’est un coup rude, mais pas décisif. Il gêne considérablement les échanges extérieurs de la Russie, mais non ses transactions intérieures.

De plus, la Chine a développé une messagerie internationale alternative qui pourrait être utilisée pour certains paiements. Poutine a cependant exigé le paiement du gaz en roubles, ce qui est tout à fait contraire aux contrats signés qui prévoient un paiement en euros, parfois en dollars. Il s’agit d’un bras de fer, mais aussi d’un bluff qu’il lance avec l’UE, tout en sachant qu’au fond, il n’a pas les moyens de se passer de la manne que représentent les paiements européens. Au cours du premier mois de guerre, c’est 12 milliards d’euros que l’UE aurait payés à la Russie pour les seules importations de gaz.

En termes de sanctions, le gel des réserves de la Banque centrale de Russie auprès d’autres banques centrales fut une mesure bien plus puissante, exposant la Russie au risque de défaut de paiements.

À long terme, le conflit pourrait accélérer la tendance des émergents à s’émanciper du système financier international encore dominé par le dollar et les Occidentaux. Cette dédollarisation de l’économie prendra du temps et la Chine escompte bien en être la puissance gagnante. Mais pour l’instant, le yuan ne constitue que 3 % des réserves de change, contre 59 % pour le dollar et 20 % pour l’euro.

Si ces changements ne sont pas pour demain, l’inflation, elle, est déjà là

Le retour de l’inflation peut être davantage un événement important du paysage financier. Sous la pression des tarifs de l’énergie et de la guerre, l’inflation est désormais en France en rythme annuel de 4,5 %, aux États-Unis de 7,5 %, un chiffre qui sera proche de celui de la zone euro. Même le Japon, qui frôle en permanence la déflation depuis trois décennies, connaît un peu d’inflation.

Faut-il la redouter ? Oui, car cette inflation s’accompagne de stagnation et elle mine le pouvoir d’achat. L’activité va être ralentie. La demande diminuant, des pénuries ralentissant la production, les profits des entreprises et l’investissement sont orientés à la baisse, le chômage et le déficit budgétaire à la hausse. Mais il faut raison garder. D’une part, le choc énergétique a une ampleur contenue, et d’autre part, les taux d’intérêt ne progressent pas très vite, même si la FED vient de les relever de 0,25 % (vers des taux à 2,5 % en 2023 ?). Autrement dit, les taux d’intérêt étant désormais inférieurs à l’inflation, de nouvelles marges de manœuvre sont apparues et les dettes seront plus faciles à rembourser, d’où un recours accru à l’endettement… ? Possible.

Les enseignements géopolitiques : le jour de l’Europe est-il arrivé ?

On connaît la phrase de Jean Monnet : « L’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises. » Elle est tout à fait d’actualité. L’Europe, au fil des crises qu’elle a affrontées depuis 20 ans, a gagné en réactivité. Au lieu de sombrer, elle s’affirme. L’économiste Elie Cohen sur le site Telos parle de naissance d’une puissance. L’historien Sylvain Kahn, professeur à Sciences Po, affirme que l’Europe s’éveille à la souveraineté et que le sommet européen des 24 et 25 mars fera date à cet égard. Tant sur les questions de numérique, d’énergie, de souveraineté alimentaire et de défense, l’Europe cherche à progresser dans sa capacité à ne dépendre que d’elle-même et d’être indépendante.

L’Union européenne a été unanime dans son attitude envers la Russie. Le 8 avril, V. Orban vient de se faire réélire très largement en promettant la paix pour la Hongrie et en refusant de trancher dans le conflit Russie/Ukraine. Mais il est très isolé en Europe et le front qu’il constituait jusqu’à présent avec la Pologne se fissure, car celle-ci est au contraire l’un des pays les plus hostiles à la Russie. Comme il a besoin des subsides européens, on peut penser qu’il ne rompra pas rapidement cette unanimité. Mais les différends Pologne/Hongrie et Union européenne ne sont pas enterrés, loin de là.

L’Union européenne a fait preuve d’une réaction rapide et à la hauteur

Sanctions financières contre la Russie, fermeture de son espace aérien aux avions russes, objectif posé de ne plus dépendre des hydrocarbures russes à partir de 2027, volonté d’augmenter l’autonomie stratégique de l’Union en suivant les recommandations du Haut représentant pour les Affaires étrangères, Joseph Borell, qui, dans la boussole stratégique de l’Union européenne, recommande notamment de doter l’UE d’une force d’intervention rapide permanente de 5 000 hommes.

Pour la première fois, l’UE finance l’achat et la livraison d’armes à destination d’un pays attaqué, ici l’Ukraine, et ce, à hauteur d’un milliard d’euros.

Le phénomène le plus spectaculaire en Europe n’est-il pas la vague migratoire des réfugiés ukrainiens ?

Certainement. Début avril, le conflit a déjà contraint plus de 4,1 millions d’Ukrainiens à fuir leur pays, selon l’ONU. Au total, plus de dix millions de personnes, soit plus d’un quart de la population, ont dû quitter leur foyer, soit en traversant la frontière pour se réfugier dans les pays limitrophes, soit en trouvant refuge ailleurs en Ukraine. C’est la plus importante vague de migration que l’Europe a connue depuis la Seconde Guerre mondiale.

La spécificité est que ce sont pour la très grande majorité des femmes et des enfants. Deux millions sont accueillis en Pologne, tandis que la Grande-Bretagne hors UE est montrée du doigt pour sa lenteur à distribuer les visas qu’elle exige. Les Ukrainiens dans l’UE disposent depuis le 3 mars du mécanisme de protection temporaire des réfugiés. Ce dernier fixe un cadre européen et permet une intégration plus rapide des réfugiés (accès à l’éducation, à la santé, au travail) sans passer par la demande d’asile classique. Ce mécanisme n’avait jamais été activé et avait pourtant été créé il y a 20 ans. Là encore, l’Europe innove.

Finalement, Poutine semble prêt à envisager dans le règlement du conflit l’intégration de l’Ukraine dans l’Union européenne. Ce n’est pas négligeable, même si les Européens ne sont pas encore prêts à les intégrer. L’Union européenne est renforcée.

Plus largement, comment va le camp occidental ?

On hésite entre le constat d’un repli américain dans une nouvelle guerre froide et l’impression d’un camp occidental plus fort. Qu’en est-il vraiment ?

La situation est paradoxale

D’une part, la crise actuelle a révélé la faillite de l’alliance militaire occidentale. Elle a été présentée comme un des facteurs du conflit par les Russes mais aussi les Chinois, et second point, elle fut impuissante face à l’agression dont est l’objet l’Ukraine, pays souverain qui aspire à rejoindre ses rangs.

Mais d’autre part, on peut considérer que V. Poutine a revigoré l’OTAN, lui donnant une nouvelle raison d’être. Des pays neutres comme la Suède (qui a déjà un partenariat avec elle) et la Finlande (dont le statut de neutralité était favorable à l’URSS) regardent vers elle. Les Finlandais pour la première fois sont majoritairement favorables à l’entrée de leur pays dans l’OTAN.

Au fond, l’OTAN a-t-elle une part de responsabilité dans le conflit ?

Non, si l’on considère qu’elle n’a constitué aucune menace ou danger direct pour la Russie. Si l’OTAN avait reconnu en 2008 que l’Ukraine avait vocation à la rejoindre, les choses étaient cependant complètement bloquées depuis cette date. Les troupes de l’OTAN étaient peu présentes dans les pays d’Europe orientale. La Russie n’était pas en danger.

Oui, si l’on considère le passif de l’organisation. La guerre du Kosovo en 1999 a laissé des traces. L’OTAN est venue défendre des populations, a bombardé la Serbie (alliée russe) et, en dépit de la résolution 1244 du Conseil de sécurité de l’ONU, qui reconnaissait l’intégrité territoriale de la Serbie, a soutenu l’indépendance du Kosovo (État non reconnu à l’ONU). L’OTAN, par le passé, a mené une politique basée sur l’usage de la force. Elle n’est pas exempte de tout reproche… mais n’est pas pour autant responsable du conflit présent.

L’alliance États-Unis/Europe est-elle renforcée ?

Plutôt oui. Le lien transatlantique s’est trouvé réaffirmé, mais les nuances subsistent. 100 000 soldats américains sont prépositionnés en Europe. Joe Biden est allé en Pologne, pays de la ligne de front. Il a réaffirmé l’obligation sacrée de solidarité entre les membres de l’Alliance en vertu de l’article de l’OTAN, mais il a perturbé ce message fort en affirmant : « Pour l’amour de Dieu, cet homme (Poutine) ne peut pas rester au pouvoir. »

Ce qui a été perçu comme un ingérence dans les affaires de la Russie en souhaitant un changement de régime, et alimentant la rhétorique paranoïaque du Kremlin qui n’en a pas besoin. En jouant à fond la carte de la guerre froide avec la Russie, il froisse les Européens, dont l’objectif est clairement le cessez-le-feu en Ukraine.

Hors Occident : les cartes géopolitiques mondiales sont-elles vraiment rebattues ?

La guerre fait-elle naître un nouvel ordre géopolitique mondial ?

Le 2 mars à l’ONU, l’AG a adopté une résolution déplorant l’agression commise par la Russie contre l’Ukraine et exigeant que la Russie retire ses forces du territoire ukrainien. Certes, le texte a été adopté par 141 voix contre 5 (Russie, Syrie, Biélorussie, Érythrée et Corée du Nord). 35 États se sont abstenus.

Le 24 mars, une nouvelle résolution était adoptée par 140 voix. Au-delà de ces chiffres, encourageants pour le camp occidental, ce qui frappe, ce sont les abstentions d’États majeurs comme la Chine et l’Inde, et également que des États, tout en condamnant l’agression russe, n’ont pas décidé de sanctions contre ce pays. Ce qui dessine un partage du monde qui nuance cet isolement de la Russie.

La Russie conserve une sympathie naturelle ou intéressée auprès de nombreux pays

Cela est très significatif. Voici l’exemple du Mexique : le pays a condamné l’invasion russe, mais refuse de sanctionner Moscou au grand dam des Américains. Les députés du parti du président Manuel Lopez Obrador (AMLO) viennent même de constituer un groupe d’amitié Mexique-Russie au Congrès. Dans ces conditions, la propagande russe se diffuse dans le pays, affirmant que la Russie n’a pas commencé la guerre mais la termine.

Pour des tas de bonnes raisons, de nombreux pays ne veulent pas se fâcher avec la Russie. Les pays de l’OPEP, qui ont besoin de l’entente dans le groupe de producteurs OPEP+ ou de son rôle au Moyen-Orient, des pays d’Afrique, car le continent importe 1/3 des céréales consommés, l’Égypte, la moitié du blé consommé. La dépendance vis-à-vis de la Russie est grande.

Il y a également la prise en compte par les États d’une opinion publique au sein de laquelle le sentiment anti-occidental et anti-français en Afrique progresse régulièrement. Et pour beaucoup, la volonté de non-alignement d’États pour lesquels il s’agit d’un conflit européen qui ne les concerne pas directement.

La désoccidentalisation du monde s’accélère donc. Pékin et Moscou se rejoignent sur un ressentiment viscéral envers les États-Unis et l’Occident. Poutine mène une guerre civilisationnelle contre la modernité occidentale, et Xi Jinping a comme priorité l’affaiblissement d’un ordre international qu’il pense beaucoup trop dominé par les États-Unis. Leur discours est que les États-Unis ont une grande part de responsabilité dans le chaos du monde. Dans ces conditions, l’amitié sino-russe ne se dément pas.

La fracture entre l’Occident et le reste du monde est bien là.

La comparaison Russie/Ukraine et Chine/Taïwan est souvent mise en avant. Les cartes sont-elles rebattues en Asie ?

Fondamentalement, non

La Chine tire les enseignements de la crise actuelle. Elle doit renforcer encore et toujours son indépendance énergétique, alimentaire et technologique pour ne pas dépendre des Occidentaux, surtout si elle veut, un jour lointain, récupérer Taïwan. La Chine n’a pas d’alliés à proprement parler, mais elle tient à son partenariat stratégique avec la Russie.

La Russie tient à se penser comme une puissance eurasiatique et entend se tourner de plus en plus vers l’Asie, même si sa population vit en Europe. Actuellement, la Chine doit jouer une partition subtile. Les contraintes de l’économie mondialisée sur laquelle elle a bâti sa prospérité l’obligent à un soutien mesuré à la Russie. Elle ne souhaite pas non plus que son modèle autoritaire et son capitalisme particulier n’apparaissent de façon aussi défavorable que celui de la Russie.

Enfin, elle ne veut pas subir de nouvelles sanctions américaines. La guerre en Ukraine est globalement une sale affaire pour l’économie chinoise, déjà aux prises avec les difficultés de sa stratégie zéro Covid et dont les perspectives de croissance diminuent. Elle espère réaliser 5,5 % de croissance en 2022, ce qui sera sa croissance la plus faible depuis le début des années 1990.

Il ne faut pas se méprendre. Le partenariat Russie-Chine est un partenariat de circonstance, dans lequel au bout du compte, c’est la Chine qui l’emportera. L’affrontement Russie/États-Unis est aussi vu par elle comme un conflit entre les deux anciennes grandes puissances, aujourd’hui déclinantes, pendant qu’elle continue de construire ses capacités.

La Corée du Nord a soutenu la Russie à l’ONU, pourquoi ?

La Corée du Nord, qui soutient la Russie, peut espérer peut-être que la Russie mettra son veto désormais à toute nouvelle sanction du Conseil de sécurité, ce qui lui donne une marge de manœuvre accrue. Elle a procédé à un nouveau tir de missile le 24 mars, un monstre qui aurait une portée de 15 000 km.

Au sud, le 9 mars, c’est le candidat de droite, Yoon Seok-youl, qui a remporté les élections présidentielles en Corée du Sud. Son positionnement est plus intransigeant que celui de son prédécesseur, qui avait recherché l’apaisement avec la Corée du Nord. Un regain de tensions dans la péninsule est donc à redouter, d’autant que Kim Jong-un célèbre en 2022 les 10 ans de son accession au pouvoir.

L’exemple du Moyen-Orient : autre point chaud de la planète, rien de nouveau sur ce front- là ?

Le plus spectaculaire réside dans les recompositions en cours autour d’Israël. Un premier sommet trilatéral, Israël, Égypte et Émirats arabes unis, s’est tenu le 21 mars en Égypte. Quelques jours plus tard et pour la première fois, Israël a accueilli quatre membres de la Ligue arabe simultanément. Les Émirats arabes unis, le Maroc, Bahreïn, l’Égypte étaient présents aux côtés des ministres des Affaires étrangères israélien et américain pour une réunion le 27 mars.

Le gouvernement israélien est fragile (il a perdu sa majorité à la Knesset le 7 avril), mais il est sorti de son isolement au Moyen-Orient. Il surveille en le désapprouvant le renouvellement de l’accord sur le nucléaire iranien. Le JCPoA, signé en 2015, puis dénoncé par Trump en 2018, a été renégocié. Il est finalisé, il ne manque plus que la signature russe pour qu’il soit entériné, mais la guerre présente retarde cette conclusion.

Est-ce à dire que les pays arabes ont abandonné la cause palestinienne ?

C’est une tendance qui n’est pas nouvelle. Les Palestiniens sont les grands oubliés de ces sommets, la normalisation croissante des relations entre Israël et les pays arabes les laisse à l’arrière-plan. La colonisation continue en Cisjordanie, comme à Jérusalem-Est.

Dans le même temps et alors que le ramadan a débuté le 2 avril, Israël a subi des attentats attribués au groupe État islamique, dont les responsables tués sont des Arabes israéliens qui ont revendiqué leur lien avec Daech. La tension est donc forte et Israël pourrait étendre aux citoyens arabes israéliens le régime de détention administratif sans chef d’accusation. Ce qui se pratique déjà en Cisjordanie soumise à un régime militaire.

Une fracture se dessine au Moyen-Orient

Ce qui se dessine au Moyen-Orient, c’est une fracture durable entre l’Iran et ses alliés d’une part et ses adversaires structurels autour de l’Arabie saoudite et d’Israël d’autre part. C’est aussi une diminution de l’influence américaine. La désoccidentalisation du monde est bien à l’œuvre. Les Émirats, comme l’Arabie saoudite, ont refusé d’augmenter leur production pétrolière pour contenir l’envol du prix des hydrocarbures. Les Émirats ont reçu Bachar el-Assad. Ce dernier a fait sa première visite dans un pays arabe depuis 2011 aux Émirats le 20 mars dernier, au grand déplaisir des États-Unis.

Enfin, les talibans en Afghanistan confirment les craintes possibles. Ils viennent de fermer toutes les écoles pour filles à partir du niveau collège, alors que la rentrée devait se faire pour elles à la mi-mars. Les droits des filles et des femmes sont bafoués. Les talibans qui, pendant leur premier passage au pouvoir (1996-2001), avaient interdit la scolarité des filles de plus de huit ans n’ont pas changé.

Dans ce contexte lourd qui focalise l’attention sur les risques géopolitiques, le dernier rapport du GIEC n’a pas eu l’audience qu’il méritait.

La lutte contre le réchauffement climatique est une victime collatérale de la crise. Le GIEC a publié son rapport fin février 2022, dans une grande indifférence alors que le monde avait les yeux rivés sur l’Ukraine. Ce dernier montre qu’avec l’accélération du réchauffement, les effets sur la population et les écosystèmes devenaient irréversibles et toujours plus ravageurs.

Le dernier opus de ce rapport du GIEC est sorti le 4 avril 2022. Il explique que la fenêtre pour éviter les pires effets de la crise climatique est de plus en plus étroite. Le pic des émissions doit être atteint au plus tard en 2025 pour garantir un avenir vivable. Il détaille les solutions à mettre en œuvre. Il n’y a pas de remède miracle, mais l’arme du crime est connue : les énergies fossiles. Il évoque donc la question sensible de la sortie des énergies fossiles, le rôle des technologies, la question de l’équité. Dans le même temps et sur le front du climat, les mauvaises nouvelles s’accumulent.

L’Antarctique a été touché par une vague de chaleur exceptionnelle, des températures jusqu’à 40 °C supérieures aux normales de saison ont été enregistrées vers la mi-mars (alors qu’il faisait −50 °C normalement, des −10 °C ont été relevés). C’est absolument sidérant. C’est un événement totalement inédit qui amène à réviser ce que les scientifiques pensaient possible de l’évolution du climat antarctique.

Au même moment, l’Arctique au pôle nord a également connu des records de chaleur, avec des températures supérieures de 30 °C aux moyennes. Dans ces conditions, la banquise de l’Antarctique a atteint la plus petite superficie enregistrée depuis l’existence de relevés en 1979. Or, la fonte de la banquise accentue le réchauffement (par diminution de la réflexion, effet d’albédo).

Finalement, c’est l’ensemble de la planète qui souffre du conflit déclenché par V. Poutine

Et les victimes sont nombreuses… La guerre en Ukraine change-t-elle le monde ? 

Oui, la guerre en Ukraine change le monde

Avec la flambée des prix des matières premières, la guerre en Ukraine va ralentir la reprise mondiale, miner le pouvoir d’achat de milliards d’individus. Le multilatéralisme est mis à mal et les coopérations internationales souffrent. Par exemple, dans le secteur spatial, la mission ExoMars menée entre Russes et Européens est suspendue après l’arrêt de la coopération avec la Russie. Après la crise liée à la pandémie et les douloureuses années 2020 et 2021, cette guerre est une épreuve supplémentaire pour le monde.

Comme d’habitude, les plus pauvres seront les moins bien armés

Le continent africain paie déjà le prix du conflit avec l’Ukraine. Avant la guerre, les prévisions du FMI pour 2022 étaient une croissance mondiale de près de 5 %, avec 4,5 % pour les pays avancés, 5,5 % pour la Chine, 8,5 % pour l’Inde, mais seulement 3 % en Amérique latine et 3,8 % en Afrique subsaharienne. L’Afrique était déjà à la traîne. C’est donc dans un contexte déjà difficile qu’elle doit affronter la flambée des cours énergétiques, agricoles et des engrais par exemple. Même dotés d’atouts, de nombreux pays sont en grande difficulté, comme le Nigeria ou le Kenya, confrontés à une sécheresse.

Il peut être étonnant de voir le Nigeria en si grande difficulté, alors que la hausse du prix du pétrole devrait le soutenir. Il est tout de même le premier producteur de pétrole brut du continent. Mais le pays importe la quasi-totalité de sa consommation, car aucune de ses quatre raffineries n’est opérationnelle. Le résultat, c’est une flambée des cours, des pénuries chroniques et croissantes d’énergie, et un manque d’électricité qui entrave l’activité économique (car des générateurs à essence sont indispensables pour pallier les coupures permanentes du réseau). Le pays est loin de l’autosuffisance alimentaire (98 % de son blé est importé). L’inflation s’envole, la délinquance aussi (les bandits attaquent les trains et assassinent leurs voyageurs).

Mais il ne faut pas oublier les premières victimes : les Ukrainiens. Des milliers de civils et de militaires sont tués, les Russes laissent des terres ravagées, les destructions d’infrastructures auraient déjà coûté 100 milliards de dollars. La moitié des entreprises sont fermées et le conflit n’est pas fini. Or, la pauvreté pourrait concerner neuf Ukrainiens sur dix si le conflit dure un an, selon le PNUD. C’est aussi lorsque la paix reviendra que l’Ukraine aura besoin de nous.