L’idée d’attribuer des points bonus aux boursiers avait fait surface à la fin de l’année dernière, sous l’impulsion des meilleures Grandes Écoles françaises (HEC Paris, ESSEC BS, ESCP BS, Polytechnique, ainsi que les quatre ENS). Ces dernières avaient été enjointes par la ministre de l’Enseignement Supérieur, Frédérique Vidal, de remettre chacune un rapport sur l’égalité des chances. Il était ressorti de ces travaux cette conclusion aussi révolutionnaire que saugrenue pour un concours méritocratique.

Un temps balayé par l’actualité sanitaire, voilà que cette recette miracle revient sur le devant de la scène à la faveur d’un rapport du comité stratégique « Diversité sociale et territoriale dans l’enseignement supérieur » rédigé sous la houlette de Martin Hirsch.

Le Directeur de l’assistance publique qui, bien que hautement diplômé, n’est pas passé par la classe préparatoire, se réapproprie cette préconisation, tout en la précisant quelque peu. D’une part, Martin Hirsch souhaite que cette bonification soit étendue aux étudiants dont les parents ne seraient eux-mêmes pas diplômés des Grandes Ecoles auxquelles leur progéniture aspire. D’autre part, les points bonus pourraient être attribués non plus seulement de manière individuelle, mais bien collectivement, à l’échelle d’une classe ou d’un établissement, dès lors qu’ils comptent en leur sein un nombre de boursiers supérieur à la moyenne nationale.

L’objectif de ces mesures potentielles sont claires : ouvrir à un public plus divers socialement l’accès aux plus Grandes Écoles, aujourd’hui trusté par un petit nombre de classes préparatoires presque toutes situées à Paris ou aux alentours. En somme, l’attribution de points bonus permettraient d’intégrer davantage de boursiers dans les cohortes des établissements les plus prestigieux et, également, de revitaliser les petites prépas “en région” qui peinent parfois à remplir leurs classes.

Si l’intention est louable et le constat avisé, cette idée traduit à elle seule l’aveu d’impuissance de l’État et des garants de nos Grandes Écoles face à un problème structurel qu’aucune mesure cosmétique ne saura résoudre.

La prépa est un véritable ascenseur social

Rappelons d’abord une réalité élémentaire : en l’état, les classes préparatoires économiques et commerciales (CPGE), toute filière confondue, sont d’ores et déjà des vecteurs d’ouverture sociale majeurs. C’est aujourd’hui le seul cursus d’excellence en France 100% gratuit et tout à fait méritocratique. Sans nier certains biais qui expliquent aujourd’hui la surreprésentation des “bien-nés”, elle met a priori tous les étudiants sur la même ligne de départ.

Par ailleurs, si on se focalise sur la prépa économique et commerciale, le nombre de places à pourvoir est chaque année supérieure au nombre de candidats : chaque étudiant qui arrive au terme de sa prépa pourra donc intégrer une Grande École de management, toutes membres de la Conférence des Grandes Écoles (CGE) qui garantit la qualité de ces établissements et une insertion professionnelle efficace. C’est ainsi que 97% des étudiants qui s’engagent en classe préparatoire sont in fine diplômés d’un master d’une de ces Grandes Écoles (d’après la CGE).

Un plafond de verre sous les meilleures écoles

Il est en revanche frappant de constater que la proportion de boursiers décroit fortement à mesure que l’on s’approche des écoles les plus sélectives. 11% à Polytechnique, 18% dans les ENS ou à HEC… contre 38% à l’échelle nationale. Le nombre de “faux-boursiers” dont les parents sont divorcés ou déclarent leurs revenus à l’étranger étant par ailleurs très élevé, on peut même affirmer que ces chiffres peu flatteurs sont encore en-dessous de la vérité.

Les raisons de ce décrochage sont aisément identifiables : la préparation à ces top écoles est assez spécifique, tant à l’écrit qu’à l’oral. De ce fait, les classes où la quasi-totalité des effectifs aspirent à entrer dans ces écoles partent avec un avantage certain, là où les professeurs qui officient dans des classes plus hétérogènes ne peuvent se focaliser sur ces seules épreuves.

Il y a aussi quelques facteurs plus pernicieux à prendre en ligne de compte : pour la prépa économique et commerciale, il existe une asymétrie d’information, pour ne pas dire une omerta, qui joue clairement en faveur des prépas les plus en vue. La BCE a d’ailleurs adopté cette année une charte pour garantir davantage de transparence autour du concours. Révélée par Major-Prépa cet été, l’affaire des étudiants de confession juive qui avaient passé deux épreuves en décalé sans que personne n’en soit informé avait un peu plus jeté le doute sur les pratiques en cours.

En matière d’inégalités de chance entre les prépas, les oraux de HEC constituent sans doute l’exemple le plus probant : la proportion de boursiers (et de fille !!) fond comme neige au soleil entre les résultats d’admissibilité et d’admission. Certes, l’oral est aussi par essence un exercice plus discriminant que l’écrit. Un seul exemple : tandis que les sujets de culture générale portent à l’écrit sur un thème étudié tout au long de l’année, les sujets de “CSH” à l’oral nécessitent de mobiliser une culture générale acquise tout au long de la vie. À ce titre, le milieu culturel d’origine est naturellement déterminant.

Enfin, la cause majeure de ce delta entre la proportion de boursier en prépa (environ 30%) et dans les meilleures écoles demeure inchangé depuis des décennies. Bourdieu et ses théories n’ont pas pris une ride depuis les années 1960. Censure sociale et bain culturel creusent les inégalités de chances entre les fils de cols blancs et de cols bleus dès les premières années. La prépa puis la Grande École sont moins l’origine que la résultante de ce phénomène sociologique bien connu.

Pourquoi attribuer des points bonus aux boursiers est une lourde erreur ?

Bien que séduisant sur le papier, cette correction artificielle des chances d’intégration des étudiants se heurtent à la réalité du terrain. D’abord, faut-il le rappeler, attribuer des points bonus à un groupe d’étudiants va à l’encontre même du principe de méritocratie, vertu cardinale de la classe prépa. Certes, en filière scientifique, les 3/2 sont avantagés par rapport au 5/2, mais ce distinguo repose sur un critère objectif et directement lié au concours lui-même (à savoir le nombre de tentatives de l’étudiant considéré).

Par ailleurs, de manière très pragmatique, il est extrêmement aisé de se faire passer pour un faux boursier. Nul doute que les étudiants les plus “motivés” déploieront mille et un stratagèmes pour se doter de ce statut. Pour s’en convaincre, il suffit de voir tous les efforts consentis par certaines prépas privées hors-contrat pour faire passer leurs étudiants de la filière ECS ou ECE à ECT (qui est soit dit en passant la filière la plus ouverte socialement) afin de maximiser leurs chances… jusqu’à passer le bac T, désormais requis, entre la première et seconde année de prépa !

En outre, les étudiants issus d’un milieu modeste admis dans ces écoles seraient bien évidemment stigmatisés : leur réussite deviendrait douteuse, presque suspecte. Quand on connait les difficultés que rencontrent certains de ces étudiants à s’acclimater à l’environnement des très grandes écoles, on peut imaginer aisément ce que cela donnerait si on leur attribuait ne serait-ce qu’un centième de point supplémentaire.

Enfin et surtout, équilibrer artificiellement le nombre de boursiers et de non boursiers ne règlera aucunement le problème de fond, d’autant que cela ne fera que ponctionner le vivier de boursiers des écoles du top 10 au profit de celles du top 3.

Souvent érigée en bouc émissaire, la prépa permet aux étudiants boursiers d’atteindre le niveau requis dès lors qu’ils ont fait montre de leurs capacités dans le secondaire. C’est évidemment en amont qu’il faut agir, par la promotion plus systématique de la classe préparatoire afin de la démythifier auprès de ce public de non-initiés. De même, la mise en place de cours supplémentaire d’acclimatation entre le lycée et la prépa afin de réduire le hiatus entre les grands lycées (dont l’obtention du bac est un non-sujet) et les autres, comme cela se fait de plus en plus pour la filière scientifique, participerait bien davantage à une ouverture sociale réelle et pérenne. La piètre performance des élèves français en CM1 et en quatrième en mathématiques dans le cadre de l’étude TIMSS traduit assez bien la fracture éducative qui s’accentue dans notre pays et que l’on reproche, à tort, aux acteurs de l’enseignement supérieur.

« L’égalitarisme doctrinaire s’efforce vainement de contraindre la nature, biologique et sociale, et il ne parvient pas à l’égalité mais à la tyrannie. » disait Raymond Aron en 1976… Voilà une réalité qui, comme celle décrite par Bourdieu, n’a pas non plus pris une ride : l’égalité des chances ne se décrète pas. Si un facteur doit être indexé sur les revenus des parents, ce n’est certainement pas celui des points aux concours, mais bien celui des frais de scolarité, comme nous le suggérions dans cet article.