Dans cet article, nous nous penchons sur le choix du partenaire du point de vue de la sociologie.

I – Brève histoire de la mise en couple

1) L’amour arrangé : avant le XXe siècle

Au XXe siècle, on assiste à la naissance de ce qui apparaît comme « l’amour libre » dans l’union et le mariage. Autrefois, bien sûr, le mariage existait, mais on ne se mettait pas en couple avec celui qu’on aimait. L’union n’était pas une union entre deux individus amoureux, mais un contrat socio-économique qui unissait deux familles. Cette pratique produisait un résultat social bien particulier : on ne se mariait qu’entre pairs, entre individus du même groupe social. C’est ce qu’on appelle l’homogamie sociale.

On distingue plusieurs formes d’homogamie : l’homogamie de diplômes (mise en couple avec quelqu’un qui a le même niveau de diplôme), l’homogamie de position sociale (mise en couple avec quelqu’un qui appartient à la même classe sociale) et l’homogamie d’origine sociale (mise en couple avec quelqu’un dont les parents appartiennent à la même classe sociale que les nôtres).

2) L’amour libre autrefois : réservé aux classes supérieures

Bien sûr, la notion et le phénomène de l’amour libre ont toujours existé. Mais le phénomène nouveau du XXe siècle, c’est qu’il devient une norme sociale qui s’impose à toutes les couches de la société. Dans les époques antérieures, l’amour libre était réservé aux couches supérieures de la population (essentiellement la noblesse). En témoignent l’amour courtois du Moyen Âge et les grandes tragédies mettant en scène les amours impossibles de la noblesse (par exemple Le Cid de Corneille).

3) La nouveauté du XXe siècle : l’expansion de l’amour libre

Mais au XXe siècle, l’injonction à l’amour libre devient une norme sociale massive, qui s’impose progressivement à l’ensemble de la société : le choix du conjoint doit être effectué en fonction des sentiments des individus, et non en fonction des injonctions familiales. On peut donc légitimement supposer que ce règne de l’amour a pour conséquence une mise en couple aléatoire, donc une disparition de l’homogamie sociale. Si on épouse la personne qu’on aime, et non celle choisie par nos parents sur la base de critères socio-économiques, alors les couples seront souvent composés d’individus d’origine et de position sociale différente. Cette nouvelle norme sociale de l’amour libre va remplacer la norme sociale anciennement en vigueur, qui était celle du mariage arrangé.

Source : Anne-Marie Sohn, La Révolution du mariage d’amour

II – Les effets attendus de l’amour libre sur la reproduction sociale

1) L’amour arrangé : un amour conservateur

Quelles sont les effets sociaux de ce bouleversement ? L’amour arrangé n’avait pas simplement pour conséquence l’homogamie sociale, mais plus largement la reproduction sociale : si les gens se mettent en couple avec leurs pairs, alors les classes sociales elles-mêmes ne se mélangent pas : elles restent clairement séparées. La structure de la société, d’une génération à l’autre, est donc maintenue. L’amour, plus exactement la mise en couple, est donc une modalité fondamentale de la reproduction sociale.

2) L’amour libre : un amour révolutionnaire ?

On pourrait donc supposer que l’amour libre entraîne non seulement une disparition de l’homogamie sociale, mais aussi plus largement une mise à mal du mécanisme de la reproduction sociale. L’amour libre serait socialement révolutionnaire en ce que, en mélangeant les classes sociales, il mettrait fin à la société de classes.

3) Les données sociologiques

Pour vérifier ces attentes, il faut demander à la sociologie de fournir les données requises : à quoi ressemble aujourd’hui la mise en couple ? Y a-t-il encore homogamie sociale ?

Source : Bouchet-Valat, Milan. « Les évolutions de l’homogamie de diplôme, de classe et d’origine sociale en France (1969-2011) : ouverture d’ensemble, repli des élites », Revue française de sociologie, vol. vol. 55, no. 3, 2014, pp. 459-505.

D’après cette enquête statistique de sociologie, entre 1969 et 2011, on observe une diminution de 30 à 50% des différentes formes d’homogamie (de diplômes, de position sociale et d’origine sociale). L’homogamie de diplômes passe de 47 (en 1969) à 27% (en 2011). L’homogamie de classe sociale passe de 30 à 20% sur la même période. L’homogamie d’origine sociale passe de 32 à 23%.

Cependant, il existe une exception, qui concerne les diplômés de grandes écoles (ENS, HEC, X, etc.). Chez eux, l’homogamie de diplômes, sur la même période, augmente de 25%.

Deux remarques sont à faire sur ces données : premièrement, s’il est vrai que l’homogamie diminue en général dans la société, elle reste très présente. On ne peut pas parler d’une disparition du phénomène, ni d’une mise en couple aléatoire. Secondement, une catégorie de la population en est manifestement exclue. L’auteur de l’article parle ainsi d’un « repli des élites », qui plus que jamais se mettent en couple à l’intérieur de leur propre milieu.

III – Expliquer le paradoxe de l’amour libre

1) L’amour libre, un amour arrangé qui ne dit pas son nom

Il faut donc d’abord interpréter le constat : bien que l’amour libre soit désormais la norme sociale dominante, il produit des effets qui s’éloignent largement des effets attendus. Autrement dit, si la cause de la mise en couple est bien devenue l’amour, son effet, l’homogamie sociale, demeure largement identique à celui du mariage arrangé. Il faut donc bien distinguer deux choses. Il y a, d’une part l’illusion subjective des amants : « je me mets en couple avec cette personne en raison d’un amour qui n’a pas de règles ». Héran et Bozon rappellent que 75% des couples affirment que leur rencontre est due au hasard. Il y a, d’autre part, la réalité objective révélée par les données : la mise en couple est socialement déterminée. Le paradoxe à expliquer est donc que les couples, quoique formés sur la base de l’amour, ressemblent toujours largement à ce qu’ils seraient s’ils étaient arrangés.

2) Les lieux de la rencontre et les critères du jugement amoureux

Deux facteurs permettent d’apporter une explication à ce paradoxe : les lieux de la rencontre amoureuse et les critères du jugement amoureux

Source : Bozon, Michel, et François Héran, La formation du couple. Textes essentiels pour la sociologie de la famille, La Découverte, 2006

Avant de présenter ces facteurs, rappelons le processus de la mise en couple. Il est fondamentalement composé de deux étapes : la première étape est la rencontre entre les individus, et la seconde est le « coup de foudre », ou plus modestement la naissance du sentiment amoureux. Or, la rencontre suppose un lieu (facteur 1) et la naissance de l’amour suppose des critères de sélection (facteur 2). Ces deux facteurs constituent des filtres qui trient les partenaires potentiels d’un individu.

L’explication est donc la suivante : ces deux facteurs ne sont pas socialement neutres. Autrement dit, le lieu de la rencontre amoureuse diffère selon la position et l’origine sociale des individus. Il en va de même pour les critères du jugement amoureux.

3) Quels lieux de rencontre ? Lieu public, lieu privé, lieu réservé

Dans les classes populaires, les rencontres se font dans les lieux publics (bals populaires, rues, cafés, etc.). Dans les classes supérieures, les rencontres se font dans des lieux réservés (bibliothèques, musées, clubs), où il existe une sélection à l’entrée, culturelle ou financière. Les cadres du privé, patrons ou profession du libéral se rencontre dans les lieux privés (fêtes de famille entre amis dans des propriétés privées). Ce découpage des lieux découpe le marché matrimonial, sans qu’il y ait pour autant une stratégie de la part des individus : la sélection se fait en amont, rien que par le lieu de la rencontre.

4) Quels critères du jugement amoureux ?

Les jugements sur les personnes sont des jugements de goût comme les autres. Les individus font
appels à des procédures de classements socialement différenciées, comme pour d’autres objets (les livres, la nourriture…). Par exemple, les femmes de classe supérieure cherchent un partenaire « intelligent et cultivé », adjectifs qui désignent un individu qui appartient également à la classe supérieure. Inversement, les femmes de classe populaire cherchent un partenaire « sérieux et travailleur », adjectifs qui désignent un individu qui appartient à la même classe qu’elles.

Pour résumer :

  • L’amour arrangé a longtemps prévalu en France. La mise en couple était avant tout un contrat socio-économique entre deux familles. Son effet était l’homogamie sociale et, par elle, la reproduction sociale.
  • Le XXe siècle amène avec lui un phénomène nouveau : la norme sociale de l’amour libre. La mise en couple se fait désormais sur la base du sentiment amoureux. Elle est l’union entre deux individus qui s’aiment.
  • On pourrait donc s’attendre à une disparition de l’homogamie sociale et, par voie de conséquence, de la reproduction sociale.
  • Mais les données démentent cette attente : s’il est vrai que l’homogamie sociale diminue, elle reste très répandue. On constate même qu’elle augmente significativement chez les membres des couches supérieures.
  • L’explication de ce paradoxe est la suivante : les 2 étapes de la mise en couple, à savoir la rencontre et la naissance de l’amour, sont fortement déterminés par des facteurs sociaux. En effet, les lieux de rencontre et les critères du jugement amoureux diffèrent selon la position sociale et l’origine sociale des individus.