Introduction

Le monde se présente d’abord comme un ensemble de corps plus ou moins différents les uns des autres. Une distinction majeure sépare traditionnellement cet ensemble en deux grandes parties : les corps purement matériels (les minéraux et les végétaux) et les corps habités par une conscience (les animaux et les hommes).
En nous basant sur la philosophie d’Arthur Schopenhauer, philosophe allemand du XIXe siècle et disciple de Kant, nous allons cependant voir que la possibilité d’attribuer une conscience à certains corps ne va pas de soi, voire qu’elle est particulièrement problématique.

I) Mon corps m’est donné sous deux aspects : comme représentation et comme volonté

Dans son ouvrage principal Le Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer montre que, parmi les corps présents dans le monde, l’un d’entre eux se distingue particulièrement de tous les autres : c’est notre corps à nous, celui dans lequel nous vivons. Mais qu’est-ce qui distingue fondamentalement mon corps de tous les autres ? C’est que mon corps m’est donné sous un double aspect : je connais mon corps à la fois comme corps physique, par les données qui me viennent des sens, et comme corps affectif ou volonté, par les passions que je ressens en moi (désir, plaisir, crainte, douleur…). Le corps représenté ou corps physique, c’est celui que je vois avec mes yeux, que je touche avec mes mains. Le corps affectif, c’est l’ensemble de mes sentiments, ma vie affective. Par exemple, quand je me coupe le doigt avec un couteau, la coupure que je vois sur mon doigt est ce qui arrive à mon corps physique, mais la souffrance que je ressens à l’occasion de cette coupure est ce qui arrive à mon corps affectif.

II) Le corps d’autrui ne m’est donné que comme représentation

À l’inverse, les autres corps, même ceux des êtres supposément conscients que sont les animaux et les autres hommes, ne me sont accessibles que comme représentations, comme corps physiques. Autrement dit, je perçois leurs corps à travers les données qui me viennent des sens, mais je ne perçois pas leurs sentiments, leur vie affective. Quand un homme en face de moi soulage sa soif, je ne ressens pas sa satisfaction, je n’en perçois que les éventuels signes extérieurs qui apparaissent sur son corps.
Le fait, pourtant, que les animaux et les autres hommes soient, comme moi, à la fois des corps et des êtres doués de sentiments semble être une évidence quotidienne, qu’il est absurde de remettre en question. Mais la réflexion de Schopenhauer montre qu’en dépit de cette croyance spontanée, il est difficile d’établir avec certitude qu’autrui a comme moi des sentiments.
Est-il donc impossible de savoir de façon certaine si autrui est seulement un corps, ou s’il a aussi une vie affective, des sentiments, comme moi ?

III) Le dépassement du solipsisme par la pitié

Schopenhauer appelle « égoïsme théorique » la théorie selon laquelle je suis le seul être qui soit à la fois un corps et un être doué de sentiments (les autres êtres n’étant que des corps). Cette théorie est plus connue sous le nom de « solipsisme ».
La question n’est pas de savoir si le solipsisme est vrai : rien ne prouve que les autres hommes n’ont pas de sentiments. Il s’agit plutôt de savoir si l’on peut montrer qu’il est faux, et donc si l’on peut être sûr que les autres hommes ne sont pas seulement des corps, mais aussi des êtres doués de sentiments.
Pour Schopenhauer, c’est dans le champ de la morale que s’établit la preuve de l’existence d’autrui comme volonté, plus particulièrement dans le phénomène de la compassion. Quand je perçois un être qui souffre, il arrive que je souffre avec lui, ce que traduit le verbe allemand mitleiden utilisé par Schopenhauer, qui signifie étymologiquement « souffrir avec », comme le verbe français « compatir ». Ce qu’il importe de comprendre ici, c’est que selon Schopenhauer, ce n’est pas à partir des signes extérieurs de la souffrance d’autrui que je conclus rationnellement qu’il souffre et que j’en arrive à souffrir moi-même ; non, dans le phénomène de la compassion, je ressens directement la souffrance d’autrui elle-même. La souffrance d’autrui n’est pas la cause de la mienne : la souffrance d’autrui et la mienne sont une seule et même souffrance.
C’est pourquoi le phénomène moral de la compassion constitue la solution au problème du solipsisme : s’il est vrai qu’en règle générale je ne perçois d’autrui que le corps, ignorant si ce corps est accompagné de sentiments, la compassion me fait percevoir la souffrance d’autrui en elle-même et me montre qu’il est, comme moi, un être à la fois corporel et affectif.

POUR RÉSUMER :

– Mon corps m’est donné sous deux aspects : comme réalité corporelle et comme réalité affective.

– Le corps d’autrui ne m’est donné que comme réalité corporelle. Il se pourrait donc paradoxalement qu’il ne soit qu’un corps et n’ait pas de sentiments.

– Mais la compassion me fait accéder à la souffrance d’autrui et me prouve qu’il est lui aussi un être de sentiments.