Dans cet article, nous nous intéressons aux idées développées par le linguiste Emile Benveniste sur le langage animal.

Quelques mots sur Benveniste et son livre

Le texte que nous allons étudier se trouve dans le premier tome de ses Problèmes de linguistique générale. Il s’agit plus précisément du chapitre 5 intitulé « Communication animale et langage humain ».

Benveniste, à l’instar de Ferdinand de Saussure, est l’un des plus grands linguistes modernes.

Le thème

Le thème de ce texte est le langage animal.

La question

Benveniste se pose la question suivante : peut-on considérer qu’il existe un langage animal ?

Les enjeux

Pour bien comprendre l’intérêt de la question, il faut saisir ses enjeux. Benveniste, sur la base des travaux de l’éthologue allemand Karl von Fritsch sur les abeilles, doit bien admettre qu’il existe chez les individus de cette espèce quelque chose comme une faculté de communiquer. Il semble donc qu’il faille accepter la réalité du langage animal. Mais Benveniste se donne ici pour tâche d’examiner de plus près, en tant que linguiste, cette communication des abeilles, afin de vérifier si ces phénomènes de communication relèvent bel et bien du langage.

La thèse

La thèse de Benveniste est que les abeilles possèdent un « code de signaux », mais pas un langage à proprement parler. Autrement dit, il est vrai que les abeilles communiquent, mais leur faculté de communiquer est trop limitée pour qu’on puisse vraiment parler de langage.

Le plan du texte

Dans la première partie du texte, Benveniste rapporte les données récoltées par l’éthologue von Fritsch sur le mode de communication des abeilles.

Dans une seconde partie, il analyse ces données afin de comparer le « langage » des abeilles et le langage humain, afin de déterminer s’ils peuvent être assimilés.

I – Thèse de Benveniste et présentation du mode de communication des abeilles

1) Communication animale =/= langage humain

Benveniste exprime d’emblée explicitement sa position sur la question du langage animal :

Appliqué au monde animal, la notion de langage n’a cours que par un abus de termes.

Il s’agit donc pour le linguiste de distinguer deux phénomènes confondus à tort : d’une part une forme de communication qui existe indéniablement chez les animaux, et d’autre part le langage, qui est phénomène spécifiquement humain. Cette distinction dans les phénomènes de communication suppose de recourir à des notions dont la définition doit être précise. Il faudra distinguer, comme on le verra plus loin, la communication linguistique (= langage) et la communication non linguistique.

2) La communication des abeilles : danse en cercle et danse en huit

Mais avant d’en arriver là, Benveniste se penche sur le cas le plus favorable à la thèse du langage animal, à savoir celui des abeilles. Leur comportement hautement social, leur faculté de coopération et leur aptitude à adapter leur comportement à des situations imprévues sont les indices d’une communication entre les individus de cette espèce.

Un phénomène très important à cet égard a été remarqué : après qu’une abeille a remarqué une source de nourriture et qu’elle est rentrée dans sa ruche, d’autres abeilles de la même ruche parviennent très facilement, sans l’aide de la première abeille, à trouver la source de nourriture. Ce phénomène semble nous autoriser à penser que la première abeille a communiqué l’emplacement à ses congénères.

Pour expliquer ce phénomène, Karl von Fritsch a observé le comportement de la première abeille lorsqu’elle rentre à la ruche. Celle-ci exécute, suivie par ses congénères, une sorte de danse. Il existe deux cas possibles :

1° La danse consiste dans des cercles horizontaux allant de droite à gauche puis de gauche à droite.

2° La danse décrit un 8.

Les abeilles ainsi informées sortent ensuite de la ruche et se dirigent directement vers la source de nourriture, puis reviennent à la ruche et exécutent les mêmes danses, et ainsi de suite. Il est donc clair que ces danses constituent les messages que les abeilles s’adressent les unes aux autres.

3) La signification des danses

Après de nombreuses recherches, von Fritsch a réussi à déterminer la signification de ces deux danses. La première danse (en cercle) signifie que la nourriture est à une faible distance (100m à la ronde ou moins). Les abeilles informées sortent de la ruche et parcourent les lieux jusqu’à identifier la source de nourriture.

La seconde danse (en huit) signifie que la nourriture est à une plus grande distance (jusqu’à 6km à la ronde). Elle comporte deux informations distinctes. La première porte sur la distance et dépend du nombre de huit dessinés. La seconde porte sur la direction et dépend de l’axe des huit.

II – La communication des abeilles : un code de signaux mais pas un langage

1) Récapitulation sur le mode de communication des abeilles

Nous venons de voir que les abeilles étaient capables des choses suivantes : former un message composé de trois données (existence de la nourriture, distance et direction), le garder en mémoire, le communiquer en le symbolisant par des attitudes corporelles, le recevoir et agir en conséquence.

2) 3 points communs avec le langage humain

Il y a donc dans le mode de communication des abeilles trois points communs avec le langage humain : les données de la réalité soient symbolisées (moyen) ; la communication a lieu à l’intérieur d’une communauté (situation) ; la communication fait passer un message entre les membres de cette communauté (fonction).

3) Différences par rapport au langage humain

Mais, selon Benveniste, il existe aussi d’importantes différences entre le mode de communication des abeilles et le langage humain. Le langage suppose la voix et permet ainsi la communication sans visibilité. La première grande différence est donc que les abeilles communiquent par des gestes qui requièrent la perception visuelle.

La deuxième grande différence est que la communication des abeilles n’est pas dialogique (elle ne consiste jamais dans un dialogue) : les abeilles ne fournissent jamais de réponses aux messages qui leur sont adressés. Elles réagissent toujours uniquement par un certain type d’action.

Cette deuxième différence en impliquent une troisième : la communication concerne toujours des données objectives (le lieu de la nourriture) et jamais des données linguistiques (portant sur le message lui-même). Ainsi, une abeille qui a reçu d’une autre le message concernant le lieu de la nourriture ne peut pas communiquer ce message à d’autres abeilles. Les abeilles ne peuvent communiquer qu’un message issu directement de la réalité, et sont incapables de communiquer un message sur un message.

La quatrième grande différence est que les données communiquées par les abeilles sont extrêmement pauvres : elles portent uniquement sur la nourriture et ses coordonnées spatiales. Le langage humain porte au contraire sur une quantité presque infinie de genres d’informations.

La cinquième différence est que le symbolisme des abeilles figure littéralement l’information communiquée : la distance entre la ruche et la nourriture est symbolisée par une autre distance, celle parcourue au cours de la danse. Dans le langage humain au contraire, le signe linguistique n’a que très rarement un lien direct avec la réalité exprimée (la suite de sons « éponge » n’a rien à voir avec une éponge).

Une sixième et dernière différence est que le message des abeilles est inanalysable. C’est un contenu global sans éléments constituants. Le langage humain au contraire est composé d’éléments doués de signification (les morphèmes) qui se combinent selon des règles précises. Un petit nombre d’éléments, par la quasi-infinité des combinaisons possibles, permet une immense variété de messages différents.

4) Conclusion : le « langage » des abeilles est un code de signaux

La conclusion que tire Benveniste des considérations précédentes est la suivante : le prétendu langage des abeilles, en raison des propriétés qui le caractérisent et que nous avons listées précédemment, est quelque chose de beaucoup plus limité qu’un véritable langage, à savoir ce que Benveniste appelle un simple code de signaux.

À retenir

Une abeille peut communiquer à ses compagnes l’emplacement d’un point de nourriture par deux types de danses différentes.

Cette capacité se distingue toutefois d’un langage par six caractéristiques : elle n’est pas vocale ; elle n’est pas dialogique ; elle ne peut porter que sur la réalité, et jamais sur un message ; les informations communiquées sont très limitées ; le symbolisme employé est exclusivement figuratif ; le message est inanalysable.

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