Loïc Wacquant est un sociologue français spécialisé dans la sociologie urbaine, l’ethnographie, le corps, l’inégalité raciale et la pauvreté urbaine. En 1988, Il s’inscrit à un cours de boxe dans un ghetto noir de Chicago, et son livre Corps et âme, Notes ethnographiques d’un apprenti-boxeur analyse ces mois d’apprentissage.

Wacquant, par sa participation réelle aux entraînements du gym et grâce l’aide bienveillante des autres boxeurs, nourrit de son ouvrage des connaissances approfondies sur le monde de la boxe aux Etats-Unis, et sur les relations sociales au sein de l’univers hautement hiérarchisé qu’est le club de boxe.

 Un sport à la frontière entre nature et culture

Nous allons appuyer notre réflexion sur le corps dans la boxe à partir de l’extrait suivant :

« On peut, pour anticiper les premiers enseignements de cette initiation, avancer que l’inculcation de ce qu’il faut appeler l’habitus pugilistique se fonde sur une double antinomie. La première provient de ce que la boxe est un sport situé à la frontière entre nature et culture, à la limite même de la pratique (c’est une pratique qu’on peut dire « sauvage » au sens ethnologique du terme) et qui requiert en même temps une gestion quasi rationnelle du corps et du temps, de fait extraordinairement complexe, sinon savante, dont la transmission s’effectue sur le mode pratique sans passer par la médiation d’une théorie, sur la base d’une pédagogie largement implicite et peu codifiée. D’où découle la deuxième contradiction, tout du moins apparente : la boxe est un sport individuel, sans doute même l’un des plus individuels qui soit puisqu’il met en jeu – et en danger – le corps du seul combattant, dont l’apprentissage adéquat est cependant essentiellement collectif, parce qu’il suppose la croyance dans un jeux qui ne naît et ne perdure que dans et par le groupe qu’elle définit à son tour selon un processus circulaire ».

La première remarque de Wacquant a trait à la violence quasi irrationnelle de l’art pugiliste. Le visage, le buste et les mains sont particulièrement sensibles, et c’est pourquoi boxeurs et entraîneurs font extrêmement attention à préserver le « capital-corps » des athlètes. Devenir boxeur exige une grande régularité de vie, un sens de la discipline et de l’abnégation et une vraie force morale ; Wacquant note ainsi que les professionnels sont rarement issus des classes les plus populaires. Il faut en effet une certaine stabilité (morale, familiale, économique) dans l’environnement quotidien du sportif pour persévérer dans la pratique du « noble art ».  Dans ce gym de Chicago règne une discipline de fer, imposée par Didi, le maître des lieux : interdiction de manger ou boire à l’intérieur, de faire semblant de se battre, d’intervertir l’ordre des exercices…

C’est là toute l’ambiguïté de la place du corps, « cela, parce que le corps du pugiliste est à la fois son outil de travail (arme d’attaque et bouclier de défense) et la cible de son adversaire ». Les habitués du club se doivent ainsi de connaître leurs corps, leurs capacités et leurs limites, et prennent un soin particulier à entretenir leurs mains et visage, selon un sens pragmatique d’économie de leurs membres, que Wacquant appelle le « sens pratique pugiliste ».

Le corps au centre d’une éthique calviniste d’ascèse

Pour Wacquant, la représentation intellectuelle de la boxe, telle qu’elle apparaît alors, est une représentation décalée. Loin d’être un épicentre de la violence brute, la salle de boxe est en fait un lieu d’autodiscipline ; d’ailleurs, de nombreuses mères du ghetto sont heureuses d’y voir leur fils, puisqu’elles savent alors qu’ils ne sont pas désoeuvrés dans la rue. Wacquant rapproche ainsi le comportement des boxeurs, et en particulier leur rapport au corps, de l’éthique calviniste de Max Weber. Dans cette éthique rationnelle, la valeur des hommes est mesurée à leur travail, accompli dans un cadre de vie réglé et méthodique, proche de l’ascèse. C’est bien ce que Wacquant observe lors de ses séances de boxe : les hommes les plus impliqués ont une hygiène de vie inflexible, s’abstenant d’alcool, de sexe, et d’abus en tous genres. Face au monde extérieur du ghetto de Chicago, la boxe est ainsi une vraie échappatoire qui élève les hommes et leur donne un but, un objectif de vie. Max Weber définit ainsi

Max Weber (1864-1920) est issu d’une famille de la bourgeoisie protestante allemande. Sociologue et économiste, il est en particulier retenu pour son ouvrage L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme.

Le corps du boxeur est le produit d’un apprentissage long et répétitif

La préservation du corps des pugilistes est d’autant plus nécessaire que l’apprentissage de la boxe ne peut se faire que de manière pratique ; jamais aucune théorie ne guide les adeptes du club dans leur travail quotidien, selon la pédagogie instaurée par Didi. C’est donc uniquement par le corps qu’est transmis l’art de la boxe ; la salle est couverte de miroirs, et chacun peut apprendre des succès et des erreurs des autres en assistant à leur entraînement.

Les exercices ne sont vraiment intégrés que lorsqu’ils ont été répétés des centaines de fois, et qu’ils sont alors exécutés automatiquement par le pugiliste. Si les plus grands boxeurs semblent agir naturellement sur le ring, c’est parce qu’ils ont accompli une rééducation complète qui a rendu mécanique et instinctif les coups et les parades. « Une chose est de les visualiser et de les comprendre en pensée, une autre et de les réaliser et, plus encore, de les enchaîner dans le feu de l’action », souligne Wacquant. Le geste doit être inscrit dans une schéma corporel plus large, une fois qu’il a été compris, afin de sa réalisation devienne instinctive. Finalement, le pugiliste ne réfléchit pas lorsque qu’il assène un coup ; la réflexion a priori lui ferait perdre le temps – précieux – dont il dispose pour surprendre son adversaire non protégé. Wacquant le résume ainsi : « Il y a en fait une compréhension du corps qui dépasse – et précède – la pleine compréhension visuelle et mentale ».

Cela ne s’acquiert évidemment qu’après des heures d’entraînement et une véritable ascèse de vie. Il est ainsi essentiel de savoir persister patiemment, et, pour le boxeur qui en serait incapable, son coach est là pour lui interdire le sparring pendant une période déterminée, le privant ainsi de l’entraînement nécessaire aux compétitions. La routine sportive du noble art tourne autour de deux exercices : « boxing », qui recouvre la majorité du temps passé au gym, et « sparring », qui renvoie aux sessions plus violentes d’entraînement sur le ring en vue d’un match.