Dans cet article, nous étudierons la représentation que Diderot se fait de la vie de l’homme à l’état naturel.

Quelques mots sur Diderot et son livre

Diderot est l’un des principaux philosophes des Lumières du XVIIIe siècle. Matérialiste et athée, il défend une vision de l’état de nature proche de celle de Rousseau et opposée à celle de Hobbes.

Le Supplément au voyage de Bougainville est une critique de la moralité et des valeurs européennes à partir du point de vue d’un peuple sauvage.

Le thème

Le thème principal de ces paragraphes est la vie de l’homme à l’état de nature.

La question

La question principale du livre est la suivante : l’homme naturel est-il plus heureux et meilleur que l’homme civilisé ?

La thèse

À cette question, Diderot répond univoquement par l’affirmative. Dans son état naturel, l’homme est un animal paisible et heureux. La civilisation lui apporte la corruption morale et le malheur.

Le plan

On verra d’abord que le caractère paisible de l’homme à l’état de nature dépend en réalité d’une condition importante, à savoir l’abondance des ressources nécessaires.

On verra ensuite comment Diderot opère une inversion des valeurs dominantes de son époque pour établir la supériorité de l’état naturel sur l’état civil. Nous nous pencherons plus spécifiquement sur sa critique de la science et de la technique, du luxe et de la morale sexuelle.

I – L’homme, un animal paisible, mais à une condition : l’abondance des ressources

1) Manque de ressources = bête féroce

Une remarque liminaire de l’ouvrage nous indique que, en dépit des considérations qui suivront, il ne faut pas confondre la thèse soutenue par Diderot avec une anthropologie (= théorie de l’homme) naïvement optimiste :

– Voyez-vous cette île qu’on appelle des Lanciers ? À l’inspection du lieu qu’elle occupe sur le globe, il n’est personne qui ne se demande qui est-ce qui a placé là des hommes ? quelle communication les liait autrefois avec le reste de leur espèce ? que deviennent-ils en se multipliant sur un espace qui n’a pas plus d’une lieue de diamètre ?

– Ils s’exterminent et se mangent ; et de là peut-être une première époque très-ancienne et très-naturelle de l’anthropophagie, insulaire d’origine.

L’exemple de l’île Lanciers montre que, même quand l’homme n’est pas corrompu par la civilisation, il peut être moralement mauvais. Autrement dit, l’homme à l’état de nature, au plus proche de l’animalité, n’est pas nécessairement bon. En effet, la civilisation mise à part, l’autre cause qui est capable de le dégrader moralement est de nature géographique et environnementale : il suffit d’un environnement défavorable pour le transformer en bête féroce. La raison en est que la fin première de l’homme est de survivre, et la survie implique l’accès à certains biens (eau, nourriture, etc.). Si ces biens existent en quantité trop faible par rapport à la population, il y aura concurrence pour les obtenir et donc une guerre de tous contre tous (suivant l’expression bien connue de Hobbes) allant jusqu’au cannibalisme :

C’est, à ce qu’il paraît, de la défense journalière contre les bêtes, qu’il tient le caractère cruel qu’on lui remarque quelquefois. Il est innocent et doux, partout où rien ne trouble son repos et sa sécurité. Toute guerre naît d’une prétention commune à la même propriété. L’homme civilisé a une prétention commune, avec l’homme civilisé, à la possession d’un champ dont ils occupent les deux extrémités ; et ce champ devient un sujet de dispute entre eux.

2) Abondance de ressources = animal paisible

Il ne faut donc pas voir l’homme à l’état de nature comme un animal nécessairement paisible, dont le comportement n’est rendu mauvais que par l’effet délétère de la civilisation. Sa « bonté » naturelle est conditionnelle : elle dépend du caractère favorable de l’environnement naturel, et plus exactement de la quantité excédentaire des biens nécessaires disponibles par rapport à la quantité des individus de la population considérée.

II – La supériorité de l’état naturel sur l’état civil

1) Une inversion des valeurs dominantes

Toutefois, dès lors que cette condition est remplie, l’homme cesse d’être une brute belliqueuse pour devenir un animal pacifique. En ce sens, et en conservant bien à l’esprit que cette bonté morale est conditionnée à l’abondance des ressources, l’état naturel de l’homme, pour Diderot, est moralement supérieur à l’état opposé, c’est-à-dire l’état civil, la civilisation. Tout l’ouvrage vise à s’appuyer sur l’exemple des Tahitiens pour opérer une inversion complète de la hiérarchie des valeurs en vigueur dans l’Europe civilisée et colonialiste du XVIIIe siècle : Diderot met la simplicité au-dessus de la complexité, le nécessaire au-dessus du superflu, l’enfance au-dessus de la maturité, l’originel au-dessus de l’actuel, la naturalité au-dessus de l’artificialité, la sauvagerie au-dessus de la civilisation et l’animalité au-dessus de l’humanité. L’idée fondamentale est qu’en dépit des préjugés orgueilleux des européens, l’homme naturel, au plus proche de l’animalité, est plus accompli, plus heureux et plus libre que l’homme civilisé, qui ne s’est humanisé qu’à son détriment :

La vie sauvage est si simple, et nos sociétés sont des machines si compliquées ! Le Taïtien touche à l’origine du monde, et l’Européen touche à sa vieillesse. L’intervalle qui le sépare de nous est plus grand que la distance de l’enfant qui naît à l’homme décrépit. Il n’entend rien à nos usages, à nos lois, ou il n’y voit que des entraves déguisées sous cent formes diverses ; entraves qui ne peuvent qu’exciter l’indignation et le mépris d’un être en qui le sentiment de la liberté est le plus profond des sentiments.

2) Valorisation de l’ignorance contre la raison

La raison et ses productions (les arts, les sciences, la technique, etc.), dans la modernité européenne, sont traditionnellement considérées non seulement comme la propriété spécifique qui distingue l’homme de l’animal, mais encore comme ce qui élève l’homme infiniment au-dessus de l’animal et le rend unique dans le monde. Mais la hiérarchie iconoclaste des valeurs proposée par Diderot valorise au contraire l’ignorance de l’homme originel sur la rationalité de l’homme civilisé :

Nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières.

3) Valorisation des biens nécessaires contre les biens superflus

Les « lumières », c’est-à-dire la science et éventuellement la technique moderne qui en découle, sont ici dépréciées car dites « inutiles ». Et si elles sont déclarées inutiles, c’est parce qu’une seconde inversion des valeurs les rend inutiles. En effet, les biens nécessaires sont considérés comme seuls importants et les biens superflus sont rejetés comme dispensables pour une vie heureuse :

Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris parce que nous n’avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu’y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu’où tu voudras ce que tu appelles commodités de la vie ; mais permets à des êtres sensés de s’arrêter, lorsqu’ils n’auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l’étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ?

Autrement dit, s’il est vrai que les connaissances et les techniques qui font la fierté des Européens augmentent la productivité des hommes et donc la quantité de leurs biens, les faisant ainsi accéder au luxe, elle réclame une quantité de travail qui ne vaut pas ce luxe. Le sauvage, paradoxalement plus rationnel que l’homme civilisé, refuse donc d’échanger son « repos » pour un luxe qui ne le vaut pas. L’Européen des Lumières est la victime d’un marché de dupes, qui lui fait abandonner sa liberté originelle pour des biens de luxe qui ne contribuent que faiblement à son bonheur. Le dénuement d’une vie rustique mais tranquille est préférable au luxe d’une vie exténuante. Il vaut mieux vivre comme un lion, qui ne cesse de dormir que pour chasser pendant de très brefs moments et se contente de la nourriture vitalement nécessaire pour lui, que comme un homme civilisé qui perd sa vie dans des efforts fournis pour produire des biens de luxe superflus. Encore une fois, la vie proche de l’animalité est supérieure à la vie humanisée :

Je vois qu’aussitôt que quelques causes physiques, telles, par exemple, que la nécessité de vaincre l’ingratitude du sol, ont mis en jeu la sagacité de l’homme, cet élan le conduit bien au delà du but, et que, le terme du besoin passé, on est porté dans l’océan sans bornes des fantaisies, d’où l’on ne se retire plus. Puisse l’heureux Taïtien s’arrêter où il en est !

4) Rejet de l’exclusivisme sexuel : le naturel supérieur au conventionnel

Une troisième critique importante de Diderot concerne la morale sexuelle des Européens héritée de la religion chrétienne. Celle-ci peut-être résumée comme étant un exclusivisme sexuel qui impose une union indissoluble entre l’homme et la femme. Pour Diderot et le sauvage qu’il prend comme porte-parole, cette exigence de fidélité et d’éternité dans les rapports amoureux et sexuels est une convention qui fait violence à la nature et ne peut qu’engendrer le malheur :

Ces préceptes singuliers, je les trouve opposés à la nature, et contraires à la raison […]. Contraires à la nature, parce qu’ils supposent qu’un être pensant, sentant et libre, peut être la propriété d’un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il fondé ? Ne vois-tu pas qu’on a confondu, dans ton pays, la chose qui n’a ni sensibilité, ni pensée, ni désir, ni volonté […] avec la chose qui ne s’échange point, ne s’acquiert point ; qui a liberté, volonté, désir ; qui peut se donner ou se refuser pour un moment[…] ? Contraires à la loi générale des êtres. Rien, en effet, te paraît-il plus insensé qu’un précepte qui proscrit le changement qui est en nous ; qui commande une constance qui n’y peut être, et qui viole la liberté du mâle et de la femelle, en les enchaînant pour jamais l’un à l’autre […] ? Crois-moi, vous avez rendu la condition de l’homme pire que celle de l’animal.

Le mariage indissoluble n’est pas compatible avec la nature humaine, et ce pour deux raisons. Premièrement, l’homme ou la femme ne sont pas des choses qui peuvent être acquises par contrat, comme c’est le cas dans le mariage où les époux se possèdent mutuellement, mais des êtres libres. Secondement, le désir sexuel des êtres humains est par nature inconstant, et réclame donc une diversité de partenaires. Loin d’être une humanisation réussie de la vie amoureuse et sexuelle de l’homme, le mariage est donc au contraire une institution productrice d’oppression et de malheur, qui empêche les humains de jouir d’une sorte de douce animalité dans leurs rapports avec le sexe opposé. En voulant arracher l’homme à cette douce animalité pour l’humaniser, le mariage rend paradoxalement « la condition de l’homme pire que celle de l’animal ».

Conclusion : le bonheur de l’homme-animal

La conclusion de Diderot, hautement provocatrice pour les valeurs dominantes de la moralité européenne, est donc finalement que l’homme le plus proche de l’animalité est en réalité le plus heureux, le plus libre et le plus accompli, tandis que l’homme le plus humanisé, l’homme des Lumières, c’est-à-dire des sciences, de la technique et du luxe qu’elles contribuent à produire, est assujetti, malheureux et corrompu :

Voulez-vous savoir l’histoire abrégée de presque toute notre misère ? La voici. Il existait un homme naturel : on a introduit au dedans de cet homme un homme artificiel ; et il s’est élevé dans la caverne une guerre civile qui dure toute la vie. Tantôt l’homme naturel est le plus fort ; tantôt il est terrassé par l’homme moral et artificiel ; et, dans l’un et l’autre cas, le triste monstre est tiraillé, tenaillé, tourmenté, étendu sur la roue.

Diderot est donc aux antipodes de l’anthropologie et de la philosophie politique de Hobbes. Là où Hobbes pense que l’homme, bête féroce dans l’état de nature, doit s’humaniser et entrer dans la vie civile pour améliorer sa condition, Diderot pense au contraire que l’homme naturel est un animal paisible et qu’il a perdu son bonheur en sortant de son état naturel :

– Ainsi vous préféreriez l’état de nature brute et sauvage ?

– Ma foi, je n’oserais prononcer ; mais je sais qu’on a vu plusieurs fois l’homme des villes se dépouiller et rentrer dans la forêt, et qu’on n’a jamais vu l’homme de la forêt se vêtir et s’établir dans la ville.

En résumé :

Dès lors qu’il ne manque pas des ressources nécessaires, l’homme naturel est un animal paisible qui vit heureux.

Sur la base de ce constat, Diderot réalise donc une inversion des valeurs de la modernité européenne : le naturel vaut mieux que l’artificiel, la sauvagerie vaut mieux que la civilisation et l’animalité vaut mieux que l’humanité.

Diderot valorise l’ignorance du sauvage contre la science et la technique de l’homme civilisé, qui coûte beaucoup de peines pour produire un luxe superflu qui ne mène pas au bonheur. Il valorise également la frugalité d’une vie rustique, qui accorde à l’homme un repos qui le rend heureux, contre le travail de la vie civilisée qui l’opprime et le rend malheureux. Enfin, il promeut la liberté sexuelle contre le mariage traditionnel, qui fait entrave à la nature libre et inconstante des êtres humains.

L’état de nature, dans lequel l’homme est un animal paisible et heureux, vaut donc mieux que l’état civil, dans lequel l’homme s’est humanisé mais a perdu son bonheur originel.