Nous allons nous intéresser dans cet article à la théorie du désir de Durkheim.

Quelques mots sur Durkheim et son ouvrage

Le texte que nous abordons se trouve dans l’une de ses œuvres majeures, le Suicide, plus précisément en II, V.

Durkheim est un sociologue et le Suicide est évidemment un livre de sociologie. Mais l’extrait sur lequel nous nous penchons, bien qu’inscrit dans l’étude sociologique du suicide, possède une évidente dimension philosophique.

Le thème de ce texte

Ce texte porte sur le thème du désir, et plus précisément sur le rapport entre le désir et la société.

La question philosophique posée dans ce texte

Durkheim pose la question suivante : L’encadrement social permet-il de tracer des limites au désir ?

Les enjeux de la question

Pour bien comprendre l’intérêt de la question, il faut saisir ses enjeux : Durkheim considère que le désir est une réalité par nature illimité. Mais un désir illimité est insatiable et, de ce fait, facteur de souffrance et de malheur. Durkheim cherche donc une force quelconque, présente dans le monde, qui soit susceptible de poser des limites au désir humain.

La thèse de Durkheim

La thèse défendue par Durkheim est qu’il existe effectivement dans le monde une force capable de limiter le désir de l’homme : la société.

Le plan du texte

Le texte s’ouvre sur une définition du bonheur et sur une brève étude de la situation des animaux dans leur rapport au bonheur.

La deuxième partie du texte consiste à montrer que, dans leur rapport au bonheur, les hommes sont dans une situation bien différente et beaucoup plus problématique que l’animal, du fait du caractère naturellement illimité de leurs désirs.

Dans une troisième et dernière partie, Durkheim montre que néanmoins les hommes ne sont pas condamnés à l’insatisfaction : la société, en effet, permet de fixer une limite à leurs désirs. Cet encadrement social du désir humain permet à l’homme d’atteindre la satisfaction et donc le bonheur.

I – Le bonheur et l’animal

1) Définition liminaire du bonheur

Durkheim commence par définir la condition d’accès au bonheur : le bonheur est atteint, ou du moins atteignable, quand la quantité des désirs d’un individu est inférieure ou égale à la quantité des moyens disponibles pour les satisfaire. En effet, si l’on dispose de plus ou d’autant de moyens qu’il est nécessaire pour satisfaire nos désirs, alors ceux-ci peuvent être satisfaits et le bonheur être atteint (la définition présupposée ici étant la définition classique selon laquelle le bonheur est la satisfaction intégrale des désirs).

2) Le rapport des animaux au bonheur

b> Durkheim envisage ensuite le rapport des animaux au bonheur. Il ne s’agit pas ici d’étudier le bonheur animal pour lui-même, mais plutôt, comme on va le voir, de montrer en quoi le bonheur humain est problématique en le comparant à la simplicité du bonheur animal.

Chez les animaux, en effet, l’accord des besoins avec les moyens est spontané, parce qu’il dépend de facteurs purement matériels, à savoir des facteurs corporels. Les besoins de l’animal sont clairement définis par l’énergie réclamée par l’organisme. Quand la quantité d’énergie consommée durant une période donnée est remplacée (par l’absorption de nourriture), l’animal est heureux. Le faible développement de sa conscience ne lui permet pas de concevoir des fins méta-biologiques, et donc de former des désirs qui iraient au-delà du besoin biologique.

II – Le problème du bonheur humain : l’illimitation du désir

1) L’illimitation du désir humain

L’être humain, dans son rapport au bonheur, se trouve dans une situation bien différente et beaucoup plus problématique. En effet, le fait qu’il possède une conscience lui permet, par opposition à l’animal, de concevoir et de désirer des biens qui ne relèvent plus de la sphère biologique.

Dans la sphère biologique déjà, la conscience humaine ajoute le désir au besoin, et rend plus indéterminé le point où le désir est satisfait. En effet, tandis que chez l’animal la quantité de nourriture qui permet la satisfaction est strictement déterminée par le besoin de l’organisme, elle est plus indéterminée chez l’homme (dans un buffet à volonté par exemple !). Cependant, quoique relativement indéterminée, cette quantité n’est pas infinie (au-delà d’un certain point, l’homme ne peut plus manger sans se faire souffrir ou se rendre malade).

Mais le désir de bien-être en général, en revanche, est totalement indéterminé : il n’existe aucun point même approximatif où il peut être considéré comme pleinement satisfait. Un homme qui habite un studio désirera un deux pièces, puis une villa, puis une île, et ainsi de suite jusqu’à l’infini, sans borne assignable.

2) Une preuve historique et une preuve sociologique

Durkheim apporte deux arguments empiriques à l’illimitation propre au désir humain. Le premier est de nature historique : au cours de l’Histoire humaine, les désirs de l’homme se sont sans cesse développés, les moyens de les satisfaire également, sans pour autant affecter négativement la santé physique de l’homme. Au cours de son Histoire, l’homme n’a jamais rencontré de point à partir duquel il était constatable qu’un bien-être supérieur nuirait à sa santé (posséder 120 montres de luxe ne rend pas malade), ce qui indique que le corps ne fixe aucune limite au bien-être.

Le second argument est sociologique : les désirs des hommes varient énormément selon leur position dans la hiérarchie sociale, alors que la nature biologique de l’homme est essentiellement la même chez tous. Encore une fois, ce fait montre que le corps humain ne fixe aucune limite au désir.

3) Le problème du malheur et de l’insatiabilité du désir

L’illimitation du désir humain pose donc un problème majeur : en effet, si le bonheur est atteint quand les désirs sont inférieurs ou égaux aux moyens de les satisfaire, que les désirs humains sont par nature illimités et que les moyens de les satisfaire ne peuvent au contraire être que limités, il semble que les hommes soient condamnés par leur nature même à l’insatisfaction. Il y aura toujours disproportion entre leurs désirs et leurs moyens. C’est le problème de l’insatiabilité du désir.

III – La société fixe sa limite au désir

1) À la recherche d’une force limitante

Si le bonheur humain est possible, il doit nécessairement exister une force capable de proportionner ses désirs à ses moyens. Avant de répondre à la question de savoir si cette force existe et où on peut la trouver, Durkheim précise d’abord les trois caractéristiques qu’elle doit posséder.

Premièrement, cette force limitante doit être de nature morale et non physique. En effet, c’est la conscience qui crée l’illimitation du désir, et non le corps. Aucune contrainte physique ne pourra borner le désir. Deuxièmement, elle devra être reconnue comme juste : un individu n’accepte de limiter ses désirs que si cette limitation lui paraît juste. Troisièmement, elle devra être supérieure à l’individu : l’individu n’a pas la force de se contraindre lui-même à limiter ses désirs.

Pour Durkheim, il n’existe qu’une seule entité dans le monde qui possède ces trois caractéristiques : c’est la société dans laquelle se situe l’individu.

2) La hiérarchie des fonctions sociales et le recrutement

La société est donc la force qui permet de poser des bornes au désir individuel. Mais comment cette limitation se produit-elle ?

Durkheim explique qu’elle est rendue possible par la hiérarchie des fonctions sociales et la justice de la procédure de recrutement. La société, en effet, fixe la valeur de chaque fonction sociale en lui assignant une rémunération donnée, et assure que chaque individu se sente à sa place dans sa fonction sociale en établissant des procédures de recrutement justes.

Ainsi, la quantité de bien-être à laquelle il peut prétendre est approximativement fixée : un boulanger moyen sait qu’il peut posséder une voiture et une maison, mais il sait aussi qu’il ne peut pas posséder douze résidences secondaires et cinq voitures de luxe. Par l’attribution juste des fonctions sociales, la sphère dans laquelle se déploient les désirs de l’individu est donc circonscrite, évacuant ainsi le problème de l’insatiabilité. Les désirs sont ajustés aux moyens, et le bonheur devient accessible.

Pour résumer

La condition d’accès au bonheur est que les désirs soient proportionnés aux moyens de les satisfaire. C’est le cas chez l’animal, dont l’organisme définit précisément les besoins.

Mais ce n’est pas le cas chez l’homme : sa conscience rend possible un désir qui va au-delà du biologique et qui est illimité. Ce désir risque donc d’être insatiable et de condamner l’homme au malheur.

Mais la société vient limiter le désir humain : en établissant une hiérarchie des fonctions sociales, en attribuant à chacun la fonction adéquate et la rémunération correspondante, elle fixe la quantité de bien-être à laquelle il peut prétendre. Les désirs de l’individu sont ainsi accordés à ses moyens, et le bonheur lui devient accessible.

Lire nos autres analyses ICI 😉