Dans cet article, nous nous penchons sur le rapport du désir aux contraintes sociales dans la théorie psychanalytique de Sigmund Freud.

Quelques mots sur Freud et son ouvrage

Nous allons donc nous intéresser à un texte de Freud, psychanalyste autrichien né au XIXe siècle et mort au XXe siècle. C’est le fondateur de la psychanalyse. Ce texte se trouve dans Le Malaise dans la culture, plus précisément en III, §38.
La psychanalyse freudienne s’est d’abord appliquée à étudier la psychologie individuelle. Dans ce livre au contraire, Freud applique les acquis de la psychanalyse à la société.

Le thème de ce texte

Ce texte porte sur le thème du désir, et plus précisément sur le rapport du désir aux exigences de la vie collective.

La question philosophique posée dans ce texte

Freud pose la question suivante : comment est-il possible de faire coexister pacifiquement, dans une société, une pluralité d’individus mus par des désirs contraires ?

Les enjeux de la question

Pour bien comprendre l’intérêt de la question, il faut saisir ses enjeux. Freud veut montrer ici que le processus de socialisation n’implique pas la suppression totale des désirs individuels antisociaux : dans la vie collective, ceux-ci, quoique étouffés, subsistent néanmoins et menacent de se manifester à nouveau. C’est ce resurgissement potentiel des désirs antisociaux dans la société que Freud cherche avant tout à considérer ici.

La thèse de Freud

La thèse défendue par Freud est que la société repose sur le droit, considéré comme imposition du désir collectif contre les désirs individuels, qui doivent être réprimés.

Le plan du texte

Le texte s’ouvre sur un rapide exposé de la condition des hommes dans l’état de nature : des individus aux désirs contraires s’affrontent, leurs rapports étant régis exclusivement par la loi du plus fort.
La deuxième partie du texte présente le passage à l’état social : celle-ci advient quand une collectivité impose par la force ses désirs aux individus, qui doivent dès lors réprimer ceux de leurs désirs qui vont à l’encontre des exigences de la collectivité.
La troisième partie du texte apporte une précision importante : ces désirs individuels, quoique réprimés, subsistent et peuvent potentiellement se manifester à nouveau, soit sous une forme positive et favorable au progrès social, soit sous une forme radicalement antisociale.

I – L’état de nature comme guerre des désirs individuels

Freud introduit sa réflexion en précisant l’importance des relations sociales dans la culture : la culture est un phénomène global et difficile à appréhender, mais l’un de ses traits caractéristiques est précisément qu’il transforme les relations sociales : celles-ci, dans le cadre de la culture, n’ont plus rien à voir avec ce qu’elles étaient à l’état de nature. Nous allons voir rapidement en quoi consiste cette transformation.

1) La force individuelle, auxiliaire du désir individuel

Freud commence par rappeler ce que sont ou seraient les relations sociales dans le cadre de l’état de nature :

Ces relations seraient soumises à l’arbitraire de l’individu, c’est-à-dire que le plus fort physiquement en déciderait dans le sens de ses intérêts et motions pulsionnelles

Ici, Freud ne se distingue guère de la philosophie politique moderne : à l’instar des théoriciens du contrat social, comme Hobbes, il dépeint l’état de nature comme un état de guerre de tous contre tous où seul règne le droit du plus fort, quoique le vocabulaire de la psychanalyse freudienne apparaisse déjà (« motions pulsionnelles »).
Résumons donc rapidement ce qui est dit ici. Dans l’état de nature existe une multitude d’individus aux désirs divergents, voire opposés. Comme il ne se trouve aucune force supérieure susceptible de les concilier, c’est la force physique individuelle qui décide quels désirs seront accomplis et quels désirs demeureront insatisfaits : l’individu le plus fort physiquement est le seul qui puisse imposer la satisfaction de ses désirs, ceux des plus faibles demeurant donc inassouvis.

2) L’individu et la loi du plus fort

A ces considérations, Freud ajoute une précision également traditionnelle :

Il n’y aurait rien de changé à cela si le plus fort trouvait à son tour un individu encore plus fort

Autrement dit, quoique la hiérarchie sociale de l’état de nature soit instable, au sens où le plus fort physiquement est toujours susceptible d’être supplanté par un plus fort encore, il n’en demeure pas moins qu’elle est stable dans sa forme : on a toujours affaire à la domination d’un individu qui, par sa force physique individuelle, impose ses désirs individuels. Nous allons voir que ce caractère individuel de la hiérarchie sociale de l’état de nature est précisément ce qui le distingue de l’état social.

II – Le passage à l’état social et la force de la communauté

1) La force collective comme source du droit

Freud présente dans les lignes suivantes la manière dont s’opère le passage de l’état de nature à la culture :

La vie en commun des individus n’est rendue possible que si se trouve réunie une majorité qui est plus forte que chaque individu […]. La puissance de cette communauté s’oppose maintenant en tant que « droit » à la puissance de l’individu, qui est condamné en tant que “violence brute”. […] Ce remplacement est le pas culturel décisif.

Deux choses importantes sont à noter. La première, c’est que la culture advient, écrit Freud, quand ce n’est plus la puissance physique de l’individu, mais celle d’une collectivité qui s’impose aux autres individus.
La deuxième, c’est que Freud ne présente pas cette transformation comme une sortie complète de la logique du rapport de force : la culture n’est pas un état où le conflit des désirs individuels disparaît soudainement et comme par un saut, mais un état où ce conflit prend une forme nouvelle. Il s’agit bien évidemment d’un progrès culturel considérable, mais ce progrès consiste dans un réagencement du rapport de force pulsionnel plutôt que dans son abolition. En effet, ce n’est plus, désormais, les désirs d’un seul qui sont imposés aux autres, mais les désirs de plusieurs ensemble, en tant que communauté. Le « droit » ne s’oppose donc à la violence individuelle brute que relativement : il est une violence collective plus élaborée, mais une violence tout de même.

2) La répression des désirs individuels

Dans un second temps, Freud envisage les effets pulsionnels de l’instauration du « droit » entendu comme domination pulsionnelle d’une collectivité : cette dernière impose à ses membres non pas exactement la suppression de leurs désirs antisociaux, mais plutôt leur frustration :

Les membres de la communauté se limitent dans leurs possibilités de satisfaction

Ces désirs doivent donc être réprimés, et la force physique de la communauté est suffisante pour imposer cette répression à l’individu.

3) Le progrès éthique : vers le sacrifice pulsionnel universel

Freud ajoute cependant une nuance importante aux considérations précédente :

En cela, rien n’est décidé sur la valeur éthique d’un tel droit.

Autrement dit, l’instauration du droit n’est pas encore l’instauration de la justice. En effet, il existe plusieurs cas de figure, plusieurs stades de développement éthique du droit. Le stade le plus bas de la justice est celui où le droit est « l’expression de la volonté d’une petite communauté », qui impose ses désirs par la violence aux individus extérieurs à elle. Dans un tel cas en effet, le droit ne règne encore que sur la petite quantité d’individus intégrés à la communauté, tandis que celle-ci demeure dans l’état de nature vis-à-vis des étrangers. Autrement dit, la restriction des désirs antisociaux ne vaut qu’à l’intérieur de la communauté.
Le stade le plus élevé de la justice au contraire, auquel l’humanité doit parvenir par degré à partir du précédent, consiste en ce qu’une quantité maximale d’individus soit intégrés au droit, c’est-à-dire consentent ensemble à la restriction de leurs pulsions antisociales. L’exigence de justice, donc, consiste en ce que la répression pulsionnelle est imposée à tous de la même manière.

III – L’ambiguïté des désirs individuels résiduels

La troisième et dernière partie du texte, enfin, apporte une précision déterminante : les désirs propres à l’individu ne disparaissent pas totalement, même sous le règne du droit : ils continuent à « bouillonner », écrit Freud. Ce bouillonnement pulsionnel, c’est le fait que les désirs individuels, quoique contenus, ne cessent pas d’exister, et sont donc toujours susceptibles de resurgir. Cependant, ces désirs individuels résiduels sont de deux sortes, l’une favorable à la culture, l’autre dirigée contre elle.

1) Le désir individuel de justice

Il peut exister en effet un désir individuel de justice, qui est « révolte contre une justice existante » et qui est « favorable à un développement ultérieur de la culture ». Dans ce cas, l’individu s’oppose à une restriction pulsionnelle trop forte imposée par la culture, mais pas à la culture elle-même. Il souhaite non pas que la culture soit abolie pour retrouver sa liberté individuelle originelle et naturelle, mais simplement modifier cette culture sur un point donné, afin qu’une entrave superflue ou injuste à tel désir individuel soit levée, sans remettre en cause le droit dans son intégralité. On peut penser par exemple à la décriminalisation des relations homosexuelles.
Ce désir individuel de justice, donc, est un facteur de progrès social : il mène à la suppression des interdits sociaux superflus ou injustes. Il vise une réforme du droit, non son renversement.

2) Le désir individuel antisocial

Mais la revendication de liberté individuelle peut également prendre une forme directement opposé à la culture. On a alors affaire à une résurgence des pulsions naturelles antisociales dans le cadre de la culture. C’est le cas par exemple du désir de meurtre, de viol, de vol, etc.

3) La culture idéale

Freud conclut sa réflexion en définissant ce que serait la culture parfaite. Elle consisterait dans un

équilibre approprié, porteur de bonheur, entre ces revendications individuelles et les revendications culturelles de la masse

En effet, la culture est la difficile conciliation de deux sources pulsionnelles différentes : la collectivité et l’individu. On peut en déduire qu’il existe deux extrêmes également négatifs : 1° une collectivité qui, en tant que telle, imposerait trop de restrictions à ses membres individuels et deviendrait oppressive ; 2° une collectivité qui au contraire imposerait trop peu de contrôle pulsionnel à ses membres, et risquerait donc de disparaître dans un retour à l’état de nature et aux conflits interindividuels des désirs. La culture idéale consiste, pour sa part, dans un juste milieu entre ces deux extrêmes également mauvais, c’est-à-dire dans la conciliation optimales des exigences pulsionnelles de la collectivité et des exigences pulsionnelles de l’individu.

Pour résumer

Dans l’état de nature, le conflit entre désirs individuels concurrents est réglé par le droit du plus fort.
Le passage à la culture consiste en ce que ce n’est plus un individu physiquement supérieur qui impose ses désirs aux autres individus, mais une communauté qui impose des restrictions pulsionnelles à ses membres.
Le progrès éthique de la société consiste en ce qu’un nombre toujours plus grand d’individus intègrent la communauté et consentent à restreindre leurs désirs individuels.
Ceux-ci toutefois ne disparaissent pas, et l’exigence individualiste peut prendre deux formes différentes : l’une vise à l’amélioration de la culture par la suppression des interdits superflus ou injustes ; l’autre est une résurgence des désirs naturels antisociaux, qui sont directement hostiles à la culture.
La culture idéale est celle qui concilie de façon optimale les désirs de la communauté et ceux de ses membres.

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