Cet article a pour but de te faire (re)découvrir Giacometti et son oeuvre majeure, l’Homme qui marche, une oeuvre que tu as sans doute déjà vue sans pour autant réfléchir à ce qu’elle signifie, ou plutôt au message que son corps véhicule…

En préambule : qui est Giacometti ?

    Avant de commencer, laisse-moi te présenter un peu Giacometti.

Ce peintre né en 1901 en Suisse dans une famille d’artistes a reçu un enseignement académique aux influences grecques mais aussi africaines et cubistes. En 1931 il intègre officiellement le mouvement surréaliste avec lequel il flirtait déjà depuis, entre autre sa  Boule suspendue (une oeuvre à la symbolique très érotique).

    C’est là que nous arrivons au corps : Giacometti  est exclu (sans pour autant vraiment s’en éloigner) du mouvement surréaliste en 1935 à la suite des recherches qu’il effectue sur la tête et l’allure humaines.

    Durant les années suivantes il produit des silhouettes qui « marchent ». Vous connaissez ainsi sans doute le célèbre Homme qui marche exposé dans les années 1940 à New York. Il sera récompensé dans les années 1960 par les prix de Carnegie, de Biennale, de Guggenheim, et  le Grand Prix international de 1965 avant de s’éteindre en 1966, toujours en Suisse…

L’HOMME QUI MARCHE

    J’aimerais me concentrer sur l’Homme qui marche dans la mesure où cette sculpture est emblématique de l’oeuvre de Giacometti.

L’Homme qui marche est un corps anonyme et une figure de l’existentialisme

       L’Homme qui marche est une oeuvre faite en bronze, matériau lourd qui contraste avec la nudité et la fragilité de son corps. Cet homme semble esseulé, pathétique, puisqu’ il “marche” mais a les pieds enracinés, il apparaît comme placé seul face au monde. Comme Vladimir et Estragon attendent Godot (le “sens de leur vie”), cet homme marche sans but, erre dans l’espace. Il est condamné à être libre, libre de marcher, et ce dans la direction qu’il aura choisie.  On comprend ainsi pourquoi il est souvent décrit comme étant une figure de l’existentialisme sartrien. Bien qu’il soit paradoxal qu’un corps qui participe à une identité puisse incarner tout un chacun, cet homme représente notre condition à tous.

Rappelons en effet ce qu’est l’existentialisme : il s’agit d’un courant philosophique et littéraire postulant que l’homme dirige le cours de sa vie par ses propres actions et choix, sans prédétermination. Ainsi l’homme serait “condamné à être libre” selon Sartre, condamné parce qu’il est obligé de faire des choix et, de fait,  obligé d’en assumer la responsabilité. Malgré certaines tendances communes, il existe des désaccords majeurs entre les existentialistes athées, comme Sartre et ceux qui sont théistes, comme Tilich.

  Sa nudité et sa fragilité qui, aux yeux de son créateur, devaient le rendre universel et intemporel -le bronze, comme il est caractérisé par une bonne résistance à l’usure, est donc bien adapté pour cette sculpture- confèrent à cet homme un caractère anonyme. En effet, si les canons de la mode et de la beauté -par exemple la préférence allant aux femmes pulpeuses ou au contraire très minces- changent selon les époques, le corps de l’homme en lui-même comporte des « constantes », quelle que soit l‘époque, le milieu social et les origines de l’individu. Puisque ce corps est anonyme, l’intention qu’il délivre est a priori universelle.  Une main qui tremble, un regard fuyant, un buste reculé, des yeux qui pétillent quand vous parlez de votre stage à Berlin ? On vous l’a souvent répété, en entretien, votre corps vous trahit ! La démarche de l’Homme qui marche n’a donc rien d’anodin et a été soigneusement pensée par Giacometti.

Le corps agit selon nos choix mais ne reflète pas toujours nos intentions

    La posture de l’Homme qui marche semble véhiculer l’idée positive d’une marche vers le progrès. Malgré une peau fine couvrant à peine les os, ce qui pourrait de symboliser sa vulnérabilité, l’homme a une démarche assurée. N’oublions pas, en effet, que la force dégagée par l’apparence physique n’est pas toujours corrélée à la force mentale. C’est ce qui fait justement la richesse de l’individu pris chez les Grecs comme la combinaison d’une âme et d’un corps. La marche adoptée paraît dynamique car ses bras semblent faire balancier et le propulser en avant. Une telle attitude corporelle témoigne a priori d’un certain optimisme face à son avenir. Cette impression est confirmée par le regard droit, fixé vers l’horizon et qui témoigne ainsi d’une forme de détermination dans la marche vers l’avenir, le progrès.

    Cet homme semble donc progresser avec assurance et confiance et pourrait être perçu comme une allégorie du progrès humain ou encore de l’histoire qui, n’est autre qu’une marche en avant vers un horizon indéterminé. L’homme serait donc porteur d’un optimisme sur son avenir non plus individuel, mais collectif.  Toutefois, tout comme une lettre, un tableau, le corps délivre un message, une intention. Cette intention n’est pas toujours correctement interprétée par celui qui la perçoit. Ainsi l’Homme qui marche n’est peut-être pas porteur d’autant d’espoir et d’optimisme que ce que l’on peut croire. En effet, Giacometti lui-même reconnaît n’avoir donné d’intention précise à ce corps, ouvrant un large champs d’interprétations.  Pour lui le corps est d’ailleurs toujours énigmatique (dans une interview des années 1940 il demande au journaliste “le bout du nez est énigmatique n’est-ce pas ?”) à l’instar des yeux faits dans une autre matière que le reste du visage…

    On peut donc considérer également que ce corps décharné témoigne des difficultés et désillusions qu’implique toute marche vers le progrès. Car au joli tableau plein d’espoir on peut ajouter de nombreux contrastes.  Tout d’abord, les pieds  comme englués dans un sol meuble et gênant la progression de l’homme. L’homme semble enraciné, retenu dans sa marche – sans doute cela explique-t-il la fragilité de son corps qui doit ainsi lutter pour avancer. Ce sol symbolise probablement son passé, ses souvenirs, même peut-être son éducation et ses préjugés qui empêchent d’innover, d’aller vers l’inconnu…  Surdimensionnés, les pieds de l’homme agissent comme des poids, des ancrages qui perturbent sa progression.

Paradoxalement le corps est une barrière, une aliénation pour l’individu

    Dans cette deuxième interprétation, on peut lire une dénonciation de l’aliénation qu’exerce notre corps sur nous. En effet, le corps représente la limite la plus compliquée à franchir pour l’homme. Même avec une volonté d’acier, il nous est par exemple impossible de soulever les montagnes, voler comme les oiseaux. Nous sommes prisonniers d’un corps qui subit son environnement (température, humidité) tout ayant toutefois la capacité d’agir en partie sur ce dernier (en aménageant l’espace qui l’entoure, respirant..).  Le travail de Giacometti sur le rapport de l’homme à l’espace place indéniablement le corps comme barrière physique. Par exemple, lorsqu’il présente Trois Hommes dans une même oeuvre, chacun d’eux se dirige vers une direction opposé, si bien qu’en marchant à l’infini, ils ne se croiseront jamais, alors même que leur corps est proche initialement. Sans le corps, ces hommes ne seraient pas ancrés dans l’espace, mais simplement dans la dimension temporelle. Il pourraient ainsi avoir conscience de leur présence mutuelle et communiquer entre eux.

A travers le corps de cet homme, Giacometti témoignerait ainsi de la difficulté à progresser physiquement, mais aussi spirituellement pour l’homme.Cela pour l’homme au sens d’individu singulier, mais aussi pour l’homme au sens d’humanité. Cette dernière difficulté provient de l’hétérogénéité de la progression de chaque individu. L’artiste est, comme le symbolisait Yves Klein à l’aide d’une flèche (dont la pointe représente l’artiste) en avance sur ses contemporains. Déterminé, il progresserait plus vite qu’eux, et parviendrait plus aisément à se libérer de la boue que ses contemporains. Cela a également des répercussions sur la capacité des hommes à communiquer entre eux.

Ainsi, ce n’est pas un hasard si, par la suite, les hommes marchant de Giacometti auront aussi cette allure d’ombre. Des ombres ne peuvent communiquer, elles se déplacent dans le même espace, séparée par des barrières invisibles. Le paradoxe réside dans le fait que l’ombre est inconsistante, immatérielle, vide, donc opposée au corps. Le corps en effet, même s’il constitue une barrière pour l’homme, est ce qui le lie au monde extérieur, par les sens, sa présence. Plus qu’une barrière le corps est donc une interface particulière.

Quelques idées à retenir…

  • Le corps est porteur d’un message, il est la manifestation matérielle de nos intentions mais agit parfois indépendamment de ces dernières ; Giacometti lui-même reconnaît n’avoir définit aucune intention précise à son Homme qui marche ce qui explique la multiplicité des clefs de lectures et confirme que cet homme représente bel est bien le courant existentialiste
  • Le corps reflète notre état d’esprit mais sa force ne témoigne pas toujours de notre force mentale, car comme le soulignent les Grecs, l’âme et le corps sont deux entités distinctes ; c’est pourquoi l’homme semble marcher avec détermination malgré son apparente fragilité
  • Même si le corps prend sens dans son environnement, interagit avec lui, il est une barrière : une limite biologique à nos projets, mais aussi une frontière entre autrui et moi, c’est donc une interface entre le monde et moi



J’espère que cet article t’a inspiré, n’oublie pas ce que Goethe disait : « Tout homme qui marche peut s’égarer », donc maintiens le cap jusqu’au concours !!!