En étudiant le thème de la parole, on étudie en creux celui du silence. En effet, restreindre la parole d’un individu conduit à lui imposer le silence contre sa volonté. A travers les lectures de J.S.Mill – célèbre fondateur du courant utilitariste en Angleterre – et de A. de Tocqueville – un des fondateurs de la sociologie – , on détermine à la fois le cadre légal, et le cadre social de la liberté d’expression. Si Mill est un célèbre défenseur de la liberté d’expression, il affirme cependant la nécessité d’imposer un cadre légal à celle-ci. Quant à Tocqueville, la restriction de la liberté de parole ne se fait pas à travers les lois, mais plus insidieusement et comme de son propre mouvement. Il s’agit bien plus d’analyser le phénomène du conformisme de masse qui conduit à la limitation de la liberté de parole  – par la pression de la majorité – dans une société démocratique.

  • J.S.Mill – De la liberté : La liberté d’expression dans le cadre de la recherche de la vérité

« Il faut ainsi se protéger contre la tyrannie de l’opinion et du sentiment dominant, contre la tendance de la société à imposer, par d’autres moyens que les sanctions pénales, ses propres idées et ses propres pratiques comme règles de conduite à ceux qui ne seraient pas de son avis. Il faut encore se protéger contre sa tendance à entraver le développement – sinon à empêcher la formation – de toute individualité qui ne serait pas en harmonie avec ses mœurs et à façonner tous les caractères sur un modèle préétabli. »

J.S.Mill considère la liberté comme un droit inaliénable de l’individu,ce qui s’inscrit dans la continuité de l’Habeas Corpus et de la tradition libérale anglaise. Tout au long de cet ouvrage, il s’interroge sur le juste milieu entre l’indépendance individuelle et les nécessités du contrôle social. La question de la liberté de parole s’inscrit dans cette problématique, puisque l’on se demande dans quelle mesure la société peut légitimement contraindre l’individu dans sa volonté de s’exprimer librement. Le second chapitre de cet ouvrage, nommé « De la liberté de pensée et de discussion» ,  est ainsi consacré à cette problématique.

Mill propose d’abord une défense de la liberté d’expression basée sur la valeur heuristique de celle-ci, tout en lui imposant une restriction dans une perspective sociale. La liberté d’opinion ne doit pas être arbitrairement limitée par le gouvernement ou tout autre autorité, ne serait-ce qu’intellectuelle. C’est une position bien libérale que défend  J.S.Mill : la liberté d’expression doit être totale, aucune opinion, fût-elle la plus fausse ne peut être interdite. Il justifie cela :
  1. Au nom de la vérité, il faut défendre cette liberté car toute opinion peut-être vraie. Ceux qui cherchent à la supprimer ne sont pas en mesure de trancher pour l’humanité entière, ni de retirer aux autres les moyens de juger. On ne peut pas permettre la censure, puisque l’on risque d’échapper à la vérité. “Refuser d’entendre une opinion sous prétexte qu’ils sont sûrs de sa fausseté c’est présumer que leur certitude est la certitude absolue.” Et admettons même qu’elle soit fausse, par l’erreur celle-ci mène de manière plus éclatante à la vérité. Ainsi, pour établir la liberté d’expression il faut permettre une diversité d’opinion grâce au débat au sein de la société, et cela en vue de déterminer la vérité.  Il use ainsi d’un argument utilitariste, puisque la censure conduit à une sorte de « manque à gagner intellectuel » préjudiciable à tout le corps social. De cet argument, il tire le fait que la « liberté de conscience » est un droit inaliénable, puisqu’à lui seul il permet à un homme isolé de tenir tête à l’ensemble d’une classe ou d’une collectivité.
  2. Toutefois, J.S.Mill nuance son propos dans la suite de son ouvrage, notamment aux pages 44-45 “Au contraire, même les opinions perdent leur immunité lorsqu’on les exprime dans des circonstances telles que leur expression devient une instigation manifeste à quelque méfait. […] La liberté de l’individu doit être contenue dans cette limite: il ne doit pas nuire à autrui.La liberté d’expression, donc de parole, doit être conservée tant que celle-ci ne nuit pas à autrui. Mill explique que la liberté de parole doit être restreinte dès l’instant où elle incite à la violence, et peut être nuisible à autrui. Ainsi, Mill définit la limite de la liberté de l’individu là où ses paroles violent les droits équivalents et la liberté d’un autre être humain.

D’autre part, je vous invite à vous intéresser à Spinoza, qui lui aussi s’est intéressé à la valeur heuristique de la liberté de parole (Chapitre XVI – L’Ethique)

  • A. de Tocqueville – De la démocratie en Amérique : La démocratie par son essence même conduit à une spirale du silence

Tandis que J.S.Mill s’interroge sur le cadre légal de la liberté d’opinion, Tocqueville montre que la démocratie dans son essence même conduit à une restriction de la liberté d’opinion. Tocqueville définit l’opinion publique comme l’opinion qui peut être exprimée en public sans risquer la sanction sociale efficace qu’est l’isolement. D’autre part, il existe selon lui, une tendance des individus à se replier sur la sphère privée ce qui entraîne le despotisme un pouvoir immense et tutélaire” enserrant la société dans une “servitude, réglée, douce et paisible.”

Cela correspond au résultat non désiré d’actions individuelles cohérentes mais dont la convergence est perverse et le non-résultat de l’action d’un tyran.

D’où l’affirmation “il n’y a pas de liberté d’esprit en Amérique. En vérité, il n’y a point besoin de despote, de censure ou de lois, la simple pression de l’opinion commune suffit à interdire l’expression des points de vue divergent.

“Ce n’est pas qu’il (l’écrivain) ait à craindre l’autodafé, mais il est en butte à des dégoûts de tout genre et à des persécutions de tous les jours.”

Nous sommes ici dans la spirale du silence” qui conduit l’opinion dominante à se renforcer d’elle-même.

Aux États-Unis, la démocratie s’est faite sans révolution, il n’y a pas eu d’atteinte légale à la liberté d’expression, mais celle-ci présente ses dangers : le risque du modèle des États-Unis qui se diffuse dans le reste du monde.

“Le conformisme ou la dictature de la majorité”. En effet, il y a le risque que fait courir le règne de l’opinion publique en démocratie : les citoyens tendent à suivre l’opinion commune par une pression de la majorité.

Une tyrannie de la majorité n’a rien d’impossible, la loi de la majorité est sanctifiée par la démocratie qui la place au fondement de la souveraineté. La majorité des individus ont des intérêts contraires de ceux de la minorité.  De ce fait, la liberté est bridée par le conformisme. “En Amérique la majorité trace un cercle autour de la pensée.” Ainsi, braver l’opinion commune est un acte de courage.