Depuis la découverte du Nouveau Monde (avec les « sauvages » des Amériques notamment, comme Voltaire a pu en décrire dans L’Ingénu), le XVIIIe siècle voit son rapport au corps et à la nudité changer progressivement, preuve que la perception des corps se modifie.  De fait, les Européens découvrent des peuples totalement différents d’eux, aux coutumes qui leur semblent plus proches de l’homme « originel » puisque plus proches de la nature.

La société occidentale tend à réclamer plus de libertés des corps, que ce soit dans les mœurs et dans la politique. Ainsi, cela a conduit en France à la Révolution en 1789, et avec elle la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Le mouvement intellectuel des Lumières en est le précurseur, revendiquant la fin de la tyrannie du catholicisme, plus d’égalités sociales ; tout cela sous une monarchie absolue de droit divin.

Les mœurs ambiantes à l’époque sont partagées entre conservatisme et progressisme. L’ambivalence se retrouve dans la manière dont les écrivains traitent la nudité et le corps : littérature et philosophie oscillent souvent entre libertinage et persistance d’une pudeur excessive.

A l’époque, la liberté de mœurs sexuelles n’était pas acceptée par la haute société. Les libertins devaient donc agir dans la plus grande discrétion pour ne pas en être exclu. Toute femme qui souhaitait avoir un ou plusieurs amants devait faire attention à agir discrètement pour ne pas être rejetée, exclue. Les Liaisons dangereuses peignent l’histoire d’une femme, la marquise de Merteuil, et d’un homme, le vicomte de Valmont, qui maîtrisent parfaitement l’image de leur corps, tout en ayant des valeurs morales bien éloignées de celle de la société qui les entoure. Dans sa préface aux Liaisons dangereuses, Michel Delon écrivait : « Jusqu’aux convulsions de la Présidente et à la petite vérole qui défigure finalement la marquise, le corps féminin est observé, suivi dans ses rythmes et ses accidents. »

Dans Les Liaisons Dangereuses, Mme de Merteuil est une femme sans principe et dépravée dans l’intimité, libertine, qui s’amuse à manipuler son entourage avec l’aide de Valmont, un de ses amants, lui aussi libertin. Alors que Valmont essaie de conquérir Mme de Tourvel, censée être son plus grand défi puisque mariée, dévote et chaste, celui-ci s’éprend d’elle.

La lettre XLVIII (48), certainement la plus démonstratrice du talent de Laclos, est un piège épistolaire. Dans ce passage des Liaisons Dangereuses Valmont écrit à Mme de Tourvel qu’il l’aime passionnément, qu’il ne peut s’en empêcher, et l’aimera malgré le fait qu’elle soit mariée. Mais Valmont est un libertin, son activité préférée est donc le persiflage et la passion des corps. Il y a dans cette lettre une double-entente que Mme de Tourvel ne percevra pas, mais destinée à amuser Mme de Merteuil, à qui Valmont donnera à lire la lettre. La signification cachée de cette lettre parle de sexe, de la nuit torride que Valmont a passé avec une ancienne amante, sur le dos de qui il écrit cette lettre.

« Du Vicomte de Valmont à la Présidente Tourvel

Paris, ce 30 août.

C’est après une nuit orageuse, et pendant laquelle je n’ai pas fermé l’œil ; c’est après avoir été sans cesse ou dans l’agitation d’une ardeur dévorante, ou dans l’entier anéantissement de toutes les facultés de mon âme, que je viens chercher auprès de vous, Madame, un calme dont j’ai besoin, et dont pourtant je n’espère pas pouvoir jouir encore. […] Quoi ! ne puis-je donc espérer que vous partagerez quelque jour le trouble que j’éprouve en ce moment ? J’ose croire cependant que, si vous le connaissiez bien, vous n’y seriez pas entièrement insensible. […] En vain m’accablez-vous de vos rigueurs désolantes ; elles ne m’empêchent point de m’abandonner entièrement à l’amour […]. Jamais je n’eus tant de plaisir en vous écrivant ; jamais je ne ressentis, dans cette occupation, une émotion si douce, et cependant si vive. Tout semble augmenter mes transports : l’air que je respire est brûlant de volupté ; la table même sur laquelle je vous écris, consacrée pour la première fois à cet usage, devient pour moi l’autel sacré de l’amour ; combien elle va s’embellir à mes yeux ! j’aurai tracé sur elle le serment de vous aimer toujours ! […] il faut vous quitter un moment pour dissiper une ivresse qui s’augmente à chaque instant, et qui devient plus forte que moi.

Je reviens à vous, Madame, et sans doute j’y reviens toujours avec le même empressement. Cependant le sentiment du bonheur a fui loin de moi ; il a fait place à celui des privations cruelles. […] Si je me retrace encore les plaisirs de l’amour, c’est pour sentir plus vivement le regret d’en être privé. […] Cependant jamais mon amour ne fut plus respectueux, jamais il ne dut moins vous offenser ; il est tel, j’ose le dire, que la vertu la plus sévère ne devrait pas le craindre »

Une lettre écrite par un libertin

Dans ce passage des Liaisons Dangereuses, Valmont tente un pari double : conquérir la Présidente de Tourvel, et amuser Mme de Merteuil.

On retrouve dans la lettre des Liaisons Dangereuses un large champ lexical de la passion amoureuse : « ardeur dévorante », « émotion si douce… si vive », « aimer toujours », etc. La première lecture nous montre un homme qui devient malade d’amour et ne vit plus que par cela : il n’a pas « fermé l’œil » de la nuit, est rongé par une « ardeur dévorante », et il vit un « entier anéantissement de toutes les facultés de [son] âme ». L’emploi récurrent de points d’exclamation exprime le lyrisme et l’emportement de l’auteur de la lettre. Il précise cependant qu’il garde un certain empire sur ses passions puisqu’il saura rester « respectueux » des volontés de la Présidente.

Mais sous ses airs de passion désespérée pour Mme de Tourvel, la lettre des Liaisons Dangereuses révèle bientôt sa dimension sexuelle à la deuxième lecture : « ardeur dévorante », « l’entier anéantissement », « jouir », etc. Valmont invite dans cette lettre Mme de Tourvel à s’abandonner à des plaisirs sexuels avec lui, ce qu’elle a toujours refusé jusque-là : « Si je me retrace encore les plaisirs de l’amour, c’est pour sentir plus vivement le regret d’en être privé ».

L’extrait n’est pas innocent : il montre avec finesse l’envers d’une société à double facette.

Sous un masque de pudeur, de moralité, et de vérité, se cachent des intentions cruelles. La nudité est cachée mais pourtant bien présente dans les Liaisons Dangereuses : « la table même sur laquelle je vous écris, consacrée pour la première fois à cet usage, devient pour moi l’autel sacré de l’amour », seulement, Mme de la Tourvel ne percevra pas cette double signification, qui ne sera comprise que par des initiés au libertinage donc adeptes du persiflage. Le rapport à la nudité, au corps et au sexe dans cette lettre et dans tout le roman peut être résumé en une phrase de Mme de Merteuil : « Ne laisse rien voir, mais fais tout deviner ».

Michel Delon résumait dans sa préface le rapport au corps ambivalent dans le roman : « Les Liaisons dangereuses racontent à la fois un travail d’interprétation et de maîtrise des signes et une lutte pour la possession des corps et pour la jouissance physique »

Le reflet d’une image de société hypocrite et débauchée

Malgré certaines apparences, la volonté de Laclos n’était certainement pas d’encourager au libertinage. Au contraire, l’auteur voulait révéler au grand jour les incohérences de la société, coincée entre une pudeur et une honte des corps de façade et une débauche dans l’intimité. Le sous-titre des Liaisons dangereuses est révélateur de cette intention : « Lettres recueillies dans une société, et publiées pour l’instruction de quelques autres ». Mme de Merteuil représente tout ce que Laclos considérait méprisable : sage en société, perverse dans l’intimité, méchante et manipulatrice. Le roman lui réserve d’ailleurs une fin morale : ses cruautés et son libertinage démasqués, ainsi que défigurée par une maladie sexuelle, Mme de Merteuil doit s’exiler en Hollande. De même que Rousseau, Laclos était convaincu que la société dans laquelle ils vivaient apportait le vice en son sein-même, et voulait que son œuvre crée un idéal de société.

Mais cette description du libertinage que l’auteur nous offre peut être problématique : il le condamne et pourtant le décrit avec de nombreux détails : ce canon littéraire ne fait pas moins de cinq cents pages. Avait-il alors une connaissance pratique du milieu ? ou bien en était-il instruit seulement par les livres, ce qui remet en question sa connaissance du vrai libertinage ? Le théoricien littéraire Jean Goldzink a d’ailleurs écrit que le libertinage des Liaisons dangereuses est plutôt fictif que réel.

D’autre part, l’écrivain dénonce les inégalités face à la nudité du corps : Valmont est connu pour être un grand séducteur, et sa réputation le précède toujours sans pour autant lui être défavorable ou l’exclure de la haute société. A l’inverse, sa grande complice Mme de Merteuil est obligée d’ « avancer masquée », de paraître la plus chaste possible aux yeux de son entourage. L’inégalité des sexes est toujours présente, même dans le libertinage, et l’ambiguïté du rapport à la nudité et à la libération des mœurs sexuelles est très ancrée dans les Liaisons Dangereuses.

A RETENIR :

La lettre XLVIII est un piège épistolaire, puisqu’elle comporte :

  • un sens évident, la passion amoureuse,
  • et un sens caché, sexuel et railleur.

L’extrait des Liaisons Dangereuses illustre la critique d’une société à double facette :

  • La pudeur n’est qu’une apparence, ainsi que les autres valeurs qui sembleraient être illustrées : la moralité, la vérité, le respect.
  • L’utilisation du persiflage manifeste des intentions cruelles, que Mme de Tourvel ne percevra pas.

Il reflète l’image de la société du XVIIIe vue par Laclos, hypocrite, débauché, et incohérente :

  • Malgré la pudeur affichée, c’est la débauche des corps et le mensonge qui triomphent sous la cape.
  • Même dans la nudité (donc l’intimité), l’inégalité des sexes est présente : hommes et femmes ne sont pas perçus de la même manière par rapport à leur nudité et leur nudité.