Dans cet article, nous nous appuyons sur le Chapitre V de la Libération animale de Peter Singer pour présenter une brève histoire du spécisme dans le christianisme.

I – Définition du spécisme

Avant d’entrer dans cette histoire du spécisme, il nous faut tout d’abord comprendre le terme au sens précis où il sera employé ici. Le spécisme est une idéologie. Une idéologie est un ensemble d’idées défendues par une certaine catégories d’individus pour justifier et perpétuer leur domination sur une autre catégorie d’individus. Ainsi, le spécisme est un ensemble d’idées défendues par les êtres humains afin de justifier et de perpétuer leur domination sur les animaux. Cette idéologie, en Occident, a été formée et répandue par les plus grands penseurs de notre tradition.

Cette éthique animale idéologique d’Occident est fondée sur le judaïsme et l’Antiquité grecque, dont le christianisme est la synthèse.

II – L’Ancien Testament

1) Le début de la Genèse : unicité et supériorité de l’homme

Le livre pré-chrétien fondateur est ici l’Ancien Testament. Il constitue l’une des sources fondamentales de l’idéologie spéciste occidentale. C’est ce que nous allons voir en examinant les principaux éléments de cette mythologie.

Au début de la Genèse, il est d’abord dit deux choses importantes. La première, qui alimente l’idée d’une différence essentielle entre l’homme et les autres animaux, est que Dieu a créé l’homme à son image. L’homme est donc unique sur la Terre, car par opposition à tous les autres êtres, il est une sorte de petit dieu. Autrement dit, l’espèce humaine est divine, tandis que toutes les autres espèces animales sont purement terrestres : elles son certes créées par Dieu, mais pas à son image.

La seconde idée importante est que Dieu accorde à l’homme la domination sur toutes choses, y compris bien sûr les animaux. Ceci est d’une importance capitale : cela signifie que ce qui constitue, dans le cadre de pensée théologique de l’Ancien Testament, la plus haute autorité morale, à savoir Dieu, nous autorise à traiter tous les êtres terrestres comme des subordonnés.

On peut donc dire que les premières pages de la Genèse fournissent la prémisse descriptive et la prémisse normative de l’idéologie spéciste : premièrement, nous sommes radicalement différents des animaux ; secondement, nous leur sommes supérieurs et avons le droit moral, et même divin, de les dominer.

Une nuance est apportée par le fait que, dans le Jardin d’Éden, l’homme se nourrit des fruits spontanément produits par une nature abondante, et non des animaux. Mais il faut noter que cet état de l’humanité ne représente pas la condition humaine qui est la nôtre : il s’agit d’un état originel que nous avons quitté depuis la Chute.

2) La Chute causée par un animal, et l’exploitation des animaux

La Chute est le récit des raisons pour lesquelles l’homme a été chassé du Paradis originel qu’est le Jardin d’Éden. Or, c’est un animal qui se trouve être la cause de cette déchéance : il s’agit du serpent qui pousse Ève à corrompre Adam. L’animal et la femme sont tous deux présentés comme étant les sources du péché originel, et s’en trouvent donc par là symboliquement dévalués dans la culture vétérotestamentaire.

Après la Chute, deux autres éléments viennent corroborer cette dévaluation symbolique. Dieu offre à l’homme des peaux de bête. Ce don est traditionnellement interprété comme représentant le don de la technique fait par Dieu à l’homme. Mais il symbolise aussi le fait qu’il est désormais permis à l’homme de tuer les animaux pour les exploiter à ses fins.

Par ailleurs, le fils d’Adam et Ève, Abel, sacrifie des animaux à Dieu. Ce point est également important : il signifie non seulement que Dieu a le droit d’exploiter des animaux pour servir ses intérêts, mais aussi que la mise à mort des animaux plaît intrinsèquement à Dieu.

3) Le Déluge : noyer les animaux pour punir les humains

Le Déluge est un épisode de la Genèse particulièrement caractéristique du mépris vétérotestamentaire pour l’animal. Il vise en effet à punir les hommes, dont le comportement a déplu à Dieu, mais il implique aussi le sacrifice de l’intégralité des espèces animales vivant sur Terre, qui pourtant ne sont pas responsables des fautes de l’homme. Ce point illustre bien l’absence de considération morale pour les animaux : leur anéantissement n’est qu’un dommage collatéral sans importance du châtiment divin adressé aux humains.

III – Le Nouveau Testament et le christianisme

1) Avant le christianisme : les limites de la morale romaine

L’Empire romain est non seulement peu sensible, moralement, à la souffrance animale, mais il ne l’est pas non plus vraiment à la souffrance humaine. Il s’est en effet construit sur des guerres de conquêtes, d’où la promotion des vertus guerrières et la relégation des vertus de charité. L’un des résultats de cette configuration morale est que les Romains voyaient dans la souffrance des animaux, et même dans celle de certains autres êtres humains (les chrétiens notamment !), une source tout à fait normale et acceptable de divertissement. Leur sensibilité morale était donc notablement éloignée de la nôtre, mais aussi de celle de l’esprit chrétien.

Il serait évidemment faux, cependant, de considérer que les Romains n’avaient absolument aucun sentiment moral. En réalité, ils valorisaient certaines vertus proprement morales, telles que la justice, la vertu civique ou la bonté. Si leur sensibilité morale est différente de la nôtre, ce n’est pas tant en raison de la nature des vertus morales qu’ils promouvaient qu’en raison de la délimitation étroite de leur sphère d’application : ces vertus valaient pour les proches et les concitoyens, mais excluaient, d’une part, les animaux, mais aussi, d’autre part, certains êtres humains comme les prisonniers de guerre ou les criminels. Il existait donc chez les Romains une scission morale à l’intérieur même de l’humanité, entre les hommes envers lesquels il fallait respecter certains devoirs moraux et les autres.

2) La révolution chrétienne : l’unité de l’espèce humaine…

Il faut d’abord saisir ce qu’est la sensibilité morale des Romains pour comprendre le caractère révolutionnaire de la morale chrétienne. Le christianisme, en effet, vient installer au cœur de l’Empire romain l’idée alors inouïe de l’unité de l’espèce humaine : tous les hommes doivent être respectés moralement. La croyance en l’existence et en l’immortalité de l’âme est l’une des principales raisons de cet révolution universaliste menée par le christianisme : si toute vie humaine est sacrée, c’est parce que tout homme possède une âme qui vivra éternellement.

3) …et l’exclusion des animaux

L’esprit chrétien peut à bon droit être considéré comme représentant un progrès par rapport à l’esprit romain : il élargit la sphère de la moralité à l’humanité entière là où l’esprit romain la restreignait à une certaine catégorie d’hommes.

En revanche, la morale chrétienne représente une stagnation, voire une régression morale du point de vue de l’éthique animale. L’unification morale de l’espèce humaine se fait en quelque sorte sur le dos de l’animal.

Plusieurs passages du Nouveau Testament montre que le statut moral de l’animal n’a pas changé depuis l’époque vétérotestamentaire. Ainsi, dans l’Évangile selon saint Marc, Jésus soigne un homme possédé par des démons en envoyant ceux-ci dans les corps d’un troupeau de 2000 porcs qu’il noie ensuite dans la mer. Dans la Première épître de saint Paul aux Corinthiens, Paul affirme explicitement que les lois divines valent pour les hommes et non pour les animaux.

La conséquence historique de cette exclusion morale des animaux est que, après la conversion de l’Empire romain au christianisme, les combats entre hommes destinés au divertissement furent interdits, mais pas les combats entre animaux, ou entre hommes et animaux. On peut voir dans la corrida comme une survivance de ces pratiques.

4) Aristote, Saint Thomas et le statut moral de l’animal

Saint Thomas, l’un des plus grands théologiens chrétiens, s’appuie sur le finalisme aristotélicien pour théoriser notre rapport moral à l’animal. Or, s’il est vrai qu’Aristote ne distingue pas l’homme du reste des animaux (contrairement au christianisme), il pense néanmoins les animaux (au même titre que les esclaves) dans le cadre d’une logique finaliste qui les soumet à l’homme. L’idée est que l’homme seul est rationnel, donc capable de former des fins, et que par conséquent les êtres non rationnels constituent pour lui de simples moyens.

C’est sur cette base aristotélicienne que Thomas autorise le meurtre des animaux. Plus largement, Thomas n’admet absolument aucun devoir des hommes envers les animaux. En effet, il présente une typologie tripartite des péchés, qui se divisent en péchés contre soi-même, péchés contre le prochain et péchés contre Dieu. Mais l’animal n’est à aucun moment mentionné dans cette typologie.

L’effet de ces considérations théoriques sur l’institution catholique est visible dans le fait, par exemple, qu’au milieu du XIXe siècle encore Pie IX refusa une SPA à Rome, au motif qu’on n’a pas de devoirs envers les animaux.

Pour résumer

Le spécisme est une idéologie, c’est-à-dire un ensemble d’idées qui visent à justifier et perpétuer la domination de l’homme sur l’animal. En ce sens, le christianisme est un spécisme.

L’Ancien Testament conçoit l’homme comme essentiellement différent de l’animal, car possédant une dimension divine, et le présente comme autorisé par Dieu lui-même à exploiter l’animal pour servir ses fins.

Le Nouveau Testament, s’il représente historiquement un progrès moral en tant qu’il insiste sur l’unicité de l’espèce humaine à une époque où l’esprit romain rejetait certains hommes en dehors de la sphère morale (prisonniers de guerre et criminels), maintient cependant l’idée vétérotestamentaire que l’animal est un être inférieur et librement exploitable.

Ainsi, Thomas, le principal théologien chrétien, suivant Aristote et la Bible, considère que les animaux sont de simples moyens au service des hommes, et ne reconnaît pas la possibilité d’un péché contre les animaux.

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