Dans cet article, nous allons nous intéresser au rôle majeur que Ferry attribue à l’amour dans la vie humaine.

Quelques mots sur Ferry et son ouvrage

Luc Ferry est un philosophe et homme politique français contemporain. Il est notamment connu pour sa travail de vulgarisation philosophique, mais élabore aussi une philosophie qui lui est propre, notamment articulée autour de la valeur de l’amour.

Nous présenterons ici la dernière partie du Chapitre 2 de son livre La plus belle histoire de la philosophie, qui mêle justement vulgarisation et présentation de ses propres conceptions.

La question philosophique posée dans ce texte

Ferry pose ici la question suivante : comment donner du sens à la vie humaine à notre époque ?

Les enjeux de la question

Pour bien comprendre l’intérêt de la question, il faut saisir ses enjeux : en philosophie, la dernière grande réponse à la question de la vie bonne et du sens de la vie est ce que Ferry appelle la « déconstruction » (initiée part Nietzsche), et risque de mener à l’individualisme (repli de l’individu sur lui-même) et au relativisme (rejet de toute valeur objective). D’autre part, dans la vie politique, les grands projets collectifs ont été discrédités par les événements tragiques du XXe siècle. Dans ces conditions, il est urgent de trouver une nouvelle base au sens de l’existence humaine, qui n’est plus appuyée sur rien.

La thèse de Ferry

La thèse défendue par Ferry est la suivante : c’est l’amour, plus précisément l’amour dans le couple librement choisi, qui constitue le socle d’un nouveau système de valeurs universel.

Le plan de l’article

On présentera d’abord la menace que représente la déconstruction nietzschéenne pour les valeurs universelles. On verra ensuite pourquoi l’avènement du mariage libre, au XXe siècle, constitue une révolution du point de vue des valeurs. On expliquera finalement en quel sens la philosophie de l’amour défendue par Ferry est une synthèse des critiques de la déconstruction et des idéaux de la pensée humaniste des Lumières.

I – La menace d’une vie insignifiante et la promesse de l’amour

1) La philosophie et le sens de la vie humaine

Selon Ferry, l’objet ultime de la philosophie est de légitimer des valeurs morales, c’est-à-dire de définir ce qu’est la vie bonne pour les êtres humains, afin de sauver l’existence humaine du risque de se révéler insignifiante (risque qui découle de la contingence et de la brièveté de la vie). Elle doit donc, ultimement, répondre à la question fondamentale du sens de la vie humaine.

Mais elle le fait par des moyens purement rationnels, sans recourir à la foi. C’est pourquoi Ferry la qualifie de spiritualité laïque (par opposition à la spiritualité religieuse des religions).

2) Les « déconstructeurs » : progrès et régression

Or, la dernière grande époque philosophique a été celle que Ferry appelle la déconstruction, dont Nietzsche est le chef de file. S’opposant aux idéaux universels abstraits et désincarnés des Lumières (le Progrès, la Science, les Droits de l’Homme, la Démocratie, etc.), la déconstruction a fait progresser la critique philosophique ; mais si l’on s’arrête à elle, elle présente en même temps un grand risque : peut-être n’existe-t-il aucune valeur objective, peut-être l’individu ne peut-il que créer ses propres valeurs sans rejoindre la communauté à travers des valeurs universelles.

La déconstruction a permis à l’homme individuel de gagner plus de liberté et d’autonomie, mais sans parvenir à savoir quoi faire de ce gain. La philosophie contemporaine est donc celle qui a pour tâche d’employer cette libération a bon escient.

3) L’amour, nouveau principe de sens

La philosophie contemporaine a donc pour tâche de conserver les acquis de la déconstruction (le rejet des valeurs abstraites et désincarnées) tout en comblant ses lacunes (son individualisme et son relativisme). C’est à cette époque philosophique que Ferry appartient. Il l’appelle le deuxième humanisme. Il s’agit en quelque sorte d’opérer une synthèse entre l’humanisme des Lumières et la déconstruction : admettre la critique des grandes valeurs abstraites, mais sauver des valeurs universelles.

Or, ce deuxième humanisme est un humanisme de l’amour. Autrement dit, c’est précisément l’amour qui va permettre de sauver les valeurs universelles. L’amour en effet est un sentiment unique, qui sera érigé en principe métaphysique donnant du sens à nos vies. Il permet à la fois de magnifier toutes les singularités humaines, tous les individus, et en même temps de reconstruire des idéaux collectifs.

II – Un nouvel espoir : aimer librement et aimer les autres

1) Mort des anciens idéaux et vigueur de l’amour

Les anciens idéaux (religieux, moraux, patriotiques, révolutionnaires) n’ont plus beaucoup de valeur aujourd’hui, au contraire de l’amour qui est, selon Ferry, « une valeur en hausse ». Cette chute d’idéaux qu’il juge mauvais est, selon Ferry, une bonne nouvelle. La seule chose qui invite au sacrifice aujourd’hui, c’est l’amour (de nos proches), et non Dieu ou la patrie.

2) La révolution de l’amour : l’avènement du mariage libre et de la famille moderne

Il y a eu, en Europe, ce que Ferry appelle une révolution de l’amour, qui a consisté dans le passage des mariages arrangés au mariage choisi librement par les individus concernés, selon leur inclination amoureuse, en vue de l’épanouissement de l’amour du couple et envers les enfants. La famille moderne, instaurée par l’amour, a donc remplacé la famille traditionnelle qui reposait sur l’intérêt et la tradition.

Cette révolution de l’amour est lié à la révolution industrielle, qui a permis aux jeunes d’aller en ville pour y travailler, les soustrayant ainsi à l’emprise de la communauté villageoise. C’est après la seconde guerre mondiale que le mariage d’amour va vraiment devenir la règle (le terme de « mariage » étant ici employé au sens très large de couple, et non au sens légal ou traditionnel).

3) De l’individu à l’amour universel en passant par le couple

L’amour est valorisé parce qu’on y voit l’expression de l’individu libéré des contraintes du conformisme, qui cherche la vie bonne dans l’ouverture aux autres.

La place centrale donnée à l’amour fait qu’on cherche sans cesse à donner aux êtres aimés les conditions pour leur épanouissement. Mais l’amour dépasse largement le cadre de la sphère privée : il renouvelle les idéaux collectifs, liés au souci de laisser un monde heureux aux générations futures. L’amour ne mène donc pas au repli individualiste, mais au sens du collectif.

En résumé, l’amour libre mène à l’amour du partenaire, puis des enfants, puis, par là, à l’amour des générations futures et donc au bien général de l’humanité. L’amour du couple est donc le trait d’union entre l’individu et le bien universel.

4) Un nouvel idéal politique : l’amour des générations futures

Cette nouvelle valeur va investir la sphère de la politique pour faire de la question des générations futures le problème majeur (là où la politique traditionnelle pensait d’abord à la nation à droite, et à la révolution à gauche). C’est ce qui explique l’importance du mouvement écologique.

III – Aimer : un sentiment vécu comme base du sens de l’existence humaine

1) Une nouvelle forme de transcendance

L’amour permet ainsi, selon une formule de Husserl, la « transcendance dans l’immanence ». Autrement dit, il donne à la vie une dimension sacrée sans recourir à des entités transcendantes (comme Dieu ou les Droits de l’Homme). De cette manière, le deuxième humanisme se soustrait aux critiques que les déconstructeurs opposaient aux idéaux des Lumières.

L’amour est transcendant en ce qu’il nous fait sortir de nous-mêmes, mais il est immanent en ce que nous opérons ce mouvement à partir de nous-mêmes. L’amour de l’être aimé vainc notre égoïsme naturel, mais cette victoire a lieu dans notre intériorité la plus intime. De même, le sacrifice qu’il exige ne profite plus à des idées abstraites et transcendantes comme Dieu ou le Progrès, mais à des êtres concrets, nos proches.

2) Le sens de la vie fondée sur une expérience directe et charnelle

On peut ainsi parler d’un humanisme de l’amour. C’est l’amour qui, parmi les dimensions de l’existence libérées par les déconstructeurs, permet d’accéder à la plus grande intensité de la vie (comme le souhaitait Nietzsche). Le deuxième humanisme fonde ainsi la vie bonne non sur des fictions transcendantes, mais sur un sentiment directement vécu, l’amour.

Pour résumer :

  • La philosophie est la réponse rationnelle à la question de la vie bonne et donc du sens de la vie.
  • La déconstruction menée par Nietzsche, en détruisant à raison les idéaux désincarnés des Lumières, laisse l’époque contemporaine désemparée : elle ne trouve plus de valeurs objectives auxquelles s’attacher, et l’individu se replie sur lui-même.
  • Mais l’avènement du mariage libre au XXe siècle permet une révolution des valeurs.
  • En choisissant son partenaire par amour, on se lie davantage à ses enfants, et par eux aux générations futurs et à l’humanité dans son ensemble.
  • L’amour est donc un sentiment bien réel, immanent, situé en nous, mais qui permet en même temps de recréer du sacré et de nous conduire à des valeurs universelles.