Dans cet article, nous allons nous intéresser à la conception de la perversion défendue par Marcuse.

Quelques mots sur Marcuse et son ouvrage

Herbert Marcuse est un philosophe américain d’origine allemande du XXe siècle. Il appartient à l’école de Francfort (comme, notamment Adorno et Horkheimer). La philosophie de Marcuse est ce qu’on appelle un freudo-marxisme : c’est une synthèse entre la psychanalyse de Sigmund Freud et la philosophie communiste de Karl Marx.

Le livre Éros et civilisation explore les relations entre le désir, l’amour, la société et la répression. Dans cet article, nous nous penchons en particulier sur le Chapitre X, intitulé « La transformation de la sexualité en Éros ».

La question philosophique posée dans ce texte

Marcuse pose la question suivante : la libération totale de la sexualité mènerait-elle à des perversions anti-sociales, et donc à la barbarie ?

Les enjeux de la question

Pour bien comprendre l’intérêt de la question, il faut saisir ses enjeux : Marcuse défend l’utopie d’une société égalitaire débarrassée de toute forme de répression pulsionnelle, où les attitudes amoureuses et sexuelles des individus seraient entièrement libérées. Cette utopie se heurte cependant à des objections très fortes, qui viennent de l’expérience de la société réelle, celle dans laquelle nous vivons : il semble qu’un certain contrôle social des instincts, notamment de la sexualité, soit nécessaire à la vie sociale. Une libération totale de la sexualité risque fort d’être un règne du sadisme, de la violence et du conflit inter-individuel. Bref, la libération de l’instinct sexuel serait le retour de la barbarie.

La thèse de Marcuse

La thèse défendue par Marcuse est qu’au contraire la libération de la sexualité produirait une civilisation supérieure, plus harmonieuse et heureuse que la nôtre.

Le plan du texte

Marcuse explique d’abord ce que la société répressive, telle que nous la connaissons, fait de notre corps et de notre sexualité : il leur impose des contraintes économiques et morales mutilantes.

Dans la société non répressive que Marcuse promeut, notre corps et notre sexualité seraient au contraire transformés : nous découvririons des pratiques sexuelles nouvelles, plus libres et plus agréables que la sexualité traditionnelle.

Cette libération, comme Marcuse l’explique finalement, n’est pas un danger pour la société : il faut distinguer des perversions réellement anti-sociales et les perversions innocentes. Ces dernières seules résulteraient d’une complète libération érotique dans une société idéale.

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I – Le corps dans la société répressive : aimer et faire l’amour « dans les clous »

1) Relations pacifiées entre les hommes = répression de l’instinct sexuel

Freud a montré que, dans l’histoire, les relations interpersonnelles ont été rendues possibles par l’inhibition de l’instinct sexuel quant au but (qui est la relation sexuelle). L’amour, qui permet les relations durables, est synthèse de la sexualité et de l’affection (inhibition de la sexualité quant au but).

2) Sphère sociale = échange marchand, sphère privée = loi de Dieu

Cette sublimation de la sexualité en amour est survenue dans une civilisation qui distinguait clairement deux sphères, la sphère des relations privées et la sphère des relations sociales. Dans la sphère sociale, l’existence des hommes était réglée par la valeur d’échange de leurs produits, et le corps était réduit à être un pur instrument de travail ; dans la sphère privée, elle était réglée par la loi divine et morale. Selon cette loi, l’humanité devait être une fin en soi et non un moyen. Le corps ne devait donc pas être un pur moyen de plaisir (ce n’était le cas que chez les prostituées et les pervers), ne devait pas faire l’objet d’une réification (être réduit à l’état de chose, d’instrument).

3) La désexualisation du corps et le primat du génital : la sexualité reproductive

Dans sa satisfaction, notamment sexuelle, l’homme devait obéir aux fameuses « valeurs supérieures ». Cette soumission impliquait une désexualisation générale du corps, la sexualité étant centralisée au niveau des organes génitaux uniquement, et soumise à l’impératif de la reproduction. Autrement dit, les hommes ne peuvent aimer, et surtout faire l’amour, que dans les clous, c’est-à-dire dans les limites posées par les normes sociales et religieuses. Tout comportement sexuel alternatif est condamné par la loi de Dieu et celle de l’échange marchand.

II – La libération du corps dans la société non répressive : aimer et faire l’amour autrement

1) Resexualisation du corps et sexualité nouvelle

La société non répressive promue par Marcuse inversera l’organisation de la société répressive. Dans la sphère sociale, le travail sera réduit au minimum et réorienté vers la satisfaction des besoins individuels ; le corps cessera donc d’être un pur moyen de production. De ce fait, le corps se resexualisera dans son intégralité.

Dans la sphère privée, par conséquent, le corps pourrait être utilisé tout entier comme moyen de plaisir. Il y aurait donc une régression de la libido, impliquant une réactivation de toutes les zones érogènes et donc la renaissance de la sexualité polymorphe pré-génitale, c’est-à-dire d’une sexualité prenant des formes très variées, qui ne seront pas réduites à l’utilisation des organes sexuels. Le corps dans son entier serait un objet de cathexis, c’est-à-dire d’investissement libidinal, sexuel.

2) La destruction de la famille monogamique et patriarcale

Cette transformation psychique amènerait une transformation sociale correspondante, à savoir la dissolution des institutions des relations interpersonnelles privées, notamment la famille monogamique et patriarcale. Celle-ci, en effet, selon Marcuse, n’a rien de nécessaire : elle constitue uniquement la structure familiale correspondant à l’organisation répressive de la société.

III – La libération des instincts : barbarie ou règne de l’amour ?

1) Expansion libidineuse contre explosion libidineuse

Marcuse s’attache cependant à répondre à l’objection selon laquelle la libération de la sexualité mènerait à la barbarie. Pour cela, il distingue deux choses qu’on est tenté de confondre : l’expansion libidineuse et l’explosion lidibineuse.

L’expansion libidineuse est ce qui arrivera dans la société libérée, c’est-à-dire une réérotisation du corps dans son intégralité (au niveau psychique) et une sorte d’amour universel (au niveau social). À rigoureusement parler, la libido n’est donc pas purement et simplement libérée, mais plutôt transformée et réagencée.

L’explosion libidineuse est au contraire la libération violente et ponctuelle à l’intérieur de la civilisation répressive, causée par la frustration que celle-ci engendre. L’explosion libidineuse constitue une soupape de sécurité pour la civilisation répressive et assure sa perpétuation.

L’expansion libidineuse serait donc en réalité une transformation douce de la sexualité, qui empêcherait les manifestations de la sexualité brute, explosive.

2) Perversions anti-sociales et perversions innocentes

Marcuse insiste également sur une autre distinction importante : celle qu’on doit faire entre les perversions réellement anti-sociales et les perversions innocentes.

La société répressive a réprimé à la fois des perversions incompatibles avec la civilisation en soi (coprophilie) et des perversions incompatibles seulement avec un excès illégitime de répression sociale (l’homosexualité par exemple).

Une seule et même perversion peut d’ailleurs à son tour prendre des formes soit opposées à la civilisation en soi, soit opposées seulement à la sur-répression (par exemple le sadisme dans le cadre d’une relation consentie n’est pas la même chose que dans le cadre des activités des SS).

3) Une apologie nuancée de la perversion

Marcuse fait donc ici une apologie nuancée de la perversion, au sens où il réhabilite les perversions réprimées par la sur-répression mais rejette les perversions réellement anti-sociales. Les premières sont en parfaite adéquation avec la civilisation nouvelle. Quant aux perversions destructrices, elles sont bien anti-sociales, mais elles sont en réalité, on l’a dit, les produits de la civilisation de la sur-répression.

Dans l’évolution de l’homme, il faut donc distinguer les perversions qui empêchaient la civilisation elle-même, et les perversions qui étaient seulement contraire à la civilisation sur-répressive (comme la sexualité non reproductive). C’est pourquoi la réactivation de désirs refoulés n’est pas nécessairement une régression, mais au contraire peut être une libération.

Pour résumer

  • Marcuse défend une société utopique, non répressive, où l’amour et la sexualité seraient entièrement libres.
  • Il cherche à répondre à l’objection selon laquelle la libération totale de l’instinct sexuel serait source de barbarie.
  • La société répressive qui est la nôtre brime le corps et la sexualité en leur imposant des normes caduques : dans la sphère publique, le corps est mis au travail et totalement désexualisé, et il est réduit à la sexualité reproductive dans la sphère privée.
  • La société non répressive permettrait une libération de l’instinct sexuel qui améliorerait non seulement la vie de l’individu, mais celle de la communauté : elle aboutirait à une sorte d’amour universel entre les citoyens.
  • Il faut distinguer les perversions réellement anti-sociales et les perversions innocentes : les premières sont certes dangereuses, mais elles n’existent en réalité que du fait de la répression pulsionnelle imposée par nos sociétés. Les secondes sont sans danger pour la vie sociale : au contraire elles favorisent l’harmonie interindividuelle.