Dans cet article, nous nous penchons sur la célèbre théorie de l’homme machine de La Mettrie.

Quelques mots sur La Mettrie et son livre

La Mettrie est un philosophe français du XVIIIe siècle. Il est l’un des principaux défenseurs du matérialisme et de l’empirisme français.

L’Homme machine, son livre le plus connu, est une application à l’homme de la théorie cartésienne de l’animal machine.

Le thème

Ce livre aborde bien sûr plusieurs thèmes, mais nous nous concentrerons ici sur le thème du rapport de l’homme à l’animal.

La question

Sous cet angle, la question que pose La Mettrie est la suivante : l’homme possède-t-il quelque chose qui le distingue radicalement des animaux ?

Les enjeux

Pour bien comprendre l’intérêt de la question, il faut saisir ses enjeux. La Mettrie écrit son livre quelques décennies après la publication des travaux de Descartes. Ce dernier avait élaboré une conception purement matérialiste et mécaniste de l’animal, dans le cadre de laquelle l’animal n’était qu’une machine complexe. Descartes avait en revanche attribué à l’homme une âme qui le distinguait des animaux : l’homme n’était pas selon lui, une simple machine, mais une machine pilotée par une âme.

La Mettrie admet les conclusions de Descartes concernant l’animal. Mais son but est ici de proposer une étude purement matérialiste et mécaniste de l’homme lui-même afin de disqualifier le dualisme âme/corps de Descartes et de rapprocher l’homme de l’animal.

La thèse

La thèse de La Mettrie est donc que l’homme n’est qu’un animal comme les autres. Autrement dit, l’homme, comme l’animal selon Descartes, n’est qu’une machine complexe.

I – Quelle méthode pour l’étude de l’homme ? La méthode empirique

La Mettrie commence par préciser qu’il rejette la méthode employée par Descartes dans l’étude de la nature de l’homme. Ce dernier employait en effet une méthode que La Mettrie appelle a priori, c’est-à-dire une méthode basée sur le raisonnement pur. Il s’agit pour Descartes de partir des idées les plus claires qu’on puisse se faire sur les choses étudiées (en l’occurrence, l’âme et le corps) afin d’en déduire un maximum de connaissance par le seul raisonnement.

Toutefois, selon La Mettrie, il n’est pas possible d’appliquer une telle méthode à l’étude de l’homme, car il s’agit d’un objet si complexe qu’on ne peut en obtenir une définition claire qu’au travers de l’étude empirique, a posteriori. Autrement dit, il ne faut pas chercher à raisonner à partir du préjugé qu’on se fait sur la nature de l’homme, mais d’abord étudier l’homme tel qu’il se présente à nous dans l’expérience. Cela suppose donc prioritairement l’étude de son corps, qui seul s’offre à nous empiriquement. Autrement dit, il faut étudier l’homme comme on étudierait un animal.

II – L’influence des états du corps sur les états de l’âme

C’est à cette étude empirique que La Mettrie s’attelle. Sa première ligne de raisonnement consiste à montrer que les états du corps influencent les états de l’âme. On peut citer à cet égard trois constats empiriques parmi ceux qui sont mentionnés et étudiés par La Mettrie.

1) L’influence du corps sur le caractère

Le premier est que, selon La Mettrie, le caractère d’un individu humain dépend de la manière dont son corps est constitué :

Il est vrai que la mélancolie, la bile, le phlegme, le sang, etc., suivant la nature, l’abondance et la diverse combinaison de ces humeurs, de chaque homme font un homme différent.

La Mettrie fait ici référence à la théorie des humeurs, théorie héritée de l’Antiquité, encore admise à son époque mais aujourd’hui totalement caduque scientifiquement. Mais cela n’empêche pas de prendre en compte l’originalité de la thèse de La Mettrie dans sa forme générale : le caractère d’un homme n’est pas une sorte de réalité qui flotte au-dessus de son corps, sans connexion avec lui, mais semble au contraire étroitement dépendant de la manière dont son corps est organisé. Autrement dit, une réalité qu’on pourrait dans un premier temps considérer comme purement spirituelle, le caractère, semble en réalité être un effet de l’organisation matérielle.

2) L’influence de la maladie sur l’état de l’âme

Un deuxième constat empirique important, analogue au premier, est que la maladie a une influence directe sur l’état de l’âme :

Dans les maladies, tantôt l’âme s’éclipse et ne montre aucun signe d’elle-même ; tantôt on dirait qu’elle est double, tant la fureur la transporte ; tantôt l’imbécillité se dissipe : et la convalescence, d’un sot fait un homme d’esprit.

L’idée de La Mettrie est la suivante : empiriquement, la maladie se présente à nous comme un dérèglement du corps. Mais ce dérèglement du corps amène un dérèglement correspondant dans l’âme, ce qui suggère, comme dans le cas précédent, que l’âme n’est pas aussi indépendante du corps que la théorie dualiste le voudrait.

3) L’influence de la nourriture sur l’état de l’âme

Enfin, de la même manière encore, la nourriture a un effet notable sur l’état de notre âme. Selon que le corps est « rempli » de nourriture ou « vide » de nourriture, nous sommes psychologiquement plus ou moins énergiques. Comme dans les deux cas précédents, ce constat indique que l’état matériel du corps et l’état de l’âme sont très étroitement liés.

III – Confirmation par la comparaison homme/animal

1) le rapport entre le cerveau et l’âme

Ces suggestions sont confirmées par l’étude anatomique de l’homme. Pour La Mettrie, il s’agit de comparer l’anatomie des animaux et celle de l’homme, afin de resituer l’homme dans son contexte biologique et de voir si ce qui s’explique par le corps dans l’animal ne peut pas aussi bien s’expliquer par le corps dans l’être humain :

servons-nous ici de l’anatomie comparée ; ouvrons les entrailles de l’homme et des animaux. Le moyen de connaître la nature humaine, si l’on n’est éclairé par une juste parallèle de la structure des uns et des autres !

Une telle étude, selon La Mettrie, montre que chez tous les mammifères, la forme et la disposition du cerveau sont extrêmement semblables. La seule différence se situe dans la masse et la complexité de ce cerveau, qui varie en degré selon les animaux considérés. On peut, à cet égard, établir une série descendante qui va de l’homme au rat en passant par le singe et le castor. On constate alors que les animaux qui semblent les plus proches de l’homme dans leurs réactions psychologiques sont également ceux qui sont les plus proches de l’homme au niveau de la masse et de la structure du cerveau. Ce que La Mettrie suggère à travers cette remarque, c’est que les propriétés psychologiques de l’homme ordinairement attribuées à son âme devraient au contraire être attribuées à son cerveau.

2) Une différence de degré entre l’homme et l’animal

La Mettrie parvient ainsi à la conclusion que, contrairement à ce que soutient Descartes, il n’existe pas de différence d’essence entre les hommes et les animaux, mais simplement une différence de degré :

Des animaux, à l’homme, la transition n’est pas violente

En effet, il ne faut pas considérer qu’il existe d’un côté des hommes pourvus d’un corps et d’une âme, et de l’autre des animaux qui seraient de purs corps. Au contraire, les animaux comme les hommes semblent être de purs corps, les propriétés de l’homme traditionnellement attribuées à l’âme étant en réalité réductibles au fonctionnement du corps et plus particulièrement au fonctionnement du cerveau. Ce qui distingue l’homme de l’animal, ce n’est donc pas la possession d’une âme, mais la plus grande masse et la plus grande complexité d’un de ses organes corporels, qui suffit entièrement à expliquer les prétendues spécificités humaines.

IV – La matérialité du langage et de la pensée

1) Objection : les phénomènes purement spirituels dans la vie humaine

La Mettrie envisage cependant une objection qu’un philosophe cartésien pourrait opposer à sa réduction du spirituel au matériel. Cette objection consiste à souligner qu’il existe dans la vie humaine des phénomènes purement spirituels qui n’existent pas chez les animaux, et qui ne peuvent manifestement pas être expliqués par un simple mécanisme matériel. On peut citer, parmi ces phénomènes humains purement spirituels, le langage et la pensée. Si l’on peut effectivement, comme l’a fait Descartes, réduire les animaux à des corps, on ne peut cependant pas faire de même pour les êtres humains, comme voudrait le faire La Mettrie.

2) Réponse de La Mettrie : la matérialité du langage

La réponse de La Mettrie à cette objection est qu’en réalité, même ces phénomènes supposément spirituels sont réductibles à des mouvements de matière. Il ne faut pas se laisser impressionner par l’apparence désincarnée du langage ou de la pensée, et en conclure trop vite qu’ils n’ont rien à voir avec la matière. En réalité, même ces phénomènes sont explicables en termes purement matériels :

Rien de si simple, comme on voit, que la mécanique de notre Education ! Tout se réduit à des sons, ou à des mots, qui de la bouche de l’un, passent par l’oreille de l’autre, dans le cerveau, qui reçoit en même temps par les yeux la figure des corps, dont ces mots sont les signes arbitraires.

Ainsi, la communication sonore comme la communication écrite sont des phénomènes purement matériels. Quand je parle, ce sont les mouvements matériels de ma bouche qui, par la vibration de l’air, produisent un effet dans l’oreille de mon interlocuteur, effet qui se prolonge jusque dans son cerveau. Quand je lis des mots, la lumière d’une surface diversement colorée (la page du livre, par exemple) atteint mes yeux, qui à leur tour communiquent l’information à mon cerveau, tout cela par un processus qui est là encore purement matériel.

3) Réponse de La Mettrie : la matérialité de la pensée

La pensée, elle aussi, s’explique matériellement. Penser à un objet, ou se rappeler un objet, sont en effet des processus purement matériels, renvoyant à un certain état du cerveau. Si nous pouvons penser ou nous souvenir d’une chose, c’est tout simplement parce qu’elle a laissé une trace matérielle dans cet organe :

Tout ce savoir dont le vent enfle le ballon du cerveau de nos pédants orgueilleux, n’est donc qu’un vaste amas de mots et de figures, qui forment dans la tête toutes les traces, par lesquelles nous distinguons et nous nous rappelons les objets.

V – Conclusion : l’identité ontologique de l’homme et de l’animal

Nous avons vu que les états du corps étaient étroitement corrélés à ceux de l’âme. Nous avons vu également que la structure cérébrale chez l’homme et les animaux, du moins pour les plus proches de nous, était presque identique. Enfin, nous avons vu que les phénomènes spécifiquement humains, que la philosophie cartésienne considère comme purement spirituels, à savoir le langage et la pensée, étaient en réalité eux aussi réductibles au mécanisme matériel.

De tout cela, La Mettrie tire trois conclusions importantes, qui ont contribué à la postérité de son livre. La première de ces conclusions est que l’âme n’est, comme on l’a vu, qu’un nom pour des fonctions assurées par le corps et plus particulièrement par le cerveau :

toutes les facultés de l’âme dépendent tellement de la propre organisation du cerveau & de tout le corps, qu’elles ne sont visiblement que cette organisation même

La deuxième conclusion est qu’il n’existe dans le monde que de la matière. La Mettrie est résolument matérialiste :

L’homme n’est pas pétri d’un limon plus précieux ; la nature n’a employé qu’une seule & même pâte, dont elle a seulement varié les levains.

Il n’y a de substance spirituelle ni dans l’homme, ni ailleurs. Tout est matière.

La troisième conclusion est qu’il existe une parfaite identité ontologique entre l’homme et l’animal. Il n’existe pas, entre ces deux types d’êtres, de rupture due au fait que l’un posséderait une âme immatérielle et l’autre non. L’homme et l’animal sont des machines, c’est-à-dire des êtres matériels organisés. La seule différence qui sépare l’homme de l’animal est que, chez lui, cette organisation est plus complexe et donne donc lieu à des effets spécifiques (langage, pensée) :

Qu’on m’accorde seulement que la matière organisée est douée d’un principe moteur, qui seul la différencie de celle qui ne l’est pas (eh ! peut-on rien refuser à l’observation la plus incontestable ?) & que tout dépend dans les animaux de la diversité de cette organisation […]. Je ne me trompe point : le corps humain est une horloge

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