Dans cet article, nous allons nous intéresser à la conception nietzschéenne de l’amour.

Quelques mots sur Nietzsche et son ouvrage

Nietzsche est un philosophe allemand du XIXe siècle, à la fois disciple et critique radical de Schopenhauer. Le texte étudié dans cet article est l’aphorisme 14 du Gai savoir.

Dans ce livre comme dans son œuvre en général, Nietzsche, contre Schopenhauer, promeut une affirmation joyeuse de la vie y compris dans ce qu’elle peut avoir de négatif du point de vue de la morale commune.

La question philosophique posée dans ce texte

Nietzsche pose ici la question suivante : l’amour en général, et l’amour-passion en particulier, est-il une forme de sacrifice de soi à l’être aimé ?

Les enjeux de la question

Pour bien comprendre l’intérêt de la question, il faut saisir ses enjeux : Nietzsche a pour objectif de faire une critique de la conception traditionnelle de l’amour. Dans cette conception traditionnelle, l’amour est considéré comme agapè, c’est-à-dire comme amour pur et désintéressé. C’est cette conception de l’amour qu’on trouve notamment dans la charité chrétienne. L’amour ainsi conçu est un comportement altruiste, et même le degré suprême du comportement altruiste. Mais cette conception, pour Nietzsche, est un contresens fondamental sur la nature de l’amour.

La thèse de Nietzsche

La thèse défendue par Nietzsche est donc la suivante : l’amour en général, et l’amour-passion en particulier, est en réalité un sentiment extrêmement égoïste : il vise à l’appropriation de la chose ou de l’être aimé.

Le plan du texte

Le texte s’ouvre sur l’idée qu’un même instinct est l’objet de deux valorisations différentes, et cherche à expliquer ce paradoxe : les uns y voient de l’avidité, les autres de l’amour.

La deuxième partie du texte consiste à identifier la tendance à l’appropriation qu’on peut identifier dans l’amour en général et dans différentes espèces d’amour : l’amour du prochain notamment.

Dans une troisième et dernière partie, Nietzsche s’attarde plus particulièrement sur l’amour-passion, pour révéler son caractère profondément égoïste et conquérant.

I – Aimer =/= être avide ?

1) La laideur de l’avidité et la beauté de l’amour

Nietzsche remarque d’abord que les termes d’« avidité » et d’« amour » sont interprétés par nous comme étant opposés. Ils suscitent en nous des réactions affectives très différentes. L’avidité est un désir excessif et égoïste, que l’on assimile à un vice et que l’on méprise moralement. L’amour, au contraire, est un désir altruiste que l’on assimile à une vertu et que l’on admire moralement.

2) Quelles psychologies ?

Mais Nietzsche, conformément à sa méthode dite généalogique, cherche à exhiber l’origine psychologique de ces appréciations morales. Et ce qu’il découvre à cette occasion est qu’en réalité, l’avidité et l’amour sont une seule et même chose, un seul et même « instinct », mais perçu et évalué différemment par deux types d’êtres différents. Les « possédants », ceux qui disposent déjà d’une quantité suffisante d’un bien, dénigrent cet instinct comme « avidité », comme mauvais et excessif. Cette appréciation morale est l’expression d’un état psychologique, la crainte : ils craignent que les « avides » leur prennent leur bien.

Les « non-possédants », au contraire, admirent cet instinct comme « amour », comme positif et bon. Cette appréciation morale opposée est l’expression d’un état psychologique opposé, le manque : ils désirent acquérir davantage.

3) Diverses perspectives, diverses interprétations

On reconnaît la un thème classique de la philosophie de Nietzsche : il n’y a pas de vérité morale objective sur les choses, en l’occurrence sur l’instinct dont il est question. Il n’y a que des évaluations différentes découlant des états psychologiques différents dans lesquels se trouvent les individus. C’est ce qu’on appelle le perspectivisme de Nietzsche : toute appréciation morale dépend d’une perspective particulière.

II – Aimer = vouloir s’approprier

1) L’amour du prochain : désintéressé, altruiste ?

Ce qui est constant sous les diverses valorisations, cependant, c’est que les différentes formes d’amour sont réductibles à une tendance à l’appropriation. Nietzsche s’attarde surtout sur un cas, qui a une dimension morale importante : le cas de l’amour du prochain et de la pitié. Dans la vision traditionnelle, la pitié est un sentiment désintéressé, qui mène au sacrifice de soi en vue de l’intérêt de celui qui souffre.

2) L’amour du prochain : le plaisir de posséder celui qu’on aide

Mais un phénomène jure avec cette conception : celui qui aide autrui prend plaisir à cette aide. Ce plaisir, selon Nietzsche, est l’indice du fait qu’il s’agit d’un comportement qui n’est pas si désintéressé qu’il paraît : en réalité, l’homme charitable prend plaisir à la charité parce qu’elle constitue une forme d’appropriation de celui qu’on aide. Nietzsche fait une analyse semblable de l’amour de la connaissance.

III – Aimer passionnément : la forme suprême de l’égoïsme conquérant

1) L’amour-passion : le sacrifice suprême ?

Nietzsche fait encore la même analyse d’une autre forme de l’amour, l’amour entre les sexes, l’amour-passion. Mais celui-ci a selon lui un statut particulier : c’est à la fois la forme d’amour qui passe pour la plus sacrificielle, et celle qui est en réalité la plus égoïste. On notera que Nietzsche emploie le terme « égoïste » au sens non moral : il s’agit de décrire la nature véritable de l’amour comme tendance à l’appropriation, et non de produire une évaluation morale.

2) L’amour-passion : posséder l’autre tout entier, exclusivement, au mépris du reste

En quoi l’amour-passion est-il si égoïste ? Nietzsche énonce 3 raisons. Premièrement, c’est un amour qui prétend posséder à la fois le corps et l’âme de l’autre, c’est-à-dire l’autre tout entier. Il est donc plus égoïste que l’amour purement sexuel ou Éros, qui vise simplement l’appropriation du corps, et plus égoïste également que l’amour purement platonique, qui vise simplement l’appropriation de l’âme.

Deuxièmement, l’amoureux veut exclure absolument tous les autres individus de la propriété de l’être aimé. Il veut être seul propriétaire de l’aimé, comme un conquérant qui veut être seul propriétaire de sa terre.

Troisièmement, enfin, l’amoureux ne trouve de valeur que dans l’être aimé, et est prêt à détruire tout le reste, à négliger les intérêts de tous les autres pour le préserver.

3) L’amour comme rapport de force et l’augmentation de la puissance

Ce que révèle ce texte de Nietzsche, ce sont les rapports de force qui sous-tendent les phénomènes amoureux, et que dissimule l’interprétation traditionnelle. Là où la morale commune d’inspiration chrétienne voit de la charité ou l’union entre les êtres, la lecture nietzschéenne du phénomène amoureux montre qu’il s’agit toujours pour certains êtres de s’approprier d’autres êtres, en dernière analyse en vue d’augmenter leur « puissance ». C’est la logique même de la vie en général, du moins de la vie en bonne santé : s’approprier toujours plus d’éléments de l’environnement pour croître. C’est ce que Nietzsche appellera plus tard la « volonté de puissance ».

Pour résumer :

  • Un même instinct, l’amour, est dénigré comme vice chez les uns, et comme vertu chez les autres. La généalogie nietzschéenne montre que la dépréciation de cet instinct vient de la peur de perdre chez les premiers, et que sa valorisation vient du désir de posséder chez les seconds.
  • Nietzsche révèle ensuite la nature véritable de l’amour : il s’agit d’une tendance à l’appropriation.
  • C’est le cas notamment de la charité ou amour du prochain : elle a l’apparence du désintéressement, mais le plaisir qu’on y prend montre qu’elle constitue une forme d’appropriation de celui qu’on aide.
  • Mais l’amour-passion est, contrairement à la conception ordinaire, la forme la plus égoïste de l’amour : elle vise à posséder l’autre tout entier, exclusivement, au mépris du reste.
  • La logique de l’amour, comme celle de la vie en général, est donc une logique de rapports de force : il s’agit pour les êtres de s’approprier toujours plus d’éléments de leur milieu pour croître, augmenter leur puissance.