Voici un rapport que j’ai rédigé suite au visionnage d’une conférence effectuée par un professeur de philosophie (Didier GUIMBAIL) sur le thème de la parole. J’ai sélectionné ce qui m’a paru le plus pertinent, et j’ai ajouté quelques précisions lorsque cela me semblait utile. De nombreuses références sont présentées de manière suffisamment détaillées pour votre concours, et je trouve l’articulation de la réflexion particulièrement intéressante puisqu’elle ne se conclut pas par une position relativiste.

Introduction

On reproche souvent aux hommes politiques de faire un mauvais usage de la parole : soit elle est inefficace soit elle est mensongère. Elle peut être considérée comme inefficace  lorsqu’ils parlent mais qu’ils  n’agissent pas, et mensongère s’ils ne disent pas ce qu’ils font, ils dissimulent la réalité des choses. La politique est un mauvais usage du langage, car  il existe une dimension essentielle de la politique : il s’agit de la lutte pour acquérir et conserver le pouvoir. Cette lutte déchaîne les passions, ce qui entraîne mauvais usage du langage ; les hommes politiques peuvent faire usage du mensonge, de slogans, d’intimidation, d’insulte voire de calomnie. Faut-il pour autant condamner la parole en politique ? Dans un premier temps, on montrera qu’il existe un lien très fort entre politique et parole, ensuite  nous définirons la nature de la parole dans son usage politique : ce qui amène à parler de la rhétorique, puis nous étudierons la tromperie par la parole : la sophistique, et enfin nous montrerons qu’il existe un bon usage de la parole en politique, c’est-à-dire, une bonne rhétorique

Montrer le lien essentiel de la parole et de la politique

Aristote, Livre I De la politique.

  • Il s’agit pour Aristote de marquer la spécificité des communautés humaines par rapport aux sociétés animales, en prenant l’exemple des abeilles. Pour marquer cette spécificité il s’appuie sur deux thèses :
  1. La nature ne fait rien en vain
  2. Seul parmi les animaux, l’homme a un langage

De cela, il déduit que le langage a un but (une finalité), la parole a donc une fonction téléologique ; le langage (logos) existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, le juste et l’injuste. La finalité du langage est politique, il existe pour que les hommes puissent parler du juste et de l’injuste. C’est ce qui distingue l’homme des animaux. 

    • Dans ce passage, Aristote distingue le langage de la voix (phoné). La voix est l’expression d’une sensation (douleur, plaisir…) la voix est liée à quelque chose de physique. L’homme la possède (on peut crier, etc.) en commun avec les animaux.
    • Mais le propre de l’homme est le logos, le langage, qui sert pour faire paraître des idées : le juste, l’injuste (diffèrent des sensations). Il faut parler pour dire des idées, il faut construire des représentations des choses. La parole permet d’accéder au monde des idées, tandis que la voix est liée au monde matériel. Avec le langage on entre dans le monde des idées. Sans langage, pas d’idée.
  • Sans langage, il n’y a pas d’action. L’opinion commune distingue langage et action. Or, l’action est l’unité d’un projet et d’un acte. Or, pour projeter quelque chose, il faut le langage. On anticipe ce qui est à faire, on émet des idées. La parole peut être appelée, comme dit Ricoeur, est un recul réflexif une considération de sens : quand je parle, je prends un certain recul par rapport à la situation immédiate, je me représente le sens de ce qui est à faire et ensuite je passe à l’acte. Sans langage, pas d’action, car sans langage je ne peux pas me projeter. Le langage nous ouvre au futur, nous permet d’anticiper, permet de s’engager à faire quelque chose et permet de promettre, d’avoir un projet. La parole permet donc l’engagement. 
  • Le langage appelle à une réponse, car on parle à quelqu’un. Le langage a une dimension intersubjective, le langage c’est ce qui permet le débat, la délibération, l’échange d’argument et enfin, cela permet de prendre une décision. Avant de décider, on va essayer de persuader les autres. Sans langage on agirait sous des contraintes mécaniques. “Il y a vie politique quand il y a des débats sur le juste et l’injuste, etc.” Aristote
  • Dans le langage, il y a la nécessité de se manifester devant les autres, qu’il existe un espace public où l’on échange face aux autres.

Définir la nature du langage dans son usage politique : rhétorique

La nature du langage dans un espace public où l’on débat et où on échange. Précision du concept de rhétorique :

  • La rhétorique est l’art de persuader par le langage. Dans le Gorgias de Platon mène une charge très vive contre la rhétorique. 463A, 465E, il critique très vivement la rhétorique, qui est selon lui, une forme de flatterie, une façon de persuader sans connaître. L’orateur n’a comme unique but de convaincre les gens, de les dominer : il souhaite la victoire et non la vérité de ce que l’on dit. Il compare la rhétorique à la cuisine, la cuisine flatte et la médecine guérit. Le cuisinier est un flatteur quand le médecin lui sait vraiment ce qui est bon pour la santé. L’orateur est un flatteur, et il ne sait pas ce qu’est le juste et l’injuste mais il persuade car il arrive à séduire l’auditoire. La rhétorique est donc mal vue par Platon.
  • Aristote, Rhétorique. La rhétorique est un type de langage qui se situe entre deux niveaux : il y a un premier usage du langage qu’on trouve dans les sciences : la démonstration. Par exemple, le géomètre fait un usage démonstratif du langage : il pose des prémisses reconnus pour vrai, et à partir de cela il va procéder à des déductions pour arriver à une conclusion unique, qui découle nécessairement des prémisses. La démonstrations est un langage déductif, univoque, on arrive à une et une seule conclusion de façon nécessaire. La démonstration est un usage supérieur et très codé de la raison. L’sage le plus bas de la parole est la sophistique. C’est une logique de l’apparence, c’est une façon de séduire par le langage. Le séducteur trompe. La sophistique selon Ricoeur  dans son ouvrage Langage politique et rhétorique est définie ainsi : “ce sont des arguments qui visent à extorquer à une audience la croyance à la faveur d’un mélange de fausses promesses et de vraies menaces” Le sophiste est un trompeur (fausse promesse) qui intimide (vrai menace). La rhétorique peut apparaître inférieure à la démonstration rationnelle, mais la rhétorique est meilleur usage de la parole en politique que la sophistique, c’est un usage plus rigoureux. Il existe plusieurs genre de discours rhétorique. La rhétorique est le discours délibératif (là où il y a la politique) car cela concerne l’assemblé du peuple liée à un auditoire que l’on va essayer de persuader, la délibération concerne le futur. Le langage en politique se projette toujours vers l’avenir, lié à l’idée de la proposition et la promesse. La délibération est liée à l’utile et au préjudiciable : on annonce ce que l’on souhaite mettre en place une fois élu. On va user de persuasion et d’exemples pour essayer de persuader.
  • La rhétorique concerne un domaine où l’on n’a pas de certitude absolue. En politique, il n’y a pas de certitude absolue. Ce n’est pas une démonstration de géométrie où il y a une nécessité. La politique concerne le monde des affaires humaines, il s’agit d’un monde qui est changeant, ouvert, où il y a  de l’indétermination (sur le futur…), c’est un monde politique où il y a de la contingence. Les choses sont ouvertes et indéterminées. Dans le domaine des choses contingentes, qui peuvent être autrement qu’elles ne sont, qui peuvent devenir autre. Il faut quand même essayer de tenir un langage rigoureux. La rhétorique est le domaine du vraisemblable, il n’y a pas de certitude absolue. Il y a un certain usage de la raison à faire, on demande une rigueur; il faut argumenter en politique, il faut aller vers le plus vraisemblable. Effort de la raison à fournir pour argumenter. “Le propre de la rhétorique est de reconnaître ce qui est probable.” Livre I, Chap I. La qualité du débat politique  est déterminée par la capacité à argumenter. Il faut introduire la rigueur de l’argument dans des sujets où il existe de la contingence, de l’indétermination. Aristote reconnaît que la rhétorique, puisqu’elle est politique, essaye de persuader les gens. Il existe une dimension persuasive dans la rhétorique. Dans la rhétorique il faut : 1 faire un usage de la raison, argumenter, montrer en quoi c’est vraisemblable (logique de l’argumentation 2. dimension persuasive, affective, il faut susciter l’adhésion des gens, ce qui ne repose  pas seulement sur la logique. La rhétorique est une parole qui est destinée aux autres.

Aristote dit que dans la rhétorique il faut prendre en compte :

  1. le caractère de l’orateur, l’éthos.
  2. l’argument, la qualité de l’argument, logos
  3. la disposition de l’auditoire, pathos

Le discours rhétorique est une articulation de ces trois dimensions. On comprend pourquoi le discours rhétorique est à la fois nécessaire et fragile. La rhétorique doit viser avant tout la qualité de l’argument, l’aspect logique, or il y a quelqu’un qui parle. Le caractère de la personne est propre à influencer l’auditoire, dont l’état d’esprit fluctue, il s’agit donc d’un caractère irrationnel propre à la contingence dans le monde humain.

Etudier la tromperie par le langage : la sophistique en politique

Dimension affective dans le langage peut dépasser la dimension rationnelle du langage. Un usage trompeur de la rhétorique est sophistique. Il s’agit des « fausses promesses et des vraies menaces » dont nous parlait Paul Ricoeur.

  • Lui-même orateur, Gorgias met l’accent sur le pouvoir persuasif du langageDans un de ses ouvrages, Eloge d’Hélène, (Hélène désigne Hélène de Troie) il a pour objectif  de persuader qu’Hélène ne mérite pas les critiques qu’on lui inflige, peu importe la vérité. “Le discours est un tyran très puissant” : le discours (logos) est despotique. Celui qui maîtrise le pouvoir du discours peut rendre les autres esclaves.
  • Le discours est selon lui comme une drogue. La drogue change l’état du corps, elle change l’état de l’âme, et cette drogue est le discours. Par le discours persuasif, on peut manipuler les états de l’âme.
  • Risque de manipulation des gens par cet usage du discours persuasif. Il y a un risque dans le pouvoir d’user de la manipulation par le discours. Ricoeur dans La question du pouvoir montre le lien entre la sophistique et la tyrannie, entre un usage pervers du langage et la tyrannie (perversion du régime) “la tyrannie n’est pas possible sans une falsification de la parole, c(est-à-dire, de ce pouvoir humain par excellence de dire les choses et de communiquer avec les hommes  La falsification de la parole est un début de tyrannie. “Cet art d’extorquer la persuasion par d’autres moyens que la vérité”, il ajoute : “Le mensonge, la flatterie, la non-vérité, mot politique par excellence, ruine ainsi l’homme à son origine qui est parole, discours, raison. Il nous renvoie à Aristote, pour qui le propre des hommes est d’échanger par l’argument. Celui qui trompe par l’argument ruine un lien fondamental entre les hommes, il porte atteinte gravement à la possibilité d’une bonne vie en commun. Plus la parole est falsifiée plus la tyrannie avance. Il s’agit d’une découverte de Platon dans le Gorgias selon Ricoeur.
  • Exemple de falsification de la parole : 1) Thucydide, Guerre de la Péloponèse. Livre III Chap 82. “En voulant justifier des actes qui passaient jusque là comme blâmable, on changea le sens ordinaire des mots.”. “Le bon sens est appelé mollesse, irréfléchi passe pour l’audace” 2) Croire et détruire, les intellectuels dans la machine de guerre SS. Ingrao : Chap1 Un monde d’ennemi il montre comment se développe des discours raciaux. Il montre le passage d’un discours sécuritaire au discours génocidaire. Au départ, on tuait les opposant puis il fallut tuer les femmes et les enfants. On passe à un autre type de discours pour justifier ces pratiques qui ne vont pas de soi. Il s’adonne à une analyse du discours d’Himmler qui justifie ces pratiques génocidaire. Il procède à un jeux sur l’affectif pour inciter à produire de tels actes. Jouer sur l’affect peut conduire à des actes inhumains.
  • Cassirer, Mythe de l’Etat : il procède à une distinction entre  l’usage magique et l’usage sémantique du mot. L’usage sémantique est l’usage courant, qui sert à décrire les choses. Dans l’Allemagne hitlérienne, s’est développé un usage magique du mot qui vise à produire des effets et à changer le cours de la nature. Il s’agit d’un usage chargé d’affects et de passions violentes, et non de décrire et de dire honnêtement ce qui est. Il s’agit de faire faire aux autres certaines choses. Il s’agit d’un usage pragmatique du langage. Le langage ne transforme pas les choses mais il les fait faire (exemple Himmler). Cassirer se désole dans le texte, il dit “Quand il m’arrive aujourd’hui de lire un ouvrage en allemand publié ces dix dernières années, je découvre à ma grande stupéfaction que je ne comprends plus cette langue. On a mis de nouveaux mots en circulation, et les termes anciens sont utilisés dans un sens nouveau en ayant subi au préalable une profonde transformation”. On retrouve cette perversion du sens des mots.

Un bon usage du langage est-il possible en politique ? Existe-t-il une bonne rhétorique ?

    • L’espoir de la discussion, en référence à Habermas, qui s’est beaucoup interrogé sur les conditions d’une bonne discussion dans le champ public. La politique c’est le débat public. Il faut qu’il existe une libre communication des opinions,un espace public que l’état ne verrouille pas. Ce que Kant appelle “pouvoir faire un usage public de la raison”. Dans cet espace public, différents intérêts vont venir s’exprimer (syndicat, partis, association, etc.) qui peuvent faire valoir leur cause. Cela pose la question de l’accès à l’espace public. Le langage politique est fragile : entre le conflit et le consensus. La vie politique est par définition conflit, sinon ça signifie l’Etat écrase la société civile. Ce conflit s’exprime par le langage, et n’est pas séparable de règles de négociations pour arriver à une décision partagée. Le langage permet la confrontation des intérêts, la négociation et l’aboutissement à des décisions. Habermas s’intéresse à une éthique de la discussion : “Idéalement, il doit y avoir une symétrie des participants, une sincérité des propos, et une liberté d’adhésion ». Il faut que le droit intervienne pour garantir une participation équitable au discussion.” A partir de là, il y aura des divergences dans l’interprétation du phénomène et divergence sur les moyens d’y remédier. Il existe une ambiguïté des termes. ex : l’égalité. Il faut mettre de la raison dans ces sujets ambigus difficile. La qualité d’un débat public est de cerner le sens des termes, de discuter honnêtement, sachant qu’on s’affronte. Je vous renvoie à l’article que j’ai rédigé au sujet de Bourdieu, où je complète la pensée d’Habermas

Conclusion

Langage et politique nous amène à une réflexion sur la démocratie comme le régime qui “accepte ses contradictions au point d’institutionnaliser le conflit” d’après Ricoeur. Il y a une nécessité de bien parler (il s’agit d’un devoir éthique et politique), ce qui demande parfois de l’héroïsme. Texte de PATOCHKA “soyons sincère, dans le passé le conformisme n’a jamais amené aucune amélioration de la situation mais une aggravation. Ce qui est nécessaire c’est de se conduire en doutant avec dignité, de ne pas se laisser effrayer et intimidé, ce qu’il faut c’est dire la vérité” ces propos demandent de l’héroïsme, ce qui est le cas de ce philosophe.