Introduction à la série de trois articles sur Platon 

  • Quel est le but de la philosophie pour Platon ? Selon lui, elle sert à atteindre le bien, et doit nous permettre de nous détacher de notre corps (c’est-à-dire d’accepter la mort, voire de la désirer). Pourquoi se détacher de notre corps ? Notre corps empêche l’âme d’entretenir une relation avec les Idées éternelles, condition nécessaire pour atteindre le Bien. C’est le sens de cette célèbre formule, préconisée par Platon, où il affirme qu’il ne faut « s’occup[er] de rien d’autre que de mourir et d’être mort » [Phédon, 64a (trad. M. Dixsaut, Paris, Flammarion, 1991)]
  • A partir de cette définition de la philosophie, on pourrait aisément conclure que Platon est un ennemi mortel du corps, qu’il le condamne fermement.
  • Détrompez-vous ! La position de Platon à l’égard du corps est plus subtile qu’une pure et simple condamnation. Si dans le Cratyle, il définit le corps comme le « tombeau de l’âme », à d’autres passages il le désigne comme le « signe » et le « garde » de l’âme.  Dans le Timée, célèbre ouvrage de cosmogonie (c’est-à-dire qu’il retrace l’origine du monde), il explique que le démiurge qui a créé le corps l’a fait à partir d’une matière anomique (sans loi) et impure mais qu’il a été créé pour l’âme et en fonction d’elle. Il est donc difficile de conclure que Platon condamne le corps en lui-même ; toutefois, nous verrons que c’est un certain usage du corps qui est condamné et que Platon valorise un rapport au corps qui permet de remplir ses fonctions initiales.

I) Accueillir la mort « plein de confiance et d’espoir »

  • Platon, disciple de Socrate, raconte dans le Phédon le dernier jour de la vie de son maître, condamné par le peuple grec à boire la ciguë. Dans ce récit, Platon décrit Socrate comme « plein de confiance et d’espoir » car celui-ci est convaincu de l’immortalité de l’âme. Loin d’être inquiété par sa mort, Socrate est préoccupé par la peine que ressentent ses disciples. Ce dernier jour, pour Socrate, doit être consacré à expliquer l’importance de la mort dans la vie d’un philosophe :

« Il me paraît raisonnable de penser qu’un homme qui a réellement passé toute sa vie dans la philosophie est, quand il va mourir, plein de confiance et d’espoir que c’est là-bas qu’il obtiendra les biens les plus grands quand il aura cessé de vivre. » [Ibid. 63e-64a]

  • Pourquoi la mort est-elle si facilement acceptée par Socrate ? Quels espoirs nourrit-il pour sa vie après la mort ? Il faut revenir à sa conception de la philosophie et à celle de l’âme et du corps chez Platon.

II) La primauté de l’intelligible sur le sensible

  • La philosophie de Platon et de Socrate repose en premier lieu sur la distinction entre l’âme et le corps et sur la supériorité de l’âme par rapport au corps.
  • Platon distingue le monde intelligible (le monde des Idées, celui de l’âme) du monde sensible (le monde matériel, celui du corps)
  • C’est à partir du critère de la permanence que Platon établit cette hiérarchisation entre âme et corps : il valorise le permanent sur le mouvant, l’immortel sur l’éphémère. Or, selon lui, le propre du monde sensible est d’être éphémère tandis que le monde des Idées est éternel. Par conséquent, le corps qui appartient au monde sensible, et qui est donc corruptible et mortel, est inférieur à l’âme dont la vie est immortelle.
  • L’âme est immortelle, et selon Platon, sa vie est faite d’une succession de périodes d’incarnation et de période de « désincarnation », c’est-à-dire qu’elle se sépare du corps. Ce cycle, d’incarnations et de désincarnations de l’âme dans le corps, débute par un séjour dans le monde des Idées.
  • C’est pour cela que Socrate dit que « le corps est le tombeau de l’âme » : il l’enterre dans le monde corruptible au lieu de la laisser séjourner dans le monde des Idées, ce qu’elle désire réaliser par nature :

« Tu sais, en réalité, nous sommes morts. Je l’ai déjà entendu dire par des hommes qui s’y connaissent : ils soutiennent qu’à présent nous sommes morts, que notre corps est un tombeau. » [Gorgias, 492e-494a (trad. M. Canto-Sperber, Paris, Flammarion, 1987)]

  • La mort dont parle Socrate n’est pas une mort matérielle : rassurez-vous, votre corps est bel et bien vivant dans ce monde matériel. Ce que veut signifier Socrate, c’est que le corps est un lieu de mort spirituelle pour l’âme. L’incarnation de l’âme dans un corps n’est que passagère, ce n’est qu’une étape dans la vie de l’âme : cette incarnation signe la “mort” de l’âme. La bonne vie de l’âme c’est lorsqu’elle se désincarne du corps, lorsque notre corps meurt : l’âme peut alors rejoindre à nouveau le monde des Idées.

III) Le corps, obstacle au savoir, obstacle au bien

  • Pourquoi le philosophe doit-il désirer mourir à tout prix et rejoindre ainsi le monde des Idées ? Que se passe-t-il de si exaltant dans ce monde ? Il faut revenir aux fondamentaux de la pensée platonicienne. Il faut tout d’abord définir l’objectif d’un philosophe : celui-ci recherche le bien. Le bien se trouve dans le savoir, et le le monde des idées est le monde du savoir. Seul l’âme permet de nous relier au monde des idées, nous reliant ainsi au savoir et donc au bien, quête ultime du philosophe. C’est pourquoi le corps n’est qu’un obstacle à la relation entre l’âme et les Idées, et donc est un obstacle pour atteindre le bien :

« L’âme raisonne le plus parfaitement quand ne viennent la perturber ni audition, ni vision, ni douleur, ni plaisir aucun ; quand au contraire elle se concentre le plus possible en elle-même et envoie poliment promener le corps ; quand rompant autant qu’elle en est capable toute association comme tout contact avec lui, elle aspire à ce qui est. » [Phédon, 65c (trad. Cit.)]

Socrate condamne le corps, il est un mal dont on doit se séparer car :

  • Le corps empêche d’atteindre la science : il ne nous met pas au contact avec le savoir mais avec des apparences sensibles contradictoires, plus précisément avec des images trompeuses de la réalité. Seule l’âme permet de percevoir l’essence des choses, le corps, lui, nous trompe. Ainsi, seule l’âme peut s’élever vers le bien et atteindre la vérité.
  • D’autre part, du fait des troubles permanents qu’il occasionne (la faim, la soif, la fatigue, etc.), il détourne notre âme dans sa quête de la vérité.

« Désirs, appétits, peurs, simulacres en tout genre, futilités, il nous en remplit si bien que, comme on dit, pour de vrai et pour de bon, à cause de lui il ne nous sera jamais possible de penser, et sur rien. » [Ibid., 66b-c]