Lorsque l’on prépare une épreuve sur une notion, il est de bon aloi de se tourner vers les grands penseurs. Si leurs idées ont traversé les siècles pour nous atteindre, c’est notamment parce qu’elles disent toujours quelque chose du monde : et c’est le cas de le dire cette année ! En effet, si Platon nous paraît lointain voire quelque peu exotique, sa pensée reste extrêmement féconde pour traiter cette notion.

Comment la pensée du monde se déploie-t-elle chez Platon, autrement que dans la célèbre allégorie de la caverne, que tout candidat maîtrisera ? Comment faire la différence au concours, tout en s’appuyant sur une référence de taille ? Nous allons ici te présenter en détail ce que Platon appelle le “monde intelligible”, dans son rapport notamment avec le monde sensible. Un second article consacré au Timée t’expliquera la manière dont Platon conçoit la naissance du monde.

Conseil méthodologique : les éditions à privilégier pour lire Platon

De l’utilité du GF

Il est très important de bien choisir ses traductions lorsque l’on travaille des textes antiques. La langue grecque est en effet assez étrangère à la nôtre, et certaines traductions sont moins limpides que d’autres.

Or, en année de concours, vous n’avez pas le loisir de ne pas comprendre une traduction. Comprendre les idées en français prend déjà suffisamment de temps ! Pour notre part, nous utiliserons ici les traductions de L. Brisson, parues en GF.

Si Platon fait partie des auteurs que tu souhaites travailler pour l’épreuve de Culture Générale, il te faut en effet privilégier les éditions GF : ce sont les plus limpides. Elles contiennent par ailleurs des notices explicatives très éclairantes, qui faciliteront tes lectures et tes révisions. Enfin, elles ont pour dernier avantage, mais pas des moindres, d’être parmi les moins onéreuses.

Que les khâgneux notent aussi !

Ce conseil vaut également pour les khâgneux. Que le prix et la qualité du papier GF ne vous induisent pas en erreur : ces éditions, en tout cas pour Platon, restent une référence ! Soit dit en passant, si d’aventure vous souhaitez approfondir la cosmologie platonicienne, consultez également notre fiche sur le Timée spécialement dédiée et adaptée à l’épreuve de spécialité Lyon sur “Le monde”, qui n’a bien entendu pas les mêmes exigences que l’épreuve de Culture Générale des prépas ECG.

Pas de panique donc pour ces derniers : continuez votre lecture, et ne vous préoccupez pas d’un concours qui ne vous concerne pas. Vous avez déjà assez à faire avec le vôtre ! Passons donc sans tarder au fameux monde de Platon.

I. CE QU’EST LE MONDE POUR PLATON

A. Rappel : la conception antique du kosmos

Il faut avant tout rappeler la conception particulière que se font les Grecs de la notion de monde.

A l’Antiquité, en effet, le monde n’est pas celui que l’on pense maintenant. Il n’est pas un ensemble d’habitants terrestres, dénommable, identifiable dans l’espace et le temps. Il est d’abord et avant tout un concept traduisant l’idée d’ordre : le kosmos.

Pour un Grec, le monde désigne ainsi non pas la sphère terrestre, mais l’ensemble de ce qui existe, une totalité. On comprend donc qu’il est une notion cruciale : le monde est ce qui englobe l’ensemble du réel, des Hommes aux lois de la nature.

Si l’acception de la notion de monde diffère évidemment grandement selon les auteurs, il faut donc retenir que la notion antique de monde implique une totalité close, qui englobe l’ensemble de ce qui existe. Retiens également qu’en grec, le mot signifiant le monde, kosmos, signifie aussi l’ordre, et plus : le bel ordre.

B. Le chorismos : la séparation entre le sensible et l’intelligible

Platon opère une différenciation entre deux types de réalités : le monde sensible d’une part, et le lieu intelligible d’autre part. Or, il faut comprendre ce que sont ces deux types de réalité à ces yeux, et pourquoi elles sont séparées.

Selon Platon, nos sens nous donnent accès à un monde qui n’est pas le réel par excellence, mais une image de celui-ci. Ainsi, nous sommes semblables au prisonnier contemplant les ombres. Le monde dont nos sens nous informent est le monde sensible.

Or, au-delà de ce monde sensible se trouve ce qu’on appelle le “monde des Idées”, son modèle. Celui-ci contient les Formes, qui sont des entités uniques et absolues : elles regroupent l’universel de chaque être singulier sur terre.

L’Idée de table, par exemple, regroupe en elle toutes les tables existantes. L’entreprise de la pensée platonicienne est ainsi d’accéder aux Formes, ou Idées. Dans l’Hippias majeur, par exemple, Socrate ne se contente pas de savoir ce qui est beauune “belle jeune fille” ? Une marmite ?. Il cherche à connaître ce qu’est le Beau.

Il ne s’agit en effet pas de connaître les multiples déclinaisons de l’Idée au sein du monde sensible, mais l’Idée, l’en soi, située au-delà de ce monde. En effet, contrairement au monde sensible, où les choses sont multiples et changent sans cesse, en proie au temps et donc au devenir (genesis), le monde intelligible contient ainsi des entités stables. Elles restent les mêmes, de toute éternité : ce sont ces eide (pluriel d’eidos).

Cette séparation entre deux réalités, l’un subissant le devenir et l’autre éternel, est le chorismos. Elle est fondamentale pour comprendre la cosmologie platonicienne : le monde sensible est monde parce qu’il est radicalement séparé de l’intelligible. Il forme une entité à part, clôturée car différente par nature de l’intelligible. Le monde est donc pour Platon un pan spécifique de la réalité : autrement dit, le cosmique est ontologique.

C. Le lieu des Idées chez Platon n’est pas un “monde intelligible” : la notion de kosmos noetos

Mais cela ne signifie pas que tout pan de la réalité est pour Platon un monde ! En effet, ce qu’il appelle “le lieu supracéleste” n’en est pas un, en tout cas si on prend les textes platoniciens au pied de la lettre. Retiens donc qu’il est faux de dire du lieu des Formes (topos noetos) qu’il est un “monde intelligible” (kosmos noetos) !

Si Platon emploie bien l’expression de “monde sensible”, il n’a en effet jamais utilisé le terme de monde des Idées : il n’apparaît dans aucun de ses textes. Cette expression a en fait été employée pour la première fois par Philon d’Alexandrie, penseur néoplatonicien du Ier siècle après J-C.

Par la suite, elle est surtout employée et conceptualisée par Plotin. Tu peux retrouver ici notre article sur le concept de monde dans sa pensée. Peu connu des candidats en ECG, Plotin est pourtant très intéressant pour traiter la notion de monde. Il te permettra donc de faire la différence au concours.

En revanche, si l’expression de kosmos noetos n’a pas de sens dans un langage platonicien, il faut tout de même retenir cette idée cruciale : le lieu des Formes est au-delà de notre monde.

Mais cela pose un autre problème. Si les Formes sont le lieu du Vrai, mais que ce lieu est extérieur à notre monde, peut-on jamais connaître le Vrai ? Et si oui, comment ?

II. QUEL DISCOURS POUR RENDRE RAISON DU MONDE ? LE RAPPORT ENTRE MONDE ET PENSEE

A. L’impossibilité d’un discours “digne” du suprasensible pour le commun des mortels  : l’exemple du Phèdre

Les Formes sont ailleurs, certes. Mais alors comment les atteindre ? L’idée que l’on se fait de la pensée platonicienne est que l’on peut connaître l’intelligible d’abord par la pensée.

Or, il ne s’agit pas de n’importe quelle pensée : il faut un certain type de discours. En effet, en grec, le discours et la pensée sont désignés par le même nom : le logos. De quel type de logos faut-il donc user pour dire l’intelligible ?

Il faut qu’il corresponde à la réalité des Formes, c’est-à-dire à leur perfection. Or, le monde sensible est le lieu de la genesis, c’est-à-dire du devenir. Dès lors, comment un discours ancré dans le changement peut-il dire l’immuable ? N’est-on pas condamné, car appartenant au monde sensible, à ne jamais rien pouvoir dire de l’intelligible, et donc à ne jamais connaître le Vrai, puisque celui-ci n’est logé que là-bas ? Voici en effet ce que l’on peut lire dans le Phèdre :

Ce lieu qui se trouve au-dessus du ciel, aucun poète, parmi ceux ici-bas (…), ne chantera en son honneur un hymne qui en soit digne.

Ici, Platon insiste bien sur le chorismos, c’est-à-dire la séparation entre le “lieu (…) au dessus du ciel” et le monde sensible “ici-bas. C’est à cause de cette séparation radicale que le poète ne peut pas atteindre l’intelligible, n’en déplaise à Apollinaire ou à Baudelaire ! Mais si la poésie ne peut dire les Formes, n’y a-t-il pas un autre type de discours qui en soit capable ?

B. Mais alors quel discours adopter pour parler du monde ? L’exemple du Timée

Le Timée est le texte platonicien par excellence sur la notion de monde. Nous te conseillons donc vivement sa lecture, ainsi que celle de notre article consacré. Il s’agit vraiment d’un texte rentable pour une année de concours sur cette notion. En effet, Platon y aborde toutes les questions cruciales sur le concept de monde : sa nature, son origine, le problème du démiurge, etc. Tu remarqueras d’ailleurs, en consultant notre liste de sujets possibles, qu’ils sont tous traitables, sans exception, avec Platon !

Nous nous focaliserons ici sur la question du discours adapté au “concert du monde“. Cette expression de Platon dans le Timée désigne l’harmonie du monde, sa perfection. Il s’agit donc de trouver un discours qui soit aussi ordonné que le kosmos.

L’interlocuteur de Socrate est Timée, astronome qui donne son nom au dialogue : il a pour ambition de “pénétrer la nature de l’univers” . Or, il précise bien que le discours est insuffisant pour le faire :

Nous (…) nous aprêtons à discourir sur l’univers d’une certaine manière (…). Puissè-je mettre la plus grande clarté possible dans l’exposé de ma pensée (…). Si nous proposons des explications qui ne sont pas des images plus infidèles qu’une autre, il faut nous en contenter, et nous souvenant que moi qui parle et vous qui êtes mes juges sommes d’humaine nature, de sorte que, si en ces matières, on nous propose un mythe vraisemblable, il ne sied pas de chercher plus loin.

Timée insiste ainsi sur les limites du logos pour dire le monde. En tant que nous sommes mortels, et donc finis, notre discours ne peut contenir ce qui nous dépasse, l’intelligible relevant du divin. Le discours sur l’intelligible doit donc s’extraire du monde sensible, d’une manière ou d’une autre. Ce n’est ainsi qu’il peut être “digne” de cet intelligible.

C. Le mythe, ou le “discours vraisemblable” sur le monde

Tant que nous sommes ici-bas, ce que l’on dit du réel ne peut être que “vraisemblable” et non pas vrai. Le monde sensible étant l’image du modèle intelligible, le discours au sein de ce monde sensible est semblable au vrai, et non pas identique à lui. D’où l’utilisation d’un mythe vraisemblable, et non pas du seul discours rationnel. Le logos ne suffit pas. Note également qu’en grec, logos s’oppose à muthos.

Attention : cela ne signifie pas que le monde sensible est entièrement condamnable, et que le corps est un “tombeau de l’âme” total, qui empêcherait celle-ci de s’envoler vers le ciel des Idées ! Si tu veux comprendre pourquoi, nous te renvoyons à notre série d’articles sur le statut de celui-ci chez Platon. Leur lecture te permettra de nuancer ta pensée dans tes copies, en approfondissant la conception platonicienne du monde sensible.

Mais si Timée insiste sur l’insuffisance du discours pour dire le monde, alors pourquoi en parle-t-il sur des pages et des pages ? Ne devrait-on pas préférer le silence à un discours inadapté à la nature de son objet ? C’est qu’aux yeux de Platon, un être parmi tous les mortels est davantage habilité à dire le monde. Il s’agit, évidemment, du philosophe.

D. Il ne s’agit pas de dire le monde définitivement, mais de le dire autant que faire se peut

Un discours spécifique peut donc prétendre dire le monde : celui du philosophe. Mais Platon ne se contredit pas en prétendant d’un coup que comme par magie, un être supérieur peut dire le réel. En réalité, comme Timée, le philosophe ne peut jamais rendre raison de l’intelligible dans sa perfection la plus totale.

En effet, si le philosophe peut contempler l’intelligible, c’est qu’il le saisit par la pensée. Or, celle-ci est également inscrite dans le devenir. La seule différence, c’est que le philosophe peut atteindre un certain état, la contemplation, dans lequel sa pensée entre en harmonie totale avec l’ordre du lieu des Formes.

Le philosophe contemple ces Formes par la réminiscence. On peut lire en effet dans le Ménon que “pour l’âme, apprendre, c’est se remémorer les choses dont elle avait auparavant la connaissance. Selon Platon, notre âme a en effet une parenté avec l’intelligible et son harmonie. Ainsi, elle peut contempler celui-ci, son ordre s’alignant avec le sien.

De plus, dans le topos noetos, les Formes sont reliées entre elles. Contempler une Forme permet de toutes les contempler. On peut donc dire que le lieu intelligible, s’il n’est pas un monde, est un système, au sens où toutes ses composantes sont reliées entre elles.

D’où l’importance du discours pour Platon : comme la pensée, il doit être le plus apparent possible à l’intelligible. Autrement dit, il doit tenter d’être le plus proche du Vrai. Mais si le logos, et donc la pensée, s’apparentent au lieu intelligible, cela veut-il dire que la pensée fait monde ?

E. Le rapport entre monde et pensée : l’idéalisme platonicien

Nous l’avons dit et redit : le logos désigne à la fois le discours et la pensée. Ce que le discours peut appréhender correspond donc à ce qui peut être pensé. L’objet saisissable par la pensée est ce qui est intelligible.

Cela signifie-t-il que la pensée crée le monde ? On a en effet pu reprocher à Platon de faire des contenus de pensée la nature du réel. Mais chez Platon, les Formes existent avant le monde sensible ! Simplement, la pensée a le pouvoir de les contempler.

Néanmoins, il est vrai qu’il y a chez Platon un primat de la pensée sur le monde sensible. C’est ce qu’on appelle l’idéalisme, dont il est donc un des premiers grands représentants. Il s’agit d’un courant de pensée qui défend l’identité du monde (au sens du réel) et de la pensée.

E. Idéalisme et réalisme : deux pensées du monde

L’idéalisme s’oppose au réalisme. Celui-ci soutient que le monde existe en dehors des catégories de notre raison. D’autres grands idéalistes sont Descartes, Kant, Fichte, Schelling, ou encore Hegel. Nous détaillons leur conception spécifique de la notion de monde dans chacun des articles consacrés.

Car il faut enfin retenir que si l’idéalisme désigne un certain courant de pensée, celui-ci n’est pas pour autant unifié. Les penseurs dits idéalistes ne sont pas interchangeables ! L’idéalisme de Kant, qu’on appelle transcendantal, n’est par exemple pas du tout celui de Platon. Certains taxent même ce dernier de réaliste : c’est dire qu’une étiquette telle que celle-ci n’a pas beaucoup de valeur en soi.

Chaque pensée contient ses nuances et ses spécificités. Les penseurs passent d’ailleurs la plupart de leur temps à expliquer pourquoi leurs prédecesseurs ont tort. Il faut donc éviter de renvoyer plusieurs doctrines dos à dos, même lorsqu’on désigne du même nom la mouvance à laquelle elles appartiennent !

Conclusion

Platon est un philosophe idéaliste : les notions de réel et de monde qu’il défend sont indissociables de sa conception de la pensée.

Ainsi, le monde n’est saisissable que par un certain type de logos. Celui-ci doit donc être adéquat, c’est-à-dire aussi harmonieux que le kosmos, qui désigne l’ordre. Le monde pose donc un défi à la pensée, qui doit s’élever pour atteindre sa perfection et en être “digne”. N’importe qui ne peut donc pas discourir sur le monde.

Le philosophe est celui qui a ce privilège : en tant qu’il pratique l’art de penser, il oriente son âme vers le lieu intelligible, que celle-ci peut donc atteindre en épousant son immuabilité. C’est la contemplation. Lorsqu’il l’atteint, le sage platonicien est donc, en quelque sorte, hors du monde, entendu comme monde sensible : son âme est davantage apparentée à l’intelligible.

Reste à savoir d’où vient le monde, question que Platon se pose dans le Timée.

Tu peux consulter ici tous nos articles sur la notion de monde. N’hésite pas à lire notre présentation du programme pour en réviser les grands jalons, ni à écouter notre podcast sur “Le monde” pendant que tu fais tes courses.