Quand vous serez bien vieille

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :
Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle.

Lors, vous n’aurez servante oyant telle nouvelle,
Déjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui au bruit de mon nom ne s’aille réveillant,
Bénissant votre nom de louange immortelle.

Je serai sous la terre et fantôme sans os :
Par les ombres myrteux je prendrai mon repos :
Vous serez au foyer une vieille accroupie,

Regrettant mon amour et votre fier dédain.
Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain :
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.

Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, 1578

La vieillesse, malédiction de la Muse

Dans le poème ci-dessus, Ronsard cherche à séduire une femme, ou plus particulièrement à répondre à celle qui a refusé ses avances. Il l’invite à profiter de l’amour tant qu’elle est encore jeune, puisque plus personne ne voudra d’elle lorsqu’elle aura vieilli.

La vieillesse chez Ronsard : réalisme et laideur

Ainsi, la vieillesse est peinte de façon réaliste et désespérante. Il décrit d’abord une vie monotone de femme âgée en insistant sur ses occupations, avec par exemple « dévidant et filant » v.2, ainsi que sur sa vieillesse : elle est dans le « soir » de sa vie v.1, sa flamme vitale va bientôt s’éteindre. Il appuie sur l’opposition entre le futur : « Quand vous serez bien vieille » v.2 et le passé : « Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle » v.4. Le poète narrateur est déjà mort mais reste célèbre pour sa grandeur d’esprit, son absence n’est donc pas regrettable. Tandis que pour la Muse, vieille et esseulée, la laideur est un gâchis.

De plus, un ensemble d’éléments rendent morose le tableau que Ronsard dessine de la vieillesse. Des assonances en « an » ajoutent de la gravité au poème, comme un chant funéraire : « dévidant et filant » v.2, « temps » v.4, etc. Les verbes, au sens pesant, annoncent une vieillesse difficilement supportable. Hélène ne peut plus agir à cause de son corps qui s’affaiblit et sombre dans l’inactivité : « sommeiller » v.6, « accroupie » v.11 ; ou bien dans une activité triste et répétitive avec les gérondifs « dévidant et filant » v.2. Elle est gouvernée par la frilosité, l’ennui et les visions d’horreur, comme au v.9 : « Je serai sous la terre et fantôme sans os ». Finalement, les derniers vers sonnent comme une chute : l’impératif et l’opposition entre présent et futur donnent un caractère solennel et inévitable de son sort.

Les douze premiers vers sont organisés de façon à décrire la future vieillesse d’Hélène comme désolante, où la vieillesse est omniprésente. Le premier quatrain prédit les regrets d’Hélène lorsqu’elle sera vieille, se souvenant avec nostalgie du temps où sa beauté lui avait permis de devenir la muse d’un célèbre poète : « Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle » v.4.

Vieillesse de la Muse, immortalité du poète

Vieillir, c’est se souvenir, ou regretter de ne pas s’être fait plus de souvenirs. Le futur de « vous […] direz » v.1-3 pose ces vers comme une prédiction qui ne saurait qu’arriver. Pour insister sur cette idée, le deuxième quatrain se concentre sur le poète, sa gloire posthume qui justifie qu’être sa muse est un grand privilège : il « béniss[ait] [son] nom » v.8.

Le premier tercet établit quant à lui un parallèle entre la mort de Ronsard et la déchéance physique d’Hélène : la Muse ne semble avoir comme atout que sa beauté, tout en sachant que celle-ci flétrira avec le temps. Le « je » des tercets s’oppose au « vous » des quatrains et traduit l’impossibilité physique future qu’Hélène et Ronsard d’être ensemble. Ce poème peut être mis en parallèle avec un autre, très connu, de Ronsard : « Mignonne, allons voir si la rose ». Les deux poèmes évoquent tous les deux la rose, symbole de la femme, belle mais périssable.

La vieillesse de la femme est donc décrite comme un état pitoyable de laideur et de solitude : c’est le corps de la Muse qui lui permet sa vie sociale. Ronsard lui explique que lorsqu’une femme se retrouve privée de sa beauté, plus personne ne chante ses louanges. Ronsard les appelle donc, à travers ses conseils à Hélène, à consommer pleinement leur jeunesse, en attendant la menaçante vieillesse. Le poème montre une image dégradante de la vieillesse et donc d’Hélène. Il oppose un ennui certain de quelqu’un qui fut une muse, et un poète déjà mort, mais plus vivant que la muse puisque resté célèbre pour son oeuvre.

Le Carpe Diem

Qu’est-ce que la philosophie du « Carpe Diem » ?

Rappelons que « Carpe Diem » est une locution latine tirée d’un poème d’Horace, qui fut traduite en français par : « Cueille le jour présent sans te soucier du lendemain ». C’est le « hic et nunc », latin aussi : il faut vivre dans l’« ici et maintenant ». Les mots de Ronsard sont donc une référence tacite à ce classique de la philosophie. C’est d’une morale hédoniste et épicurienne (dont nous parlerons dans de prochains articles…) que Ronsard s’inspire dans ce poème : celles-ci préconisent la recherche du plaisir sensible et invitent à profiter du moment présent.

Le Carpe Diem chez Ronsard : un argument pour inciter à la débauche

La fin du poème détient une morale épicurienne : rien d’étonnant à cela, puisque l’Antiquité faisait son grand retour lors de la Renaissance, époque de Ronsard. En effet, au-delà de l’appel à la prise de conscience d’Hélène, Ronsard achève son poème avec une morale que sa Muse est invitée à suivre. Alors que les douze premiers vers la condamnaient à un sort désolant et sans appel, les vers 13 et 14 résonnent comme une chute : ils ne font plus référence aux thèmes de l’amour ou de la beauté exploités précédemment dans le poème.

Il invoque cette morale au travers d’un dialogue fictif pour répondre aux regrets d’Hélène du début. Cette apostrophe est un retour dans la temporalité où Ronsard écrit le poème ; lorsque Hélène n’est pas vieille et le poète toujours en vie. De fait, il lui propose un Carpe Diem : « cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie » v.14 appelle Hélène à profiter de l’instant présent et à se laisser aller à la consommation charnelle. Il renforce cet appel en l’encadrant des mots « vivez », « demain », et « vie », ainsi qu’en opposant le verbe « direz » v.3 au verbe « vivez » v.13.

Le poète, au-delà d’un simple corps

Le but premier du poème est de reprocher à une femme de ne pas répondre favorablement aux avances que Ronsard lui fait ; il répond donc sous la forme d’un poème. La poésie lui permet de capter la beauté mais aussi de la consommer dans ce texte, grâce au conseil du Carpe Diem.

Le pouvoir de la poésie face à la beauté physique périssable

Ainsi, au-delà du simple poème sur l’importance de consommer sa jeunesse, « Quand vous serez bien vieille » est surtout pensé pour louer les pouvoirs de la poésie. La beauté physique des femmes semble ici inférieure à la beauté de la littérature, puisque la louange poétique est « immortelle » v.8 alors que le corps s’enlaidira, et qu’Hélène deviendra une « vieille accroupie » v.11. La beauté physique ne résiste pas aux dommages du temps. Mais le travail d’un poète traverse les générations parfois sans jamais se ternir : le nom de Ronsard fait encore du « bruit » v.7, ce que permet le caractère immortel de la poésie, alors même qu’il sera « sous la terre et fantôme sans os » v.9.

Noter l’inexprimable et fixer des vertiges

Ainsi, le narrateur souhaite convaincre sa muse d’accepter ses avances. De telle façon, Hélène sera presqu’aussi immortelle que le poète qui la chantait, comme le suggèrent les mots placés à la rime du dernier vers de chaque quatrain : « belle » v.4, « immortelle » v.8. La poésie de Ronsard est ainsi un gage d’immortalité pour la beauté d’Hélène.

La déclaration d’amour est d’autant plus particulière que le prénom d’Hélène n’est jamais mentionné, alors que le poète inscrit son propre nom dès le v.4. Il prend Hélène comme point de départ pour se glorifier : depuis le tableau désolant de sa vieillesse anonyme, le nom célèbre et prestigieux de Ronsard retentit encore plus fort. Au travers d’un apparent narcissisme, le poète affirme la puissance de la poésie : elle seule peut rendre un nom immortel. Cette conception de l’art qui permettrait de fixer la beauté et d’échapper aux ravages du temps n’est pas nouvelles et a traversé les époques ; et on pouvait encore la retrouver trois siècles plus tard dans Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde.

A retenir :

  • Ronsard fait d’abord une peinture désespérante de la vieillesse d’Hélène :
                 – Lorsqu’elle sera vieille, plus personne ne louera sa beauté, qui aura disparu.
                 – Elle regrettera même de ne pas s’être donnée à Ronsard, grand poète, qui lui aurait dédié des poèmes transcendant les générations.
  • Mais après avoir dressé le futur désespérant d’Hélène, le poète se veut peu à peu rassurant. Il n’est en effet pas trop tard pour Hélène : le poète a anticipé ses regrets futurs afin de lui prouver qu’elle se doit de profiter de sa jeunesse. Il lui conseille de vivre selon le principe du « Carpe Diem ».
  • Finalement, il apparaît que le poème sur Hélène n’est qu’un prétexte pour vanter la grandeur de la poésie, qui fixe la beauté pour l’éternité, alors que les hommes s’enlaidissent et meurent.

Et pour ceux qui ont du mal avec la littérature… Allez de ce pas écouter « Ronsard 58 » de Gainsbourg, qui est une réécriture moderne de « Quand vous serez bien vieille », sans doute un peu plus fun. La référence est un peu plus facile à retenir 😉